Le camp de Muwasi. M. et sa famille ont fui Beit Lahia en octobre de l’année dernière. Depuis, ils sont sans abri et ne pensent qu’à survivre. Ils n’y retourneront probablement jamais, si les plans d’Israël se concrétisent. Photo : Abdel Kareem Hana / AP
Par Gideon Levy
Gideon Levy, Haaretz, 23/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Conversations avec un ami de Gaza, réfugié dans le camp de personnes déplacées de Muwasi. Il a 62 ans, mange une fois par jour et reçoit des médicaments vitaux de l’UNRWA, une organisation “terroriste”. Au camp, ils attendent Trump : soit il nous tue, soit il met fin à la guerre, dit l’ami.
Soudain, une voix d’outre-tombe. M., mon bon ami de la bande de Gaza, dont le nom clignote sur l’écran de mon portable, répond au téléphone. J’ai la chair de poule. Au cours de l’année écoulée, j’ai essayé de l’appeler par intermittence, persuadé qu’il avait été tué. Mais soudain, j’entends une voix d’outre-tombe. M. vit sous une tente dans le camp de personnes déplacées de Muwasi avec d’autres membres de sa famille qui ont survécu. C’est la meilleure nouvelle que j’ai entendue récemment.
La mauvaise nouvelle, c’est que Sa’id a été tué. Sa’id al-Halwat, notre ami commun, chauffeur de taxi au visage toujours triste, a été tué avec son fils et son petit-fils lorsque l’armée de l’air israélienne a bombardé Jabālīyah alors qu’il tentait de se réfugier dans la maison de sa fille. C’était en décembre 2023, environ deux mois après le début de la guerre, a raconté M.. Saïd avait 67 ans, c’était un homme au grand cœur. Je l’aimais beaucoup.
Ghassan Kishawi a également été tué, m’a dit M.. Nous nous sommes promenés en Israël avec Kishawi, un ingénieur hydraulique, un jour du printemps 2015, des années après qu’Israël avait imposé un siège à Gaza. Avec l’aide de l’ONG européenne pour laquelle il travaillait, il avait réussi à obtenir un permis d’entrée ponctuel en Israël. Ensemble, nous nous sommes rendus dans divers endroits, dont, à sa demande, les ruines d’Al-Qubeiba, le village de ses ancêtres, à côté du quartier de Kfar Gevirol à Rehovot. Il semblait ravi à la vue de la structure voûtée qui s’y trouve encore. Depuis lors, je n’ai plus eu de nouvelles de lui. Aujourd’hui, il fait partie des myriades de morts – on parle de 43 000 morts. Sa’id et Ghassan sont des noms de personnes que je connaissais. J’ai étouffé d’émotion lorsque j’ai appris la mort de Sa’id.
Ces dernières semaines, j’ai parlé avec M. à plusieurs reprises sur son téléphone, qui ne peut recevoir que des appels entrants, car il n’a pas les moyens d’acheter une carte téléphonique. Parfois, il répond en anglais, pour ne pas éveiller inutilement les soupçons de ses voisins en parlant hébreu, puis je le rappelle plus tard et il me raconte la routine de sa vie, la vie d’un Palestinien déplacé et sans domicile, originaire de Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, la région du nettoyage ethnique à grande échelle qui est en train de se dérouler. Il s’est enfui le 17 octobre de l’année dernière et ne reviendra probablement jamais, si les plans d’Israël se concrétisent, ce qu’à Dieu ne plaise.
Beit Lahia le mois dernier. Israël ayant rasé tout ce qui restait de Beit Lahia, il est peu probable que la maison de M. soit encore debout. Photo Abdul Karim Farid/Reuters
Lorsqu’il est parti, M. a emporté toutes ses économies – 14 000 shekels (environ 3600€) – sur lesquelles lui et sa famille vivent tant bien que mal depuis lors. Il est uniquement préoccupé par sa survie – le sort de sa maison à Beit Lahia ne l’intéresse plus, dit-il. Ses voisins lui ont dit que la maison avait été touchée par des tirs et des bombes, mais qu’elle était restée intacte jusqu’à récemment. Aujourd’hui, Israël ayant rasé tout ce qui restait de Beit Lahia, il est peu probable que le bâtiment soit encore debout.
Ce qui fait encore plus mal à M., c’est que son taxi a également été touché par le bombardement. La Mercedes jaune à sept places, qui a parcouru plus de 2 millions de kilomètres – dont une partie, pendant les années de pénurie, avec de l’huile de cuisson usagée qui produisait une odeur insupportable – ne lui servira plus. La voiture était son gagne-pain, dans laquelle il conduisait des correspondants israéliens et étrangers à l’époque où il était encore possible d’entrer dans la bande de Gaza.
Nous avons beaucoup voyagé avec lui et Sa’id au fil des ans, du poste de contrôle d’Erez à la frontière israélienne, à Rafah, entre l’hôpital Shifa et le camp de réfugiés de Shati, entre Khan Younès et le quartier de Shabura, parfois dans la Mercedes de M., parfois dans la Skoda Octavia de Saïd, qui a déjà été touchée par un missile israélien. Aujourd’hui, Saïd est mort et le taxi de M. a été bombardé. Mais M. ne regarde pas en arrière.
