« Marche des libertés » appelée par plusieurs organisations, associations et syndicats pour « combattre les idées d’extrême droite », à Paris, le 12 juin 2021 (AFP/Sameer Al-Doumy)
Par Philippe Marlière
La France d’Emmanuel Macron n’est certes pas la Hongrie d’Orbàn ou la Russie de Poutine, mais elle présente toutes les caractéristiques d’un pays qui connaît une imprégnation néofasciste.
Qu’est-ce que le fascisme ? C’est un régime racialiste, territorialement expansionniste, qui exprime un nationalisme exacerbé et qui repose sur un parti unique aux ordres d’un dirigeant suprême.
Ces critères, qui renvoient aux expériences des années 30-40 en Europe, ne sont pas pertinents pour analyser la résurgence de ce courant aujourd’hui. Si aucun pays européen ne semble en effet sous la coupe d’un tel gouvernement, une ambiance fasciste est pourtant bien de retour en Europe.
Un néofascisme dans l’air du temps
Pour marquer une différence avec l’environnement politique des années 30, nommons « néofascisme » l’atmosphère politique qui parcourt l’essentiel du champ politique européen aujourd’hui, de l’extrême droite jusqu’à un marais centriste.
Cette ambiance néofasciste corrompt les institutions démocratiques sans les abolir totalement, comme le montre le gouvernement de Viktor Orbàn en Hongrie. Le politiste américain Fareed Zakaria a nommé « démocratie illibérale » ce néofascisme ambivalent. Le terme désigne des gouvernements qui combinent un système d’élections libres et l’absence d’une culture et d’institutions propres au libéralisme constitutionnel (séparation des pouvoirs, État de droit, droits fondamentaux).
Les débats politiques qui mettaient face à face une gauche et une droite et des traditions politiques distinctes ont été remplacés par une foire d’empoigne médiatique autour de « guerres culturelles » reposant sur des « valeurs », la laïcité et la république en particulier
À quoi reconnaît-on ce néofascisme ? Le politiste Zeev Sternhell en a recensé les traits principaux : l’érosion progressive des libertés publiques, la remise en cause des valeurs humanistes et du libéralisme politique (en France, on dira le rejet des Lumières), les attaques contre la démocratie, la règle de droit et la séparation des pouvoirs. On pourrait ajouter les attaques contre les personnes et les mouvements qui défendent ces principes, c’est-à-dire la gauche anticapitaliste, libérale, féministe ou écologiste.
L’anti-intellectualisme, le virilisme (et son corollaire, l’homophobie), la xénophobie et le racisme accompagnent souvent le climat néofasciste. Celui-ci est davantage une Zeitgeist qu’une idéologie clairement articulée. Il n’est pas étonnant que le néofascisme aime se fondre dans la nébuleuse populiste, celle des chefs démagogues qui parlent au nom du « peuple » contre les « élites ».
La France immunisée contre le fascisme ?
La France d’Emmanuel Macron n’est certes pas la Hongrie d’Orbàn ou la Russie de Poutine, mais elle présente toutes les caractéristiques d’un pays qui connaît une imprégnation néofasciste. Il ne suffit pas de constater que le fascisme chimiquement pur est né en Italie, et de reprendre la thèse d’historiens (français) selon laquelle la France a été « immunisée » contre le fascisme dans les années 30-40, pour clore le débat.
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L’historien René Rémond a estimé que le fascisme, comme courant doctrinaire, n’avait jamais existé en France. Il a noté que celui-ci avait été réduit à quelques groupuscules marginaux et sans influence. D’après lui, le gouvernement de Vichy n’est parvenu au pouvoir qu’à l’issue de circonstances exceptionnelles (l’invasion de la France par l’Allemagne). Par conséquent, la France aurait « échappé » au fascisme.
Cette thèse de « l’immunité » au fascisme a été magistralement déconstruite par Zeev Sternhell. Le politiste israélien a, au contraire, estimé que la France avait été le vrai berceau du fascisme en Europe dès le début du XXe siècle.
Le courant fasciste français est né en France avant la Première Guerre mondiale de la rencontre d’un nationalisme antirépublicain (celui de l’Action française) et du syndicalisme révolutionnaire (Georges Sorel, Georges Valois et le Cercle Proudhon).
Selon Sternhell, la France offrirait les conditions idéales au développement du fascisme du fait de sa tradition antilibérale, son organicisme (qui met l’accent sur « l’indivisibilité de la nation », idée au cœur du récit révolutionnaire et républicain français), son dédain pour l’individualisme, le parlementarisme ou les corps intermédiaires.
Ces tropismes ne sont pas en soi « fascistes », mais ils sont compatibles avec les nationalismes d’extrême droite, de droite et de gauche qui traversent la société française.
Dans Ni droite, ni gauche, Sternhell a montré que le fascisme français des années 30 était, pour une large part, propulsé par des personnalités de gauche issues du mouvement socialiste, des théoriciens marxistes (Georges Sorel et Henri De Man) et du syndicalisme révolutionnaire. Les marxistes français, comme Sorel, étaient des révisionnistes. Ce dernier estimait que le prolétariat n’était plus la force motrice de la révolution. Il y substitua la nation et la tradition comme les seules forces capables d’endiguer la « décadence ».
Si la France a produit avec les Lumières une tradition politique rationaliste, humaniste et universaliste, elle a aussi son pendant irrationnel, chauvin et raciste. Les deux tendances coexistent depuis la révolution de 1789.
