Par Jonathan Cook

La campagne de diffamation qui vise désespérément à défendre les crimes d’Israël met en lumière le cocktail empoisonné de mensonges qui sous-tend l’ordre démocratique libéral depuis des décennies.

Dans un sketch britannique populaire qui se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, un officier nazi positionné près de la ligne de front se tourne vers un collègue et, dans un moment de doute comique, lui demande brusquement : « Sommes-nous les méchants ? »

Cela fait près de trois mois que beaucoup d’entre nous ont l’impression de revivre cette scène, mais cette fois cela n’a rien de drôle.

Les dirigeants occidentaux ont non seulement soutenu verbalement la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza, mais ils ont également fourni une couverture diplomatique, des armes, et d’autres formes d’assistance militaire.

L’Occident est pleinement complice du nettoyage ethnique de quelque deux millions de Palestiniens, de l’assassinat de plus de 20 000 personnes et des dizaines de milliers de blessés, dont une majorité de femmes et d’enfants.

Les politiciens occidentaux ont insisté sur le « droit d’Israël à se défendre » alors qu’il a détruit des infrastructures essentielles à Gaza, y compris des bâtiments gouvernementaux, et qu’il a rendu le secteur de la santé inopérant. La famine et la maladie commencent à décimer la population survivante.

Les Palestiniens de Gaza n’ont nulle part où fuir, nulle part où se cacher des bombes israéliennes fournies par les États-Unis. S’ils sont finalement autorisés à s’échapper, ce sera vers l’Égypte voisine. Après des décennies de déplacements forcés, ils seront finalement exilés définitivement de leur patrie.

Et tandis que les capitales occidentales cherchent à mettre ces horreurs sans nom sur le dos du Hamas, les dirigeants israéliens laissent leurs soldats et les milices de colons, soutenus par l’État, se déchaîner en Cisjordanie, où, bien qu’il n’y ait pas de Hamas, ils attaquent et assassinent tous les Palestiniens qu’ils veulent.

En défendant la destruction de Gaza, les dirigeants israéliens n’hésitent pas à faire une analogie avec les bombardements des alliés sur des villes allemandes comme Dresde, sans se rendre compte que ces bombardements sont considérés depuis longtemps comme l’un des pires crimes de la Seconde Guerre mondiale.

Israël mène une guerre coloniale à l’ancienne, une guerre décomplexée, contre la population autochtone, du même genre de celles qui ont précédé l’édiction du droit humanitaire international. Et les dirigeants occidentaux l’encouragent.

Sommes-nous sûrs de ne pas être les méchants ?

La révolte des esclaves

L’attaque d’Israël contre Gaza suscite la nausée d’un grand nombre de personnes parce qu’on ne peut lui trouver aucune cause rationnelle. Elle fait l’effet d’un retour à la barbarie. Elle met à nu des pulsions occidentales primitives et hideuses qui ont été dissimulés pendant plus de 70 ans sous le vernis du « progrès x, à coup de discours sur la primauté des droits de l’homme, de création d’institutions internationales, de règles de la guerre, de revendications humanitaires.

Oui, toutes les justifications humanitaires étaient fallacieuses. Le Vietnam, le Kosovo, l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et l’Ukraine nous ont tous été vendus à coup de mensonges. Le véritable objectif des États-Unis et de leurs complices de l’OTAN était de piller les ressources d’autres pays, de préserver l’hégémonie de Washington sur le monde et d’enrichir l’élite occidentale.

La supercherie a été entretenue par une propagande extrêmement efficace qui a aveuglé beaucoup Occidentaux. Les guerres étaient supposées contrer la menace du communisme soviétique, ou celle du « terrorisme » islamique, ou celle d’un nouvel impérialisme russe. Et, cerise sur le gâteau, elles étaient supposées libérer les femmes opprimées, protéger les droits de l’homme et favoriser la démocratie.

Mais aucun de ces récits mensongers ne fonctionne dans le cas présent.

Il n’y a rien d’humanitaire dans le fait de bombarder des civils pris au piège à Gaza, de transformer en ruines leur minuscule prison, au point qu’elle semble avoir subi un tremblement de terre, alors que la catastrophe est entièrement d’origine humaine.