Aujourd’hui âgé de 62 ans, il a subi une attaque cérébrale il y a trois ans qui a altéré sa condition physique de façon permanente. Il reçoit ses médicaments de l’organisation « terroriste » UNRWA, sans lesquels il serait mort. Après avoir quitté sa maison, il a trouvé refuge pendant six mois dans une tente à Rafah et, depuis sept mois, il a planté sa tente dans le camp de Muwasi, qu’il appelle « Atzmona » – c’est précisément là que se trouvait une colonie israélienne portant ce nom -, rappelant nos visites conjointes sur le site après le retrait israélien de la bande de Gaza en 2005. Il ne reste que le bâtiment de la synagogue, dans lequel s’abritent des personnes déplacées palestiniennes – un autre exemple de surréalisme à Gaza ces jours-ci. M., quant à lui, dort sur un mince matelas posé sur le sable dans sa tente. La plupart des membres de sa famille élargie vivent dans les tentes voisines ; seule une fille est restée à Beit Lahia, assiégée dans le nord de Gaza.
Tentes à Muwasi, le mois dernier. « Il commence à faire froid la nuit. Et aussi des tirs, des explosions, de l’artillerie toute la journée et toute la nuit ». Photo Hatem Khaled/Reuters
L’hébreu de M. est aussi fluide aujourd’hui qu’au bon vieux temps où il travaillait dans une boucherie du sud de Tel Aviv, dans le quartier de Hatikva. Lors de ses rares visites ici (il est venu deux fois, la dernière fois en 2015) pendant les années de siège, nous sommes allés ensemble au marché d’Hatikva et avons rencontré ses anciens employeurs. De cette époque, il se souvient par cœur de la prière des Kapparot (expiation), récitée avant Yom Kippour. Voici ce que M., le chauffeur de taxi de Beit Lahia, raconte depuis son lieu de refuge dans la zone humanitaire de Muwasi :
« Il commence à faire froid la nuit. Et aussi des tirs, des explosions, de l’artillerie – ne demande pas – toute la journée et toute la nuit. Que puis-je te dire, c’est la situation à Atzmona. Nous sommes ici – ma fille et son mari, la deuxième fille avec trois enfants et son mari, ma sœur et ses enfants de Rafah, ma nièce et sa mère, mon enfant aîné avec cinq enfants, mon neveu divorcé et ma nièce qui a trois garçons et une fille. Tout le monde a une petite tente. Nous dormons sur le sable et nous avons construit des toilettes. Mon fils les a construites avec des pierres imbriquées les unes dans les autres, nous avons creusé une fosse et mis un conteneur, et la merde va là. Nous nous lavons tous les 10 jours ou une fois par semaine. C’est comme ça que ça se passe.
« Les enfants vont tous les jours remplir des jerricans d’eau, et nous avons un grand récipient que nous remplissons d’eau. Comme un puits. Tu sais combien de bagarres il y a dans la file d’attente pour l’eau ? Les gens se jettent les uns sur les autres et disent « j’étais là en premier » ou « je suis arrivé à 3 heures du matin ».
« C’est la même chose pour la nourriture. Tout le monde prend une casserole et va à l’endroit où l’on distribue la nourriture et parfois on revient les mains vides. Tout est terminé. La marmite est vide. Une fois, deux fois par semaine, tu arrives à remplir ta casserole et les autres jours, tu reviens les mains vides. J’envoie mes petits-enfants tous les jours. Hier, ils n’ont rien rapporté. Nous avions un sac de macaronis dans la tente, alors ma femme a cuisiné. Avant, nous cuisinions sur un feu, nous ramassions des arbres et des papiers – jusqu’à ce qu’on commence à cuisiner, ma femme devenait folle, alors j’ai acheté un petit bidon d’essence de cinq kilos. J’ai cherché jusqu’à ce que j’en trouve une. Un petit bidon, je l’ai acheté pour 400 shekels [105€], et je le remplis tous les 50 jours.
« Je n’ai pas mangé de viande depuis plus d’un an. J’ai mangé du poulet une fois, il y a environ deux mois. Il n’y a pas du tout de produits laitiers. Le kilo de citrons se vend 40 shekels [10€], les tomates étaient à 50 shekels [13€] le kilo, maintenant elles sont à 35. Les oignons étaient à 70, ils sont tombés à 25. Les concombres étaient à 22, ils sont à 15. Il n’y a plus de fruits du tout. On est en Amérique ? Il n’y a pas non plus de farine. Un gros sac coûte 350 shekels [90€] et il est impossible de l’acheter.
