Lettre d’Alep No 41 (15 mars 2021)
Il y a dix ans, le 15 mars 2011, commençaient les évènements en Syrie. Très rapidement, les manifestations ont dégénéré en un conflit armé.
Les rebelles disaient qu’ils voulaient instaurer un état de droit, un état démocratique qui respecterait les droits de l’homme et lutterait contre la corruption. Très rapidement, tout le monde a su que ces rebelles modérés n’étaient que des islamistes extrémistes (Daech, Al Nosra et consorts) ; qu’ils voulaient abattre le seul état laïc de la région pour en faire un état islamiste ; que pour nous amener plus de démocratie et de droits de l’Homme (sic), ils étaient armés et financés par les pays les plus rétrogrades du monde, qui n’ont ni démocratie ni droits de l’Homme ; et étaient soutenus par des pays occidentaux qui voulaient abattre le seul régime de la région qui osait dire non à leur hégémonie (après s’être débarrassé des dirigeants irakiens et libyens) et ils pensaient que ce serait facile, « une affaire de quelques semaines et le tour est joué ».
Du printemps arabe tant encensé dans les médias occidentaux, les Syriens n’ont vu qu’un hiver long (10 ans) très dur et insupportable, qui a détruit le pays, son infrastructure, son patrimoine archéologique, ses écoles, ses usines, ses hôpitaux, qui a tué plus de 400,000 personnes, fait fuir 5 millions de réfugiés dans les pays voisins, déraciné 8 millions de personnes, les déplacés internes, qui n’habitent plus chez elles, et poussé un million sur les routes des migrations vers l’Europe et les autres pays occidentaux.
Depuis 10 ans, nous vivons la guerre ; oui, 10 ans, plus longtemps que les 2 guerres mondiales du siècle dernier : les souffrances, les deuils, la pauvreté, la misère sont devenus notre lot quotidien, un quotidien qui est un cauchemar…. L’enfance de nos enfants a été volée, les rêves de nos adolescents volatilisés et l’avenir de nos jeunes subtilisé. Et pourtant, nous vivions très bien, avant le début des évènements, dans un pays sûr, stable, laïc et prospère ; tout n’était pas parfait, loin de là ; mais aucune injustice, aucune atteinte aux droits de l’Homme, ni aucune réforme ne justifiaient qu’on détruise notre pays et qu’on sacrifie des générations de syriens.
Bien que, depuis un an, il n’y a presque plus de combat en Syrie, la vie des Syriens n’est faite que d’épreuves et de souffrances. Nous vivons une crise économique sans pareille engendrée par 10 années de guerre, par la crise financière du Liban et par les sanctions imposées par les USA et les pays européens. Le dollar s’échange actuellement à 4,000 LS alors qu’il était à 50 LS il y a 10 ans et à 1000 LS il y a un an ; l’inflation est galopante, l’augmentation du coût de la vie est vertigineuse ; 70% des familles vivent en-dessous du seuil de pauvreté et la majorité a besoin de l’aide alimentaire, hygiénique et médicale des ONG pour survivre. Quand on compare les prix, d’octobre dernier, des 10 produits les plus essentiels, à leur prix le 1er mars, nous constatons qu’ils ont augmenté de 70% en 5 mois alors que les revenus n’ont pas bougé ; les gens s’appauvrissent et n’arrivent plus à joindre les 2 bouts.
Bien que mes compatriotes méritent le titre de champions du monde de la résilience, ils sont à bout et ne désirent rien d’autre que de vivre normalement, comme tous les peuples du monde, et dans la dignité.
La pandémie du Covid19 a aggravé une situation déjà assez mauvaise. En décembre- janvier, nous avons subi une 2ème vague de la maladie. Nous, les Maristes Bleus, avons payé un lourd tribut : de très nombreux cas parmi nos bénévoles ou leurs parents, et des décès aussi. Nous avons subi une très grosse perte avec le décès du Frère Mariste Georges Hakim, un des piliers des Maristes Bleus, après 15 jours sous ventilation assistée aux soins intensifs ; Margo, notre doyenne, a passé une dizaine de jours à l’hôpital sous oxygénothérapie. Leyla, mon épouse, en décembre et moi-même le mois dernier, avons aussi contracté la maladie. Grâce à Dieu, nous sommes maintenant complètement rétablis.