Même Israël n’a pas le culot de prétendre libérer les femmes et les filles de Gaza du Hamas, tout en les tuant et les affamant. Il ne prétend pas non plus vouloir répandre la démocratie. Au contraire, à l’entendre, Gaza est remplie d’ « animaux humains » et doit être « rasée ».

Les Occidentaux n’ont pas réussi à faire croire que le Hamas, un groupe de quelques milliers de combattants confinés à Gaza, menaçait véritablement le mode de vie de l’Occident.

Le Hamas n’a pas la capacité d’envoyer une ogive en Europe et encore moins en 45 minutes. Personne ne peut croire que leur prison à ciel ouvert, même avant sa destruction, était le cœur d’un empire islamiste prêt à envahir l’Occident et à le soumettre à la « charia ».

En fait, il est même difficile d’appeler guerre ce qui s’est passé à Gaza ces dernières semaines. Gaza n’est pas un État, elle n’a pas d’armée. Elle est sous occupation depuis des décennies et assiégée depuis 16 ans – un blocus pendant lequel Israël rationnait les calories qui rentraient dans la bande de Gaza pour qu’aucun Gazaoui ne mange à sa faim.

Comme l’a fait remarquer l’universitaire juif américain Norman Finkelstein, l’irruption du Hamas le 7 octobre n’est pas une guerre mais une révolte d’esclaves. Et comme toutes les rébellions d’esclaves de l’histoire – de celle de Spartacus contre les Romains à celle de Nat Turner en Virginie en 1831 -, elle ne pouvait pas être autrement que brutale et sanglante.

Sommes-nous dans le camp des gardiens de prison qui tuent tout ce qui bouge ? Devons-nous armer les propriétaires d’esclaves des plantations ?

Endoctrinement de masse

Un homme avec des sacs mortuaires à Jabalia, dans la bande de Gaza, le 9 octobre (Bashar Taleb, Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0).

Pour pallier à l’absence d’arguments convaincants en faveur du soutien à la campagne génocidaire d’Israël à Gaza, nos dirigeants sont obligés de mener une guerre parallèle contre le public occidental – ou du moins contre son droit d’expression.

Remettre en question le droit d’Israël à exterminer les Palestiniens de Gaza, scander un slogan appelant les Palestiniens à se libérer de l’occupation et du siège, souhaiter l’égalité des droits pour tous dans la région, tout cela est désormais assimilé à de l’antisémitisme.

Exiger un cessez-le-feu pour que les Palestiniens cessent de mourir sous les bombes, c’est haïr les juifs.

Nous nous rendrions tous compte que ces manipulations sont non seulement odieuses mais constituent elles-mêmes de l’antisémitisme, si nous n’étions pas soumis à un lavage de cerveau brutal et tatillon par notre classe dirigeante.

Ceux qui soutiennent le génocide israélien font comme si ce n’était pas seulement le gouvernement et l’armée d’ultra-droite d’Israël, mais tous les juifs, qui veulent la destruction de Gaza, le nettoyage ethnique de sa population et le meurtre de milliers d’enfants palestiniens.

C’est cela la véritable haine des juifs.

Mais cette opération d’intoxication massive a des racines dans le passé. Le bourrage de crâne a commencé bien avant le bombardement de Gaza par Israël.

Lorsque Jeremy Corbyn a été élu à la tête du parti travailliste en 2015, il a introduit pour la première fois un véritable programme anti-impérialiste au cœur de la politique britannique. En tant que fervent défenseur des droits des Palestiniens, il a été considéré par l’Establishment comme une menace pour Israël, un État client des États-Unis d’une importance cruciale qui était le pivot de la projection de la puissance militaire de l’Occident dans un Moyen-Orient riche en pétrole.

Les élites occidentales ont réagi avec une violence exceptionnelle à ce défi lancé à leur éternelle machine de guerre. Cela semble avoir été dûment noté par le successeur de Corbyn, Keir Starmer, qui s’est depuis lors assuré de présenter le Labour comme le principal supporter de l’OTAN.

Dès le début du mandat de Corbyn, l’Establishment a fait de son mieux pour maintenir le leader travailliste sur la sellette, détruire sa crédibilité bien établie de militant antiraciste et le faire passer pour un antisémite.