Des Palestiniens font la queue pour obtenir de la nourriture, à Khan Younès, cette semaine. Photo Hatem Khaled/Reuters
« Il y a un marché à côté de Neve Dekalim [site d’une ancienne colonie israélienne], où l’on peut tout acheter. Les gens y vont à pied ou en charrette à âne…. et reviennent parfois sans rien, à cause des prix. Il y a aussi un marché à Deir al-Balah. Et il y a des boulangeries de pita, mais il y a des disputes, des cris et des coups. Au bout du compte, tu arrives à obtenir un paquet pour 4 shekels et tu le revends à l’extérieur de la file d’attente pour 20 shekels, pour gagner un peu d’argent. Gaza a sombré dans le chaos ».
« Il y a des gens qui travaillent pour l’Autorité palestinienne, pour le Hamas ou pour l’UNRWA et qui reçoivent un salaire, et il y a beaucoup de chômeurs comme moi. Le restaurant qui distribue de la nourriture est gratuit. Deux fois par semaine de la mujadara [riz aux lentilles], deux fois par semaine des lentilles jaunes et deux fois par semaine du riz. Aujourd’hui, il y avait de la mujadara. La viande, tu peux l’oublier.
« Dans une heure, j’irai dormir sous la tente. Vers 9 heures. À 11 heures, je me réveille et je ne peux pas me rendormir avant le matin. Il y a un bruit terrible au-dessus de la tente. D’abord le drone. Le drone s’en va, les tirs commencent. L’armée tire sur les pêcheurs en mer. Parfois, il y a des explosions rapprochées, peut-être un gars qui est recherché. Le matin, on se lève et on cherche une tasse de thé avec de la duga, qui est comme du zaatar [thym], et on fait chauffer une pita s’il y en a une sur le gaz. C’est le petit-déjeuner. Le midi, c’est la nourriture du restaurant, et le soir, je ne mange pas.
« Aujourd’hui, j’ai mangé des macaronis à 13h30, une petite assiette, et j’ai dit à ma femme : « Halas », ça suffit. Les enfants mangent la même chose. Ils ne sont pas choyés. J’ai été dur avec eux. Pas de chouchoutage. Nous ne sommes pas chez nous et personne ne sera choyé ici. Ceux qui n’aiment pas la nourriture peuvent partir. J’ai été très dur avec eux dès le début. Si vous ne mangez pas, vous mourrez.
« C’était plus difficile à Rafah. Je pouvais me promener toute la journée à la recherche de pitas et ne rien trouver, six ou sept heures à faire la queue. Je ne suis pas jeune et je ne peux pas faire la queue pendant six ou sept heures pour de la pita. J’en suis à mon septième mois ici à Atzmona, et je ne sais pas pour combien de temps encore. Encore un an ? Encore deux ans ? Qui restera-t-il ? Et qui mourra ? Seul Allah le sait. »
Des Gazaouis déplacés quittant Khan Younès. « Dès que Trump prendra le pouvoir – soit ils nous tueront ou nous expulseront, soit il mettra fin à cette guerre. » Photo Hatem Khaled/Reuters
« J’ai commencé à oublier ce qu’il y avait dans notre vie avant. Dès que Trump prendra le pouvoir – soit ils nous tueront ou nous expulseront, soit il mettra fin à cette guerre. Les gens ici disent : pourquoi Netanyahou ne nous achève-t-il pas ? Certains espèrent que Netanyahou restera en bonne santé et éliminera tous les Hamasniks. J’espère qu’il n’en restera pas un seul. Ce qu’ils nous ont fait. Pourquoi ont-ils fait ça le 7 octobre ? Nous attendons Trump et nous disons : soit il mettra fin à la guerre et nous ramènera dans nos maisons, soit ils ne veulent pas de nous du tout et il dira à Netanyahou de déverser du matériel mortel sur nous et de nous achever.
« C’est parce que la plupart des gens en ont assez. Les gens pleurent. Nous ne savons pas jusqu’à quand. Jusqu’à quand. Pourquoi est-ce que je vis sous une tente ? Pourquoi est-ce que je paie le prix ? À cause de gens qui veulent récupérer Jérusalem ? Quelle Jérusalem ? Et j’en paie le prix.
« Tu ne me vois pas. Je suis comme un bâton. Je pesais 95 kilos et j’en pèse maintenant 73. L’UNRWA me donne de l’insuline et des pilules pour la tension artérielle et pour renforcer mes nerfs à cause de l’accident vasculaire cérébral. Les soldats, nous ne les voyons pas ici. Nous n’entendons que les chars, les tirs et les explosions. Nous voyons les [hélicoptères] Apache, qui ont tiré hier sur un camp à côté de chez nous. Et aussi les F-15.
« Nous étions ensemble dans tous ces endroits avant et après le désengagement. J’ai également travaillé avec [le journaliste] Ron Ben Yishai après le désengagement. Je sais qu’il est plus âgé maintenant. Porte-toi bien, Ron Ben Yishai, puisses-tu vivre jusqu’à 120 ans. J’aimerais entendre sa voix. Et qu’en est-il de Yigal [le journaliste et écrivain Yigal Sarna] ? Est-il au Portugal ? Heureusement que j’ai encore la mémoire. C’est bien que ma mémoire ne m’ait pas quitté. Inshallah, nous nous reverrons, Gideon. Bonne nuit. »
Source : TLAXCALA
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