C’est ainsi que la « parenthèse de Vichy » (autre mythe entretenu, notamment par Charles de Gaulle) n’en était pas une. Comme l’a montré Gérard Noiriel, Vichy s’est construit à partir des laissés-pour-compte du régime de la IIIe République : la bourgeoisie notable et la paysannerie. C’est le personnel politique républicain qui a porté Pétain au pouvoir et qui a géré avec lui sa politique antisémite et de collaboration.
Retour des vieux démons
La France de 2021 est de nouveau en proie à ses vieux démons, comme dans les 30 et 40 : son héritage rationaliste et humaniste est de plus en plus contesté, à droite, mais aussi à gauche.
Les débats politiques qui mettaient face à face une gauche et une droite et des traditions politiques distinctes ont été remplacés par une foire d’empoigne médiatique autour de « guerres culturelles » reposant sur des « valeurs », la laïcité et la république en particulier.
Ces notions, autrefois de gauche, ont été vidées de leur contenu émancipateur et égalitaire et sont passées à droite. Elles servent de trame à un récit national homogénéisant qui tente laborieusement d’esquisser une « francité menacée ». Selon l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus, un « grand remplacement » ethnoculturel (par des citoyens français qui sont des Arabes musulmans) menacerait les « Français de souche ».
La liberté d’expression est brandie pour injurier, humilier et attaquer des minorités victimes de discriminations ou normaliser l’islamophobie, comme si exprimer des propos racistes et insultants était une liberté publique
L’antirationalisme et l’anti-intellectualisme prospèrent partout : à gauche sous la forme d’un anticapitalisme verbal échevelé, un abandon de l’internationalisme et un discours « anti-élites » qui a tendance à personnaliser des combats au lieu de critiquer les structures de l’exploitation capitaliste. La « haine de Macron », notamment perceptible chez certains « gilets jaunes » et au sein du mouvement anti-pass sanitaire, remplace toute critique politique concrète de sa présidence.
La controverse sur « l’islamogauchisme » des universitaires a été créée de toutes pièces par le gouvernement. Cette campagne calomnieuse vise à détruire les réputations et les carrières de chercheurs dont la « faute » consiste à rendre compte de discriminations traditionnellement ignorées en France : celles liées au genre et à la race.
Enfin, l’offensive « anti-woke » offre un prêt-à-penser réactionnaire qui, telle la novlangue orwellienne, incrimine les victimes des discriminations raciales (le comité Adama Traoré, l’hostilité à l’égard du mouvement Black Lives Matter) ou de genre (les réunions de groupes de paroles non mixtes, l’écriture inclusive).
La liberté d’expression est brandie pour injurier, humilier et attaquer des minorités victimes de discriminations ou normaliser l’islamophobie, comme si exprimer des propos racistes et insultants était une liberté publique.
À la suite des attentats terroristes islamistes, le discours islamophobe et la répression antimusulmane ont été normalisés au sein même du gouvernement (la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France sur des bases juridiques non établies). Le contrôle du corps des femmes racisées redouble, plus de 30 ans après les premières interdictions du port du hijab dans les écoles.
Le débat sur la vaccination contre le COVID entraîne, à droite et à gauche, des débordements rhétoriques aussi ridicules qu’inquiétants : notons le scepticisme anti-vaccin et les points de vue anti-science (repris par des médecins et des universitaires), les « résistants » au vaccin qui arborent une étoile jaune ou qui estiment que demander au public de se vacciner équivaut à instaurer une dictature de type nord-coréen ou un Apartheid sud-africain.
Que les populations pauvres et racisées des banlieues ne fassent plus confiance au gouvernement, y compris pour la vaccination, est compréhensible tant ces personnes ont été délaissées depuis le début de la pandémie. Mais la majorité vocale des « antivax » est issue des classes moyennes actives sur les réseaux sociaux.
Tels les libertariens américains qui s’opposent au contrôle des armes à feu, celles-ci entendent faire usage d’une liberté « négative » (le choix de ne pas se faire vacciner) sans encourir de restrictions à leurs libertés « positives » (l’interdiction d’accès à certains lieux publics au nom de la santé publique). Ce qui devrait clairement apparaître comme un comportement égoïste et opportuniste a acquis le statut de « résistance pour les libertés ».
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Selon le proverbe, le poisson pourrit par la tête. Des membres du gouvernement donnent libre cours à une islamophobie et un anti-intellectualisme décomplexés (Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer ou Frédérique Vidal, notamment dans le débat sur « l’islamogauchisme »).
Le racisme est normalisé dans les médias (CNews, Europe 1), une partie de la gauche, en voie d’extinction, soutient des syndicats de policiers d’extrême droite ou piétine le principe de la séparation des pouvoirs.
Cette période de confusionnisme idéologique intense est propice aux groupuscules fascistes, racistes et virilistes qui relèvent la tête dans l’impunité et l’indifférence quasi générale. Les violences de la police et son racisme institutionnel renvoient à une normalité républicaine. La désillusion des citoyens vis-à-vis du gouvernement, des partis et des institutions est telle que voter est devenue l’exception. L’intelligentsia de gauche à Saint-Germain-des-Prés préfère voter pour Le Pen plutôt que Mélenchon.
L’imprégnation néofasciste en France est réelle. Comme l’écrit Zeev Sternhell en conclusion de Ni droite, ni gauche : « Il n’existe pas de société, quelle que soit son histoire, quel que soit son héritage, qui soit immunisée contre les forces de destruction engagées par le refus des Lumières. » La France est bien placée pour le savoir.
Philippe Marlière est professeur de sciences politiques à la University College de Londres (UCL). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @PhMarliere
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Publié le 4 septembre 2021 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye
Source : MEE
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