Jean-Bertrand Aristide revient en Haïti le 15 octobre 1994.
© DoD / Roger-Viollet

Par Salim Lamrani

Il y a trente ans, le président, victime d’un putsch militaire, retrouvait le pouvoir à la suite de l’intervention des Nations unies.

e 16 décembre 1990, au terme d’une campagne électorale supervisée par l’ONU, mais marquée par la violence, Jean-Bertrand Aristide, candidat du Front National pour le Changement et la Démocratie (FNCD), est élu président d’Haïti avec près de 67% des voix et une participation de plus de 75% de l’électorat. Le pays, le plus pauvre du continent, était marqué par une instabilité institutionnelle chronique. Pas moins de cinq présidents s’étaient succédé de 1986 à 1991, tous renversés par un coup d’État militaire. Le 7 février 1991, le jeune prêtre de formation, adepte de la théologie de la libération, prend ainsi la tête du pays, malgré une tentative de putsch un mois plus tôt, destinée à l’empêcher d’accéder au pouvoir. 

            Son programme, lancé dès son investiture, est résolument progressiste, avec une réforme agraire, une augmentation du salaire minimum et une répartition plus équitable des richesses nationales, ce qui lui vaut un large soutien populaire ainsi que le ressentiment des élites locales. Il affiche surtout une volonté ferme de réformer de fond en comble l’armée, la police et l’administration publique, héritées de la sanglante dynastie de la famille Duvalier, qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant plus de trois décennies, et gangrénées par la corruption. Une commission spéciale est également créée dès février 1991 afin d’enquêter sur les crimes et les violations des droits de l’homme commis dans le passé, notamment les massacres de Dandi, Rabel et Labadie.  

            Aristide devient rapidement la cible d’une coalition des possédants, à savoir la bourgeoisie, l’Église, l’armée, relayée la presse. Le 29 septembre 1991, ces derniers orchestrent un coup d’État militaire et renversent le président démocratiquement élu, à peine sept mois après son intronisation. Ce putsch ne suscite guère d’émoi à Washington, qui se méfiait des tendances socialistes du nouveau dirigeant et avait d’ailleurs largement financé son adversaire conservateur, Marc Bazin, par le biais de la Fondation nationale pour la démocratie (NED). En effet, contrairement à Aristide, Bazin était un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, respectueux des intérêts établis et des hiérarchies sociales. 

Le commandant en chef de l’armée, Raoul Cédras, pourtant promu par Aristide et qui avait juré fidélité à la Constitution, prend alors le pouvoir et exerce une répression féroce contre les partisans du président déchu, faisant plusieurs centaines de victimes dès les premiers jours. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont contraintes de fuir à l’étranger, notamment vers la République dominicaine voisine et les États-Unis, et la question des boat peopledevient rapidement un problème de politique intérieure pour Washington. Le président Aristide, réfugié aux États-Unis, continue de bénéficier du soutien et de la reconnaissance de la communauté internationale, qui impose des sanctions économiques contre la junte militaire.

En juillet 1993, Bill Clinton impose les accords de Governors Island à Aristide et Cédras, plaçant ainsi sur un pied d’égalité le président légitime et le putschiste. Ces accords prévoient le retour d’Aristide sous trois mois, à condition qu’il renonce à son programme de réformes socioéconomiques et suive strictement les recommandations néolibérales du FMI. Après plusieurs mois de tergiversations, face à l’obstination de la junte à se maintenir au pouvoir malgré le blocus naval imposé, le 31 juillet 1994, le Conseil de sécurité des Nations unies décide d’adopter la résolution n°940, autorisant le déploiement d’une force militaire multinationale sous l’égide des États-Unis, appelée Opération Uphold Democracy

Face à l’imminence de l’intervention, le putschiste Cédras accepte de recevoir une délégation étasunienne menée par l’ancien président Jimmy Carter en septembre 1994, qui parvient à le convaincre d’abandonner le pouvoir et de quitter le pays, en échange d’une amnistie totale. L’ONU est écartée de ces négociations, ce qui entraîne la démission de son représentant spécial pour Haïti, Dante Caputo, en signe de protestation. Les troupes étasuniennes débarquent le 19 septembre 1994 et le 15 octobre 1994, après trois années d’exil, le président Aristide rentre en Haïti et retrouve le pouvoir. Mais il ne dispose d’aucune marge de manœuvre pour mener à bien son projet, en dehors des directives néolibérales du FMI, faites de privatisations – en faveur de multinationales étasuniennes – et de mesures antisociales, dans un pays occupé par plusieurs milliers de soldats étasuniens jusqu’en mars 1995, et ravagé par la misère. Selon la Cour interaméricaine des droits de l’homme, plus de 3 000 personnes ont été assassinées durant ces trois années de dictature par le régime militaire, qui terrorisait la population en laissant « dans les rues de Port-au-Prince les cadavres de victimes sévèrement mutilés qui, devant l’inaction des autorités au pouvoir, étaient alors dévorés par des animaux ».

En 1995, Aristide décide de dissoudre l’armée, discréditée par ses crimes et nombreuses ingérences dans la vie démocratique du pays, et de créer une nouvelle police. Washington exige alors un rôle clé dans la formation des nouvelles forces de l’ordre, minant ainsi l’autorité du président et la souveraineté de la nation. En dépit des entraves imposées par la Maison-Blanche, Aristide reste très populaire et aspire à se représenter aux élections du 17 décembre 1995, n’ayant pu exercer son mandat que durant quelques mois, au lieu des cinq ans prévus. Washington, peu favorable à Aristide, oppose un refus catégorique et invoque la Constitution de 1987, qui interdit l’exercice de deux mandats consécutifs. Le président apporte alors son soutien à son Premier ministre, René Préval, qui est triomphalement élu.

Docteur ès Études ibériques et latino-américaines de Sorbonne Université, Salim Lamrani est Professeur en histoire de l’Amérique latine à l’Université de La Réunion et spécialiste des relations entre Cuba et les États-Unis. 

Son dernier ouvrage s’intitule Au nom de Cuba https://www.editions-harmattan.fr/livre-au_nom_de_cuba_regard_sur_carlos_manuel_de_cespedes_jose_marti_salim_lamrani-9782140294099-77782.html

Source : auteur
https://www.humanite.fr/…

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