Olivier Le Cour Grandmaison. D.R.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Mohsen Abdelmoumen : Votre dernier livre très intéressant Racismes d’Etat, Etats racistes : une brève histoire est paru au début de cette année. Selon vous, la France est-elle un Etat raciste ? Et si oui, pouvez-vous expliquer à notre lectorat d’où proviennent les germes de ce racisme ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Rappelons que Michel Foucault, dans un cours célèbre au Collège de France intitulé «Il faut défendre la société» (1976), que Pierre Bourdieu, suite à l’occupation par des «sans-papiers» de l’Eglise Saint-Bernard en 1996, que Achille Mbembe, lors des révoltes des quartiers populaires en novembre 2005 ont utilisé les catégories de «racisme d’Etat» et de «xénophobie d’Etat». Aujourd’hui, de nombreux ouvrages et rapports du défenseur des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) ont objectivé et précisé l’importance des discriminations systémiques fondées sur les origines et la religion, et leurs conséquences désastreuses pour les personnes qui en sont victimes(1). De plus, les auteurs précités montrent que l’emploi des catégories de xénophobie et/ou de racisme d’Etat n’est pas une innovation récente propre à quelques syndicalistes prétendument radicaux ou à des universitaires «indigénistes», «islamo-gauchistes» et «séparatistes». Outre qu’une telle appréciation témoigne d’une lecture partielle et partiale de la situation, elle entretient aussi les dénégations chères aux nationaux-républicains comme aux défenseurs de l’exceptionnalisme hexagonal. Plus encore, cela contribue à invisibiliser les auteurs et le corpus étudiés pour mieux faire croire au caractère minoritaire, extrémiste et donc inacceptable des concepts utilisés et réprouvés.
En philosophie comme en sciences humaines et sociales(2), les concepts de racisme institutionnel et d’Etat continuent d’être employés pour rendre compte de représentations, d’orientations gouvernementales, de dispositions juridiques et de pratiques souvent anciennes qui, pour certaines d’entre elles, ont des origines coloniales. L’ensemble permet de montrer qu’il existe un racisme d’Etat qui se manifeste, entre autres, dans les politiques publiques mises en œuvre contre les Roms les exilé-e-s des Sud et les jeunes racisés français et étrangers des quartiers populaires soumis à d’incessants contrôles au faciès alors que l’Etat français a été condamné par deux fois (2016 et 2021) pour faute lourde. Ajoutons enfin qu’il faut distinguer une telle situation de l’existence d’un Etat raciste reposant sur une représentation hiérarchisée du genre humain et sur la destruction partielle ou totale des droits et libertés fondamentaux des minorités visées, comme cela fut le cas en Afrique du Sud, à l’époque de l’apartheid, et aux Etats-Unis jusqu’à l’abrogation des dernières dispositions ségrégationnistes en 1967.
Votre livre majeur Coloniser. Exterminer : sur la guerre et l’Etat colonial explique le processus de la colonisation de mon pays l’Algérie. Après ces faits que vous énoncez dans votre ouvrage, la France peut-elle encore dire qu’elle est venue «civiliser» l’Algérie ?
La thèse de la colonisation-civilisation est, pour l’essentiel, une construction discursive et politique destinée à légitimer l’expansion impériale française initiée sous la IIIe République par Jules Ferry et ses alliés, entre autres. Relativement à la guerre totale, conduite en Algérie par le général Bugeaud et ses colonnes infernales à partir des années 1840, elle s’est soldée par de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Ajoutons que de telles pratiques se sont poursuivies en Algérie et dans bien d’autres colonies au XXe siècle, y compris après la Seconde Guerre mondiale. En attestent les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata à partir du 8 mai 1945, la guerre d’Indochine, les massacres de Madagascar en 1947 et, après le 1er novembre 1954, ceux qui ont été commis par les armées françaises en Algérie et en France même. Je pense, bien sûr, aux massacres du 17 octobre 1961. Soutenir, comme le font les extrêmes-droites et les droites de gouvernement radicalisées que ce passé colonial criminel a à voir avec «la civilisation» est obscène. Plus encore, cela témoigne d’un négationnisme ou d’un révisionnisme historique inacceptable que les gauches politiques seraient bien inspirées de dénoncer. Et la meilleure façon de le faire et de les combattre est d’exiger la reconnaissance précise et circonstanciée de ces crimes d’Etat par les plus hautes autorités de la République.
Comment expliquez-vous la haine de l’Algérie et des Algériens dans certains cercles d’extrême-droite en France ? D’après vous, y a-t-il une explication historique à cette haine et laquelle ?