La campagne de diffamation n’a pas seulement porté atteinte à Corbyn personnellement, elle a aussi détruit le parti travailliste qui, à force de consommer toute son énergie dans des luttes intestines, a perdu toute chance de parvenir au pouvoir.

Campagnes de diffamation

La même stratégie a été appliquée à une grande partie de l’opinion publique britannique et étasunienne.

Ce mois-ci, la Chambre des représentants a adopté à une écrasante majorité une résolution assimilant l’antisionisme – en l’occurrence, l’opposition à la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza – à de l’antisémitisme. Les manifestants qui viennent réclamer un cessez-le-feu pour mettre fin aux massacres à Gaza sont qualifiés d’ « émeutiers », tandis que leur chant « du fleuve à la mer » appelant à l’égalité des droits entre les juifs israéliens et les Palestiniens est dénoncé comme un « cri de ralliement pour l’éradication de l’État d’Israël et du peuple juif ».

Il faut noter que tous ces efforts pour discréditer l’opposition au génocide, sont une forme d’admission involontaire de la classe dirigeante occidentale, qu’Israël – un État juif, peuplé de colons nationalistes fanatiques – ne pourra jamais accorder aux Palestiniens l’égalité, ni de réelles libertés, pas plus que l’Afrique du Sud de l’apartheid n’a pu le faire pour la population noire autochtone.

Dans une inversion complète de la réalité, l’opposition au génocide est maintenant qualifiée par les politiciens américains de soutien au génocide.

La démence de ces campagnes de diffamation est telle que les élites occidentales en arrivent à utiliser les institutions censées protéger la liberté d’expression et d’opinion pour l’interdire complètement.

Le Congrès a essayé de forcer les directeurs de trois grandes universités américaines – d’où sortiront les prochains membres de la classe dirigeante – à reconnaitre que les manifestations organisées sur les campus pour demander l’arrêt des massacres à Gaza faisait peser une menace antisémite sur les étudiants juifs.

L’ordre des priorités de l’Occident est dévoilé au grand jour : la protection des sensibilités idéologiques de la partie des étudiants juifs qui soutiennent ardemment le droit d’Israël à tuer des Palestiniens passe avant la protection des Palestiniens contre le génocide ou la défense de la liberté démocratique fondamentale des Occidentaux de s’opposer à un génocide.

Suite à la réticence des trois présidents d’université à céder à l’exigence des politiciens de censurer la liberté d’expression et d’opinion sur leur campus, une campagne a été lancée pour les forcer à la démission et appeler leurs donateurs à cesser de financer leurs universités.

L’une d’entre elles, Elizabeth Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, a déjà été contrainte de renoncer à ses fonctions.

Crises sur tous les fronts

Ces développements ne sont pas le résultat d’une étrange psychose collective qui se serait emparée temporairement des dirigeants occidentaux. Ils sont une preuve de plus de l’échec désespéré de l’Occident à renoncer à son habitude suicidaire de générer des crises sur tous les fronts.

Ils montrent que la classe dirigeante se rend compte qu’elle n’est plus invisible. Les gens ordinaires la voient et voient que ses intérêts sont à l’opposé des leurs. Les écailles tombent des yeux.

Le simple fait que l’on puisse à nouveau parler d’ « Establishment », de « classe dirigeante » et de « lutte des classes » sans avoir l’air d’être fou ou de revenir aux années 1950 montre à quel point la gestion des perceptions – et la manipulation des récits – si essentielles au maintien du projet politique occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, va dans le mur.

Les bruyantes déclarations d’intellectuels de la fin des années 1980 comme Francis Fukuyama, sur le triomphe de l’ordre démocratique libéral, – qu’il décrivait avec présomption comme « la fin de l’histoire » -, semblent aujourd’hui complètement absurdes.

Qui plus est, les élites occidentales n’ont manifestement aucune réponse à apporter aux plus grands défis de notre époque. Elles tâtonnent en essayant de gérer les paradoxes inhérents à l’ordre capitaliste que la démocratie libérale était censée résoudre.

La réalité est en train de percer l’habillage idéologique.

