Par Tayeb El Mestari

« Où sont les millions d’Arabes ? », ce titre de la célèbre chanson de Julia Boutros, aurait pu être celui de ce texte qui va tenter de donner quelques pistes de réflexion sur l’immobilisme supposé des Arabes à l’égard de leurs frères Palestiniens.

Il n’est nul besoin de faire un retour historique sur les origines du mal qui ronge la Palestine pour comprendre ou, en tout cas, pour entamer une réflexion sur les relations politiques entre les Arabes dans leur ensemble et la Palestine, soit le rapport des Arabes à la colonisation de la Palestine. Comprendre l’« impuissance » des Arabes vis-à-vis des Palestiniens depuis le 7 octobre permet sans aucun doute de mieux cerner les rapports des Arabes à la Palestine depuis plus de 75 ans. Comprendre le présent permet de comprendre le passé. Cela suppose de mettre en évidence les causes centrales et fondamentales qui pourraient éclairer la passivité des Arabes au regard de la violente et meurtrière intervention militaire sioniste à Gaza et en Cisjordanie.

A rebours des prédictions, les massacres de masse de Palestiniens et les bébés éventrés par les missiles n’ont pas décidé les peuples arabes à demander des comptes à leurs propres dirigeants, encore moins à les pendre sur la place publique. En dehors de quelques manifestations, parfois massives, les peuples n’ont pas renversé la table. Les massacres ont soulevé les cœurs et la compassion des peuples, mais pas les peuples eux-mêmes. Ils n’ont pas forcé les gouvernants à changer de cap, encore moins fait la révolution pour secourir leurs frères palestiniens. Les peuples regardent en direct sur Al Jazeera les corps déchirés par « l’armée la plus morale du monde ». Impuissants. La révolution arabe devra attendre. L’ordre règne. Les révolutionnaires palestiniens sont seuls.

L’inféodation arabe à l’impérialisme

Du côté des Etats, l’histoire était écrite. Il ne faut rien en attendre même si on doit distinguer entre ceux qui ont normalisé leur relation avec l’Etat sioniste et ceux qui ne l’ont pas encore fait. Avant le 7 octobre, le mouvement naturel des Etats arabes allait les conduire à la normalisation avec l’entité coloniale. Globalement, les Etats arabes (en dehors des résistances libanaise, yéménites et irakiennes) ont laissé faire les massacres quand ils n’ont pas donné des coups de poignard dans le dos des Palestiniens. L’Egypte, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, pour ne citer que ces exemples, souhaitent secrètement la liquidation totale et définitive de la cause du peuple palestinien, sinon du peuple palestinien lui-même.

Soumis aux Étasuniens, soumettant leurs peuples à la dictature et à la répression permanente, ils ont un intérêt manifeste au statut quo, au maintien de l’ordre dans la région et dans le monde. Les bourgeoisies arabes, les bourgeoisies occidentales et les sionistes en Palestine formant un bloc historique anti-palestinien. Alors que Gaza mène une bataille héroïque, les dirigeants arabes attendent que l’orage passe en poursuivant, comme si de rien n’était, leurs échanges commerciaux avec les sionistes en Palestine occupée. Si les dirigeants arabes se font entre eux parfois la guerre, se menacent ou rompent leurs relations diplomatiques, ils sont tous d’accord, en revanche, sur le fait que la survie de l’entité sioniste garantit leur propre survie. L’Autorité palestinienne illustre parfaitement cette passivité, contrôlée par une bourgeoisie soucieuse uniquement de son enrichissement et n’hésitant pas réprimer les Palestiniens pour le compte de l’entité sioniste. Les Etats arabes sont sionistes et c’est à ce titre qu’ils comptent pouvoir perdurer.