C’est dans ce contexte de crise et de misère que nous, les Maristes Bleus, continuons à vivre la compassion et à agir en solidarité avec les plus démunis et les déplacés.
De 2012 à 2018, nous avions, pendant 6 ans, distribué des paniers alimentaires mensuels à plus de 1000 familles pour les aider à survivre pendant les sombres années de guerre. Nous avons arrêté ce projet début 2019, convaincus qu’il était temps que les familles cessent d’être dépendantes des aides des ONG et qu’elles vivent du fruit de leur travail. Malheureusement, la situation économique est actuellement tellement catastrophique que les gens n’arrivent plus à boucler leurs fins de mois et nous ont supplié de les aider de nouveau avec les colis alimentaires. Selon les dernières données du programme alimentaire mondiale, « environ 60% de la population syrienne n’a pas accès à des aliments sains et nutritifs en quantité suffisante. Quatre million et demi de personnes sont tombées dans cette catégorie en 2020 ».
Nous avons, donc, repris en novembre passé la distribution de colis alimentaires mensuels à 1000 familles environs. Chaque panier d’une valeur de 15 dollars peut suffire à nourrir une famille de 4 personnes pendant une dizaine de jour et équivaut à 80% du salaire moyen mensuel d’un ouvrier.
Quand nous avions décidé d’arrêter la distribution de paniers alimentaires fin 2018 estimant qu’il était temps que les gens gagnent leur vie à la sueur de leur front, nous avions déjà depuis plusieurs années commencé un programme « les micro-projets » pour enseigner dans notre centre de formation, le MIT, à des jeunes adultes comment créer leurs propres business et pour financer les projets les plus viables. C’est ainsi que, depuis 5 ans, nous avons financé 188 micro-projets. Nous avons aussi créé un projet d’apprentissage professionnel où nous mettons des jeunes en apprentis chez des professionnels pour apprendre un métier : menuisier, mécanicien, électricien, plombier, coiffeur, etc. Le but de ces 2 programmes, les micro-projets et la formation professionnelle, est la création d’emplois et permettre, ainsi, aux jeunes de vivre de leur travail et de ne penser ni à l’émigration ni à « mendier » des ONG.
Notre projet « Pain partagé » continue à offrir un plat chaud quotidien à 190 personnes très âgées qui vivent seules ; plat cuisiné dans nos locaux par 10 dames et distribué chaque jour entre 13h et 14h par une vingtaine de nos bénévoles. Nos visites à ces personnes nous ont permis de constater que certaines avaient, aussi, besoin d’une aide pour le ménage, pour le bain, pour changer la couche ou pour prendre ses médicaments. « Pain Partagé » a maintenant un enfant : le projet « soins pour les seniors » qui prend en charge ces différents besoins.
Les bénévoles du projet Colibri continuent de prendre soin des déplacés du camp Al Shahba situé à 40 km d’Alep. Nos deux visites hebdomadaires au camp nous permettent d’organiser des activités pédagogiques aux enfants et adolescents, de traiter les malades et de distribuer des denrées alimentaires, des produits hygiéniques et tout ce qui est nécessaire pour rendre la vie de ces familles déplacées un peu moins pénible. La joie des enfants quand nous arrivons au camp n’a d’égale que la gratitude de leurs parents à notre égard.
Nos projets éducatifs pour les enfants de 3 à 6 ans « Je Veux Apprendre » et « Apprendre À Grandir » ont repris leurs activités à plein régime après plusieurs interruptions dues à la pandémie ; interruptions mises à profit par les monitrices pour réévaluer les programmes et se former.
SEEDS, avec ses 25 bénévoles, poursuit son objectif de soutien psychologique aux enfants, aux adolescents et aux adultes avec ses 3 différents programmes.
Heartmade continue à créer des merveilles, des pièces uniques pour femmes, en recyclant des vieux habits ou des restes de tissus.
Coupe et couture pour enseigner la couture aux jeunes filles et aux mamans, Hope pour enseigner l’anglais, Développement de la Femme pour offrir un espace de convivialité et de formation aux femmes et Goutte de lait pour donner leur ration mensuelle de lait aux enfants et nourrissons, poursuivent leurs objectifs. Nous continuons aussi à loger les déplacés et à traiter à nos frais les malades qui n’ont pas les moyens.