La crise climatique est la plus catastrophique. Le modèle capitaliste de consommation de masse et de compétition pour la compétition s’avère suicidaire.

Les ressources limitées – en particulier dans nos économies dépendantes du pétrole – font de la croissance une extravagance de plus en plus coûteuse. Ceux qui ont été abusivement élevés dans l’idée qu’ils auraient un meilleur niveau de vie que leurs parents sont de plus en plus désabusés et amers.

Et la promesse de progrès – de sociétés plus douces, plus nourricières et plus égalitaires – fait désormais l’effet d’une mauvaise blague à la plupart des Occidentaux de moins de 45 ans.

Des mensonges à la pelle

La croyance selon laquelle l’Occident est meilleur que le reste du monde commence à s’effriter même aux yeux du public occidental.

Mais cela fait longtemps que les pays étrangers qui ont été dévastés par la machine de guerre de l’Occident ou qui attendent leur tour ont compris. L’ordre démocratique libéral ne leur offre rien d’autre que des menaces et du chantage : la soumission ou la punition.

Voilà le contexte dans lequel s’inscrit le génocide actuel à Gaza. Les témoignages recueillis par les équipes d’Euro-Med Monitor confirment les rapports publiés par le journal israélien Haaretz sur les exécutions sur le terrain de détenus gazaouis. D’autres détenus sont morts après avoir été soumis à des tortures et des mauvais traitements extrêmes dans le camp de l’armée israélienne “Sde Teman”, situé entre Beersheba et Gaza – Photo : via Euro-Med Monitor

Comme il le prétend, Israël est en première ligne, mais il ne s’agit pas d’un choc des civilisations. Israël est un avant-poste exposé et fragile de l’ « ordre démocratique » libéral, et ce qui se passe à Gaza ouvre les yeux du monde entier sur l’infâmie et la toxicité des mensonges qu’on leur a servis sur la démocratie et le libéralisme.

Israël est un État d’apartheid qui se fait passer pour « la seule démocratie du Moyen-Orient ». Il fait passer ses forces d’occupation brutales pour « l’armée la plus morale du monde ». Et maintenant, il fait passer son génocide à Gaza pour “l’élimination du Hamas”.

Israël a toujours dû masquer ces mensonges par l’intimidation. Quiconque ose dénoncer ces tromperies est traité d’antisémite.

Mais cette tactique se révèle grossièrement provocante, voire inhumaine, quand il s’agit de mettre fin au génocide dans la bande de Gaza.

Où cela mène-t-il en fin de compte ?

Il y a près de dix ans, l’universitaire israélien et militant pour la paix Jeff Halper a écrit un livre intitulé War Against the People (La guerre contre le peuple), dans lequel il nous mettait en garde : « Dans une guerre sans fin contre le terrorisme, nous sommes tous condamnés à devenir des Palestiniens ».

Ce ne sont pas seulement les « ennemis » de l’Occident, mais aussi ses populations, qui en viendraient à être considérés comme une menace pour les intérêts d’une classe dirigeante capitaliste soucieuse de ses privilèges et de son enrichissement permanents, quel qu’en soit le coût pour le reste d’entre nous.

Ces mots – qui pouvaient paraître extravagants lorsqu’il les a écrits – semblent maintenant prémonitoires.

Gaza n’est pas seulement la ligne de front de la guerre génocidaire d’Israël contre le peuple palestinien. Il s’agit également d’une ligne de front dans la guerre menée par l’élite occidentale contre notre capacité à penser de manière critique, à développer des modes de vie durables et à exiger que les autres soient traités aussi dignement et humainement que nous voulons l’être nous-mêmes.

Oui, les lignes de front sont claires. Et quiconque refuse de se ranger du côté des méchants (c’est-à-dire du côté du monde prétendument libre, ndt) est l’ennemi.

Jonathan Cook

Jonathan Cook est le seul journaliste étranger en poste permanent en Israël (Nazareth depuis 2001). Ses derniers livres sont : « Israel ad the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the to Remake the Middle East » (Pluto Press) et « Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair » (Zed Books).


Source: Middle East Eye, 27 décembre 2023  (Traduction: Dominique Muselet)

Source : Arrêt sur Info
https://arretsurinfo.ch/…