Les Palestiniens font courir un risque perpétuel de déstabilisation d’un ordre dominé par la quête incessante du profit et la vénération de l’enrichissement. Les Etats arabes, loin de s’identifier à la cause de l’indépendance palestinienne, sont gouvernés par l’égoïsme pur. Ils défendent leur intérêt national qu’il faut entendre comme l’intérêt d’abord des bourgeoisies qui les gouvernent. Le pillage à grande échelle du bien public au profit des bourgeoisies racailles locales et des Etats du Nord vaut bien un génocide du peuple palestinien. Car que veut le peuple palestinien ? Rien de moins qu’un Etat indépendant. En soi c’est révolutionnaire. Cela suppose la disparition de l’Etat sioniste, c’est-à-dire la disparition du bras armé de la domination occidentalo-étasunienne, entrainant automatiquement la disparition de la protection militaire des EU des régimes arabes qui ont lié leur destin à la domination impérialiste dans la région et dans le monde. En échange d’une protection armée du parrain étasunien, les régimes arabes ont consenti à l’abandon définitif de la cause du peuple palestinien. C’est la condition pour garder le trône et accéder aux ressources économiques. L’ordre capitaliste occidental est dépendant de l’ordre colonial en Palestine autant que l’ordre colonial en Palestine est dépendant de l’ordre capitaliste occidental. La centralité de la cause palestinienne dans le monde et le soutien inconditionnel de l’Occident à « Israël » ne sauraient s’expliquer autrement.

Les Arabes néocolonisés

La dépendance politico-militaire des pays arabes se double d’une dépendance économique. L’anéantissement du peuple palestinien est la garantie pour les classes dirigeantes arabes de pouvoir continuer, sans entraves, le commerce et le pillage du bien public à grande échelle. Ces bourgeoisies, attachées culturellement et économiquement à l’Occident, instaurent un régime économique dépendant et improductif. Le marché intérieur des pays arabes est un grand souk où les grands groupes économiques mondiaux déversent leurs marchandises empêchant du même coup l’éclosion d’une industrie locale. La seule industrie digne de ce nom est la corruption et le pillage à tous les étages du pays. Les économies arabes sont fragiles. Elles reposent sur le tourisme ou les exportations d’hydrocarbures, secteurs de l’économie très vulnérables qui ne peuvent jouer un rôle moteur dans l’émergence d’un capitalisme productif. Cette vulnérabilité se paie au prix fort, au prix très élevé des prêts auprès des institutions financières mondiales.

Il existe en quelque sorte un pacte secret entre les bourgeoisies locales et les nations occidentales : tant que leurs intérêts économiques fondamentaux sont préservés, les Occidentaux ferment les yeux sur tout le reste. La corruption massive, la répression à grande échelle et le musellement de tout un pays ne pourraient convaincre les nations des « droits de l’homme » à émettre la moindre réserve tant qu’il y a des profits à réaliser sur le dos des peuples opprimés. C’est le règne mondial du mensonge et de l’appât du gain sans limite. La prospérité occidentale a été fondée sur le colonialisme. Elle se perpétue grâce au néocolonialisme.

Les Occidentaux font usage des « droits de l’homme » et du droit de la guerre que si et seulement si un Etat des pays du Sud sort du cadre établi de l’ordre mondial ou ne sert plus leurs intérêts. L’Irak et la Libye par exemple ont payé du sang de leurs peuples cette instrumentalisation des « droits de l’homme » et de la « démocratie », qui sont en réalité les droits absolus du capital occidental à faire du profit et à piller les ressources où bon il lui semble. Tuer des milliers ou des millions de civils est le prix à payer pour que se maintienne la domination totalitaire du capital occidental.

La violence est un agent économique dans la période coloniale, selon K. Marx. Les guerres impérialistes faites aux pays du Sud sont des guerres économiques pour que prévale l’ordre néocolonial au profit de l’industrie des pays du nord et de l’enrichissement improductif des bourgeoisies locales. Le droit sioniste de tuer impunément en Palestine relève de cet ordre capitaliste ultra violent. Le développement du capitalisme au 16ème et 17ème siècle a eu pour condition nécessaire la violence coloniale. Aujourd’hui, la violence néocoloniale a pour objectif de préserver une domination en voie d’effondrement. Le capitalisme ne parvient pas à donner des réponses aux défis immenses qu’il a lui-même crées.

