Par René Naba
Avec l’aimable autorisation de la revue Golias (paru dans Golias Hebdo No 838 du 22 au 28 Août 2024)
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Article Une étude publiée dans Nature comptabilise les inégalités de travail et de rémunération dans le monde. Elle montre que les pays du Nord profitent collectivement d’innombrables heures de travail très peu payées dans les pays du Sud. Une condamnation implacable après 30 ans de mondialisation.
Les confinements des années 2020 et 2021 ont montré l’étendue des productions réalisées par les pays du Sud, aussi bien des produits peu technologiques comme les masques chirurgicaux aux produits de pointe, comme les composants électroniques. L’Asie est devenue l’atelier du monde, la Chine produisant à elle seule 30 % des produits manufacturiers du monde, conformément à sa stratégie de développement et d’autonomie stratégique.
L’envers de cette nouvelle donne se lit dans les mouvements de protestations des travailleurs et des travailleuses de ces puissances industrielles du Sud, que ce soit la grève actuelle des salariés de l’immense conglomérat coréen Samsung, présent aussi bien dans la téléphonie mobile, le BTP, la grande distribution, le nucléaire ou les chantiers navals. Le mouvement de protestation, aussi bien des cols bleus que blancs, est historique tant la direction est connue pour sa traditionnelle politique antisyndicale. Les grèves des ouvrières du textile, dont les images parviennent régulièrement sur les écrans français, sont encore plus connues.
C’est par exemple, en septembre 2010, des dizaines de milliers d’ouvriers de cette industrie qui ont entamé une grève au Cambodge pour obtenir de meilleurs salaires, mettant 10 % du secteur local à l’arrêt. Quelques années plus tard, un autre mouvement de protestation s’est développé dans le même pays et dans le même secteur qui emploie une majorité de femmes qui s’épuisent en heures supplémentaires pour tenter de compenser le salaire horaire de misère qui leur est servi. La répression fit cette fois au moins deux morts. Ces soulèvements parsèment les pays du Sud, que ce soit au Vietnam ou plus récemment, fin 2023, au Bangladesh.
Dans ce dernier cas, malgré une mise à l’arrêt du secteur, pendant trois semaines, le mouvement s’est achevé sur le refus de presque tous les donneurs d’ordre occidentaux d’inciter leurs fournisseurs locaux à fournir de meilleurs salaires.
Une équipe d’universitaires a quantifié le nombre d’heures de travail réalisées dans le Sud et dont profite le Nord par le biais de la structure inégale des échanges commerciaux au profit des pays riches. Pour la première fois, cette étude s’est aussi intéressée à l’analyse des salaires et des niveaux de compétence pour chaque secteur d’activité. L’équipe de chercheurs était emmenée par l’anthropologue britannique Jason Hickel et a été publiée, fin juillet, dans la revue Nature.
« Nous évaluons ici ce phénomène de manière empirique en mesurant les flux de travail incorporé dans l’économie mondiale de 1995 à 2021, en tenant compte des niveaux de compétence, des secteurs et des salaires », précise Jason Hickel.
20 % des salaires pour 90 % du travail effectué
Sur l’année 2021, la dernière pour laquelle les données sont connues, les économies du Nord se sont appropriées 826 milliards d’heures de travail en provenance des pays du Sud, « tous niveaux de compétence et secteurs confondus ». Ce travail importé de manière invisible représentait, la même année, 46 % de la consommation totale de travail du Nord. Cette somme de travail représente une valeur salariale de 16 900 milliards d’euros aux prix en vigueur dans le Nord. « Cette appropriation double environ la main-d’œuvre disponible pour la consommation du Nord, mais prive le Sud de capacités productives qui pourraient être utilisées à la place pour les besoins humains et le développement local », déplore l’équipe de chercheurs.
Cette appropriation est rendue possible par des inégalités salariales abyssales. « Nous constatons que les salaires du Sud sont de 87 à 95 % inférieurs à ceux du Nord pour un travail de compétence égale », poursuivent les universitaires, qui enfoncent le clou : « Alors que les travailleurs du Sud contribuent à 90 % du travail qui alimente l’économie mondiale, ils ne reçoivent que 21 % du revenu mondial. » Voici les deux chiffres qui résument la situation des échanges mondiaux et encouragent à remettre en question le modèle économique dominant, surtout que les auteurs de l’étude ont aussi mis en évidence que les écarts salariaux ont augmenté durant les décennies étudiées.
L’étude tord le cou à une autre idée répandue par les tenants de la mondialisation heureuse : les écarts salariaux ne s’expliqueraient pas par la présence du travail qualifié et très qualifié au Nord et une masse de travail non qualifié au Sud. Il n’en est rien !
Depuis 1995, la contribution du Sud à la production mondiale a augmenté de manière constante dans toutes les catégories de compétences, en particulier dans la catégorie des travailleurs hautement qualifiés. Dans cette dernière catégorie, la contribution des pays du Sud est passée de 66 % du total mondial en 1995, à 76 % en 2021. « Le Sud contribue désormais davantage à l’économie mondiale en termes de main-d’œuvre hautement qualifiée (1 124 milliards d’heures en 2021) que toutes les contributions de main-d’œuvre hautement, moyennement et peu qualifiée du Nord global réunies (971 milliards d’heures en 2021) », relève l’équipe de chercheurs.
L’étude montre que le développement des pays riches repose en fait sur une économie de la prédation, ce qui rend impossible le « rattrapage » des pays du Nord par les pays pauvres. Le développement social et l’éradication de la pauvreté, mais aussi une trajectoire plausible de réduction des inégalités au niveau de la planète « nécessitent un changement de l’équilibre des pouvoirs entre le Nord et le Sud, de sorte que ce dernier soit en mesure de récupérer ses capacités productives pour répondre aux besoins humains », souligne Jason Hickel. Pour modifier les rapports de force, une série de mesures sont déjà étudiées par les universitaires dans différents pays. Parmi le répertoire d’outils se trouvent la création de salaires minimums sur le plan international. De même, des prix planchers devraient être instaurés sur les ressources. La conjonction de ces filets en dessous duquel les transactions ne pourraient se faire pourrait « contribuer à réduire les inégalités de prix et à limiter les transferts de valeur » du Sud vers le Nord.
Un nouveau mouvement anticolonial
Les inégalités entre pays pauvres et pays riches passent aussi par la fin des politiques d’ajustement structurel imposées par ces derniers aux premiers via le FMI et la Banque mondiale. Une approche qui nécessite à son tour la démocratisation des institutions internationales de pilotage de l’économie mondiale, qui représentent pour le moment surtout les intérêts des pays du Nord, les États-Unis en tête. Une meilleure prise en compte des intérêts des pays pauvres passerait par la liberté, aujourd’hui refusée par les pays du Nord, pour les gouvernements du Sud de mettre en place des politiques industrielle, fiscale et monétaire dans le but de « poursuivre un développement souverain et de réduire leur dépendance à l’égard des capitaux venus du Nord ». Une perspective que les gouvernements des pays riches et les grandes multinationales ont toujours refusée. Pour les auteurs de l’étude, changer les règles du jeu de l’économie mondiale nécessite une « lutte politique (…) d’une ampleur similaire à celle du mouvement anticolonialiste du XXe siècle ».
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REUTERS/Samuel Rajkumar
Source : auteur
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