Précisons que cette haine n’est, hélas, pas seulement présente dans les cercles précités, lesquels bénéficient aujourd’hui d’une audience politique, médiatique et culturelle sans précédent sous la Ve République. Sous des formes diverses et plus ou moins euphémisées, elle est partagée par d’autres formations politiques de la droite dite de gouvernement qui réhabilitent le passé colonial de l’Hexagone et estiment souvent que les Algérien-ne-s vivant en France sont susceptibles de constituer une menace existentielle pour la République, ses «valeurs» et son unité. Précisons que cela concerne plus largement les exilé-e-s des Sud et plus spécifiquement celles et ceux qui sont perçus comme musulmans. Relativement aux Algérien-ne-s, c’est lié à la Guerre de libération nationale et à la défaite française qui ont infligé une blessure symbolique, politique et historique majeure. De là, entre autres, ce désir de vengeance présent dans les différents cercles précités. Désir de vengeance qui est destiné à rétablir ce que certains osent nommer «l’honneur et la défense de la France».
Ne pensez-vous pas que la montée de l’extrême-droite en France et dans toute l’Europe est la conséquence de ce passé colonial ?
Il y a, me semble-t-il, une spécificité française liée à ce qui vient d’être rappelé et à la présence en France d’un nombre très important de «rapatriés d’Algérie» et de leurs descendants. A des degrés divers, certains éprouvent une «nostalgie coloniale» et, à cause de cela, votent pour des formations d’extrêmes-droite, celles-là même qui, à l’époque, étaient les plus ferventes partisanes de l’Algérie française qu’elles n’ont cessé de défendre et qui se sont présentées par la suite comme les meilleurs soutiens de ces rapatriés. La situation me paraît différente dans les autres pays européens comme l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et l’Espagne, notamment, à l’exception, peut-être, de la Grande-Bretagne où la «nostalgie impériale» est sans doute un ressort non négligeable de l’extrême-droite compte tenu de l’histoire particulière de ce pays qui a longtemps été la première puissance impériale du monde.
Votre livre De l’indigénat est très pertinent et instructif. La France peut-elle se libérer de ce lourd héritage colonial ?
Pour cela, il faudrait tout d’abord que les plus hautes autorités de l’Etat reconnaissent de façon claire et explicite les crimes coloniaux commis en Algérie et dans le reste de l’empire, et qu’elles s’engagent dans un processus destiné à décolonialiser la France et les Républiques, leur histoire, et l’espace public en accordant au passé esclavagiste et impérial de ce pays l’importance qu’il mérite. Cela devrait passer aussi par la création d’un musée ad hoc et par la révision des programmes d’enseignement, notamment. Autant de revendications essentielles depuis longtemps défendues par les héritier-e-s de l’immigration coloniale et postcoloniale, entre autres, et qui devraient être soutenues activement par les gauches politiques de ce pays. Hélas, force est de constater que nombre d’entre elles font preuve au mieux d’une certaine frilosité, au pire d’une pusillanimité confondante et réitérée.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
(1) Cf., notamment le rapport de Jacques Toubon, défenseur des droits, intitulé Discriminations et origines. L’urgence d’agir publié le 22 juin 2020 et ceux de la CNCDH.
(2) Cf., entre autres, E. Balibar, Les Frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, J. Rancière, Racisme, une passion d’en haut in Lignes, février 2011, n° 34, pp. 118-123. E. Fassin, C. Fouteau, S. Guichard, A. Windels, Roms et riverains ; une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014, et pour une synthèse récente, Fr. Dhume, X. Dunezat, C. Gourdeau, A. Rabaud, Du racisme d’Etat en France ? op. cit. . A l’étranger, sous la dir. de P. Basso, professeur à l’université Ca Foscari de Venise, Razismo di stato. Stati Uniti, Europa, Italia, Milano, Franco Angeli, 2010.
Qui est Olivier Le Cour Grandmaison ?
Olivier Le Cour Grandmaison est un politologue français spécialisé dans les questions de citoyenneté sous la Révolution française et dans les questions relatives à l’histoire coloniale. Il est maître de conférences en science politique à l’université d’Evry Val d’Essonne et enseigne au Collège international de philosophie. Il est aussi juge-assesseur désigné par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
Il a écrit plusieurs ouvrages dont Les Citoyennetés en Révolution (1789-1794) ; Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial ; La République impériale : politique et racisme d’Etat ; De l’indigénat. Anatomie d’un «monstre» juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français ; L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies ; Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale.
Dernier ouvrage paru : Racismes d’Etat. Etats racistes. Une brève histoire, Paris, Editions Amsterdam, 2024.
Source : auteur
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…