La révolution arabe passe par Gaza

Le capitalisme arabe dominé par le capitalisme mondial a produit des systèmes politiques dominés, autoritaires et répressifs tentant de contenir ce qui adviendra par la force choses : la révolution. La combinaison de la pression démographique et de la paupérisation massive au sein d’une économie improductive finira par détruire le cadre politique propre à ces pays. Mais la transformation révolutionnaire suppose des conditions qui ne sont à ce jour pas encore remplies.

En théorie, tous les ingrédients d’une révolution sont là : la paupérisation massive, la répression et l’absence d’une perspective de développement, même de type occidental. Les régimes politiques n’ont aucune légitimité populaire, mais la révolution ne semble pas être à l’ordre du jour. Tout semble calme. Quel est le point de blocage ? En réalité, les peuples arabes sont orphelins d’une organisation révolutionnaire. Si une leçon doit être tirée du « Printemps arabe », elle est celle-ci : les révoltes populaires n’ont eu que des effets limités parce qu’elles n’étaient justement que des révoltes et non des révolutions. Si des régimes sont tombés, comme en Egypte ou en Tunisie, l’ordre qui avait prévalu antérieurement s’est maintenu après une période de troubles. Il ne suffisait pas de remplacer un personnel politique par un autre pour s’assurer d’un changement durable. Il aurait fallu commencer par le commencement : faire table rase des institutions copiées de l’Occident et adaptées par les dirigeants pour corseter les peuples.

Une révolution suppose de se débarrasser des vieilleries politiques importées d’Occident. Le « Printemps arabe » n’est pas parvenu à réaliser ce que la révolution iranienne à fait en 1979. En bref, il manque un projet de société neuf, en son essence à la fois réaliste et utopique. Le réalisme d’une pratique politique qui s’enracine dans une analyse concrète des rapports de forces internes et internationaux. Utopique, car soit on invente une société nouvelle soit on plonge dans la barbarie absolue celle d’un capitalisme sans foi ni loi dont tirent profit des classes sociales dirigeantes dégénérées.

Sans une perspective révolutionnaire, les sociétés arabes sont condamnées à des convulsions politiques, ces crises politiques qui se répètent sans lendemain révolutionnaire. Les classes sociales aptes à jouer ce rôle historique sont les classes sociales prolétaires dominées par le bloc historique constitué des bourgeoisies compradores arabes et le capitalisme occidental en perte de vitesse (baisse tendancielle du taux de profit, concurrence des économies émergentes). Tous les subterfuges de légitimation de l’ordre politique des pays arabes sont aujourd’hui usés jusqu’à la corde. L’instrumentalisation des identités ethniques, religieuses ou culturelles, la menace d’un ennemi extérieur ou encore le chauvinisme le plus stupide ne fonctionne plus ou que d’une manière très relative.

Le processus historique actuel approfondit la contradiction première entre le système politique des Etats arabes et les évolutions sociales globales en régime capitaliste dominé. La révolution en cours en Palestine pourrait accélérer ce processus de décomposition du pouvoir politique instauré dans les pays arabes. En portant des coups décisifs contre la domination sioniste, les Palestiniens affaibliraient de manière décisive l’impérialisme et ainsi sa capacité à protéger ses alliés arabes. Des marxistes arabes des années 1960 et 1970 pensaient que la libération de la Palestine passait par la révolution arabe. La libération d’Al Qods devait passer nécessairement par la libération de Riyad. C’est plutôt le contraire. La libération du monde arabe passe par la révolution palestinienne. Gaza la prolétaire aura raison des bourgeoisies arabes et de leurs régimes politiques usés. Les ruses de l’Histoire nous réservent toujours des surprises.

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Source : Le Grand Soir
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