Par Pepe Escobar
Par Pepe Escobar – Le 31 mai 2021 – Source The Saker’s Blog
Pendant que la sino-russo-iranophobie se dissout dans les sanctions et l’hystérie, des cartographes continuent de sculpter le monde qui succédera au post-unilatéralisme occidental.
Et telle est le travail de Nikolai Patrushev et de Yang Jiechi. Ce sont les deux hommes qui gèrent l’entente géopolitique en devenir, pour le compte de leurs patrons Vladimir Poutine et Xi Jinping.
La semaine dernière, Yang Jiechi – le directeur du Bureau de la Commission des affaires étrangères du Comité central du Parti communiste chinois – a rendu visite au secrétaire du Conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrushev, à Moscou. Cette visite s’inscrivait dans le cadre du 16e cycle de consultations stratégiques Chine-Russie en matière de sécurité.
Il est intéressant de noter que la rencontre Yang-Patrushev s’est déroulée entre la réunion Blinken-Lavrov, en marge du sommet du Conseil de l’Arctique à Reykjavik, et la prochaine rencontre Poutine-Biden, la plus importante, qui aura lieu à Genève le 16 juin (peut-être à l’hôtel Intercontinental, où Reagan et Gorbatchev se sont rencontrés en 1985).
Les Occidentaux espèrent que cette rencontre pourrait annoncer une sorte de retour à la « prévisibilité et à la stabilité » dans les relations actuellement très tendues entre les États-Unis et la Russie.
C’est un vœu pieux. Poutine, Patrushev et Lavrov ne se font pas d’illusions. D’autant plus qu’au G7 de Londres, début mai, l’Occident a mis l’accent sur les « activités malveillantes » de la Russie ainsi que sur les « politiques économiques coercitives » de la Chine.
Les analystes russes et chinois, lors de conversations informelles, ont tendance à s’accorder sur le fait que Genève sera un nouvel exemple de la bonne vieille politique de division et de domination à la Kissinger, avec quelques tactiques de séduction pour attirer Moscou loin de Pékin, une tentative pour gagner du temps et tendre des pièges géopolitiques. Des vieux renards tels que Yang et Patrushev sont plus que conscients du jeu en cours.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est de constater que le couple Yang-Patrushev a jeté les bases d’une prochaine visite de Poutine à Xi, à Pékin, peu de temps après la rencontre Poutine-Biden à Genève – pour coordonner géopolitiquement, une fois de plus, le « partenariat stratégique global », selon leur terminologie mutuellement reconnue.
Cette visite pourrait avoir lieu le 1er juillet, date du centième anniversaire du Parti communiste chinois, ou le 16 juillet, date du 20e anniversaire du traité d’amitié Chine-Russie.
La rencontre Poutine-Biden serait donc l’entrée, avec la rencontre Poutine-Xi comme plat principal.
Le « tea for two » de Poutine-Lukashenko
Au-delà du commentaire de Poutine [disant que la réaction occidentale face à l’affaire du vol Ryanair n’était qu’une] « explosion d’émotions », pour rassurer son homologue biélorusse, la rencontre Poutine-Lukashenko [à bord d’un bateau] à Sotchi a apporté une pièce supplémentaire au puzzle concernant l’atterrissage d’urgence du vol RyanAir à Minsk, transformant en vedette un blogueur ultra-nationaliste et néo-nazi biélorusse qui aurait, en 2014, prêté ses services au bataillon Azov et combattu contre les républiques populaires de Donetsk et de Lugansk dans le Donbass ukrainien.
Pour cette rencontre, Loukashenko a dit à Poutine qu’il avait « apporté quelques documents pour que vous puissiez comprendre ce qui se passe. » Rien n’a été divulgué concernant le contenu de ces documents, mais il est possible qu’ils soient incandescents – liés au fait que des sanctions ont été imposées par l’UE contre Belavia Airlines alors que le transporteur n’avait rien à voir avec la saga RyanAir – et potentiellement capables d’être évoqués lors de la rencontre Poutine-Biden à Genève.
L’image générale qui se dégage de tout cela est toujours la confrontation entre l’Eurasie et l’Occident atlantiste. Washington continuera de pousser l’Europe – et le Japon – à se découpler de la Chine et de la Russie, mais la guerre froide 2.0, menée sur deux fronts simultanés, ne fait pas recette.
Les acteurs rationnels voient que, au 21e siècle, la puissance scientifique, économique et militaire combinée d’un partenariat stratégique entre la Russie et la Chine serait d’un tout autre niveau, en termes de portée mondiale, que celui de l’ex-URSS et du Rideau de fer du 20eme siècle.
Et lorsqu’il s’agit de séduire le Sud et les nouvelles itérations du Mouvement des non-alignés (MNA), l’accent mis sur un ordre international respectant la Charte des Nations unies et la règle du droit international est définitivement plus sexy que « l’ordre international fondé sur des règles » tant vanté, où seul l’hégémon fixe les règles.
Parallèlement au manque d’illusions de Moscou quant aux nouvelles dispositions de Washington, il en va de même pour Pékin, surtout après la dernière sortie de Kurt Campbell, l’ancien secrétaire d’État adjoint pour l’Asie de l’Est et le Pacifique de la présidence Obama-Biden 1.0, qui est maintenant de retour en tant que responsable des affaires indo-pacifiques au Conseil national de sécurité de la présidence Obama-Biden 3.0.