Depuis le début du conflit il y a 10 ans, nous, les Maristes Bleus, essayons de notre mieux de soulager les souffrances, de permettre aux familles de vivre dignement, de développer l’humain, de trouver du travail aux gens, de semer l’espérance, de travailler à la réconciliation et de préparer la Paix. Toutefois, les Syriens sont las d’attendre pour voir le bout du tunnel et pour pouvoir vivre normalement. Dix ans, c’est assez, c’est trop.
Nous demandons, sur le court terme, la levée des sanctions imposées par les USA et l’Union européenne et sur le moyen terme l’instauration d’une paix qui devrait être l’aboutissement d’un dialogue entre Syriens.
Étranglée par des sanctions européennes et américaines injustes et illégales, l’économie ne démarre pas. Les sanctions, dit-on, épargnent l’assistance humanitaire. Elles empêchent le commerce et l’importation des produits, bloquent toutes les transactions financières par tous les citoyens syriens et interdisent tous les projets de reconstruction. Cyniquement, les responsables européens prétendent que les sanctions sont ciblées et ne visent que les personnes au pouvoir et les profiteurs de la guerre et ne concernent ni les médicaments, ni les équipements médicaux ni les produits alimentaires. Pure hypocrisie ; si les comptes bancaires de tous les syriens sont gelés et qu’un citoyen syrien, n’importe lequel, ne peut effectuer des transactions financières, comme par exemple des virements, comment peut-on acheter les produits exemptés ? si vous connaissez des entreprises occidentales qui acceptent de nous fournir des produits gratuitement, nous sommes preneurs. Et comme beaucoup de produits rentrent en contrebande à partir de la Turquie ou du Liban, ils sont vendus, au marché noir, à des prix exorbitants, appauvrissant la population et enrichissant les profiteurs de la guerre, ce qui est à l’opposé des motifs-prétextes de ceux qui ont décrété les sanctions.
Comme si cela ne suffisait pas, les américains ont aggravé la situation par la loi « César » qui met sous sanctions n’importe quelle entreprise dans le monde qui fait des affaires avec la Syrie.
Ces sanctions constituent une forme de punition collective à l’encontre d’une population civile. Ceci est qualifié de crime contre l’humanité par la convention de Genève. Ils ont pour impact de faire souffrir la population civile et n’ont aucun effet sur la fin de la guerre ou l’avancement vers une solution politique du conflit.
Depuis des années, nous avons collaboré avec diverses parties amies pour demander la levée des sanctions. Récemment, avec nos amis Suisses, Français et Anglais, nous avons écrit et signé une lettre ouverte au président Biden à l’occasion de son investiture le 20 janvier dernier lui demandant de lever les sanctions contre la population syrienne. Des lettres similaires ont été envoyées au président Macron, à la chancelière Merkel, au premier ministre Johnson et au président de la Suisse. Ces lettres ont été signées par 95 personnalités éminentes : trois Patriarches, deux ex-archevêques de Canterbury, des sénateurs, des membres de la chambre des Lords, des députés, des évêques, des maires, d’anciens ambassadeurs et des directeurs d’ONG. Puis, ces lettres ont été diffusées dans les médias. Nous pensons qu’elles pourraient aider à redéfinir la stratégie des différents acteurs présents dans le conflit syrien et à abandonner l’outil des sanctions, inhumaines et illégales.
Pour appuyer les lettres, nous avons aussi lancé une pétition en ligne et nous demandons à tous nos amis de la signer pour demander la levée des sanctions qui infligent des souffrances à la population civile de Syrie. La signer ne prendra que 30 secondes en allant au site : http://chng.it/2mbTFzm2Dp
Le Pape François vient de terminer une visite historique en Irak qui, comme la Syrie sa voisine, a payé le prix fort d’un envahissement, d’une occupation et d’une partition organisés, sous un faux prétexte, par ceux-là même qui imposent les sanctions et donnent des leçons de Droits de l’Homme aux autres. Le Pape François ne cesse de répéter que nous sommes « Tous Frères ». Puisse-t-il être entendu par ceux qui traitent la Syrie et les Syriens comme des ennemis.
Dr Nabil Antaki
Pour les Maristes Bleus d’Alep
Source : Mouna Alno-Nakhal