Campbell est le véritable père du concept de « pivot vers l’Asie », lorsqu’il était au département d’État au début des années 2010, bien que, comme je l’ai souligné pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, c’est Hillary Clinton, en tant que secrétaire d’État, qui a revendiqué la paternité du pivot vers l’Asie dans un essai datant d’octobre 2011.
Lors d’un évènement promu par l’université de Stanford la semaine dernière, Campbell déclarait : « La période qui était largement décrite comme un engagement [avec la Chine] est arrivée à son terme. » Après tout, le « pivot vers l’Asie » n’est jamais vraiment mort, car il y a eu un évident continuum Trump-Biden.
Campbell a louvoyé en parlant d’un « nouvel ensemble de paramètres stratégiques » et de la nécessité d’affronter la Chine en travaillant avec « les alliés, les partenaires et les amis ». C’est absurde : il s’agit ni plus ni moins que de la militarisation de la région Indo-Pacifique.
C’est ce que Biden lui-même a répété lors de son premier discours devant une session conjointe du Congrès américain, lorsqu’il s’est vanté d’avoir dit à Xi que les États-Unis « maintiendront une forte présence militaire dans l’Indo-Pacifique », tout comme ils le font avec l’OTAN en Europe.
Le facteur iranien
Sur une voie différente mais parallèle à celle de Yang-Patrouchev, l’Iran pourrait être à l’aube d’un changement de direction capital. Nous pouvons le voir comme faisant partie d’un renforcement progressif de l’Arc de la Résistance – qui relie l’Iran, les Unités de Mobilisation Populaire en Irak, en Syrie, le Hezbollah, les Houthis au Yémen et maintenant une Palestine plus unifiée.
La guerre par proxys menée en Syrie a été un échec tragique et massif sur tous les plans. Elle n’a pas livré la Syrie séculaire à une bande de takfiris (alias « rebelles modérés »). Elle n’a pas empêché l’expansion de la sphère d’influence de l’Iran. Elle n’a pas fait dérailler la branche moyen orientale des Nouvelles Routes de la Soie. Elle n’a pas détruit le Hezbollah.
« Assad doit partir » ? Rêvez donc, il vient d’être réélu avec 95% des voix syriennes et un taux de participation de 78%.
Quant à la prochaine élection présidentielle iranienne, qui aura lieu le 18 juin – deux jours seulement après la rencontre Poutine/Biden -, elle se déroulera à un moment où l’on peut penser que le drame de la relance de l’accord nucléaire qui se joue à Vienne aura atteint sa fin. Téhéran a souligné à plusieurs reprises que la date limite pour la conclusion d’un accord expirait aujourd’hui, le 31 mai.
L’impasse est claire. À Vienne, par l’intermédiaire de ses interlocuteurs de l’UE, Washington a accepté de lever les sanctions sur le pétrole, les produits pétrochimiques et la banque centrale du pays, mais refuse de lever celles concernant les individus tels que les membres du Corps des gardiens de la révolution islamique.
Au même moment, à Téhéran, quelque chose de très intriguant s’est produit avec Ali Larijani, ancien président du Parlement, membre ambitieux d’une famille assez importante mais écarté par le Conseil des gardiens lorsque ce dernier a choisi les candidats à la présidence. Larijani a immédiatement accepté la décision. Comme me l’ont dit des initiés de Téhéran, cela s’est passé sans friction parce qu’il a reçu l’explication détaillée que quelque chose de beaucoup plus important était en jeu.
En l’état actuel des choses, celui qui se positionne comme le vainqueur presque inévitable de ces élections semble être Ebrahim Raeisi, jusqu’à présent Garde des sceaux – et proche des Gardiens de la révolution. Il est fort possible qu’il demande aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique de quitter l’Iran, ce qui signifierait la fin du plan d’Action Global Commun tel que nous le connaissions, avec toutes les conséquences imprévisibles d’une telle décision. (Du point de vue des Gardiens de la révolution, le JCPOA est déjà mort).
Un facteur supplémentaire est que l’Iran souffre actuellement d’une grave sécheresse ; alors que l’été n’est même pas encore arrivé. Le réseau électrique est soumis à une énorme pression. Les barrages sont vides ; Il est donc impossible de compter sur l’énergie hydroélectrique. Il y a un sérieux mécontentement populaire concernant le fait que l’équipe Rouhani a, pendant huit ans, empêché l’Iran de bâtir son énergie nucléaire. L’un des premiers actes de Raeisi pourrait être d’ordonner la construction immédiate d’une centrale nucléaire.
Il n’est pas nécessaire d’être météorologue pour savoir de quel côté souffle le vent lorsqu’il s’agit des trois principales « menaces existentielles » pour l’hégémon en déclin – la Russie, la Chine et l’Iran. Ce qui devient de plus en plus visible est qu’aucune des bonnes vieilles méthodes déployées pour maintenir l’asservissement des vassaux ne fonctionne plus ; du moins lorsqu’ils sont confrontés à de véritables puissances souveraines.
Pepe Escobar
Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone
Source : Le Saker
https://lesakerfrancophone.fr/…