Un homme est assis sur les décombres tandis que d’autres errent parmi les débris de bâtiments ciblés par les frappes aériennes israéliennes dans le camp de réfugiés de Jabaliya,
au nord de la bande de Gaza, le mercredi 1er novembre 2023.

Par Jean Shaoul

Première partie

Cet article sera publié en deux parties.

Des images aériennes diffusées sur les réseaux sociaux montrent l’ampleur sans précédent de la dévastation provoquée par le bombardement systématique de Gaza par Israël. Des quartiers entiers ont été rasés. Plus d’un million de personnes ont été contraintes de quitter leur foyer. Le bouclage par Israël des frontières de Gaza et la coupure de l’approvisionnement en nourriture, en carburant, en électricité et même en eau potable causent des souffrances inimaginables.

Le bilan quotidien des morts est effroyable.

En ciblant les hôpitaux, les écoles et autres lieux de refuge, il est de plus en plus évident que la double politique israélienne de bombardements massifs et de privation de tous moyens d’existence vise à chasser les Palestiniens de Gaza et à garantir qu’ils ne reviendront jamais. Il s’agit d’une politique planifiée qu’Israël cherche depuis des années à mettre en œuvre via le déplacement forcé de la population de Gaza vers le désert égyptien du Sinaï, comme l’ont révélé des fuites de documents rédigés par le ministère israélien du Renseignement et des interviews dans la presse israélienne. Dimanche, la publication en hébreu Mekomit a rapporté que « le document recommande le transfert forcé de la population de la bande de Gaza vers le Sinaï de façon permanente et appelle à ce que la communauté internationale soit mobilisée pour ce transfert ».

Alors que le nombre de Palestiniens en Israël et dans les territoires palestiniens occupés dépasse désormais légèrement celui des Juifs, le Premier ministre Benjamin Netanyahou et son gouvernement fasciste considèrent la guerre et le nettoyage ethnique comme la seule solution au « problème démographique ». S’adressant à la nation, il a promis que la réponse d’Israël à l’attaque palestinienne du 7 octobre contre Israël « changerait le Moyen-Orient » et que « ce que nous ferons à nos ennemis dans les prochains jours se répercutera sur eux pendant des générations ».

Cette guerre génocidaire contre les civils à Gaza est une escalade de la politique menée par la bourgeoisie israélienne depuis des décennies, visant à déposséder le peuple palestinien de ses terres, de ses propriétés et de ses maisons, pour laquelle l’élite dirigeante assume une amnésie historique collective.

Depuis la capture de la Cisjordanie et de Gaza en 1967, la politique israélienne à l’égard des Palestiniens, y compris la répression militaire et politique, est devenue encore plus stricte. Gaza a subi 16 ans d’un blocus étouffant de la part d’Israël, de l’Autorité palestinienne (AP) et de l’Égypte. Les Nations Unies avaient prédit en 2012 qu’il rendrait l’enclave assiégée inhabitable d’ici 2020, pour ensuite avertir en 2017 que cela se produisait plus rapidement que prévu.

Ces événements découlent inexorablement de l’établissement d’Israël comme réponse au problème de la persécution européenne des Juifs – où ils trouveraient un refuge sûr, la justice sociale et l’égalité. L’État était en réalité fondé sur la dépossession d’un autre peuple et maintenu grâce à l’escalade des guerres, à l’expansion territoriale et à la répression, parallèlement aux inégalités sociales dans le pays.

La première page du mémorandum sur le Mandat pour la Palestine et la Transjordanie, présenté au Parlement britannique en décembre 1922, avant son entrée en vigueur en 1923. [Photo: British government – Archive.org]

Précipitant une guerre avec ses voisins arabes qui dura jusqu’en 1949, Israël fut créé en 1948 sur 80 pourcent des terres contrôlées par les Britanniques dans le cadre du mandat accordé par la Société des Nations, où le roi Abdallah de Transjordanie, État client de la Grande-Bretagne, s’emparait de la Cisjordanie et l’Égypte de la bande de Gaza. C’était moins que ce que souhaitaient les différentes factions sionistes. Mais le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion, a adopté une approche pragmatique : établir d’abord un État juif et modifier ensuite les frontières.

La guerre de 1967 et le pillage par Israël des nouvelles colonies palestiniennes

La guerre de 1967 a fourni à Israël l’opportunité de modifier les frontières, niant que sa saisie de la Cisjordanie et de Gaza constituait une « occupation » de territoires étrangers puisqu’ils faisaient partie de la Palestine, et non de la Jordanie et de l’Égypte.

En juin 1967, après une période d’escalade du conflit avec la Syrie, Israël a saisi l’occasion offerte par le statut de leader de la nation arabe du président égyptien Gamal Abdul Nasser pour lancer une frappe préventive mais planifiée de longue date contre ses voisins arabes, visant à « améliorer » et élargir les frontières d’Israël de 1949. Il s’est emparé du plateau syrien du Golan, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est sous contrôle jordanien, qu’il a immédiatement annexés, ainsi que de la péninsule égyptienne du Sinaï, ainsi que de la bande de Gaza sous contrôle égyptien.

Chars israéliens avançant sur le plateau du Golan pendant la guerre des Six Jours, juin 1967 [Photo by Government Press Office (Israel) / CC BY-SA 4.0]

Même si Israël a restitué le Sinaï égyptien après la signature des accords de Camp David en 1979 avec le successeur de Nasser, Anwar Sadat, et une partie du Golan syrien après la guerre de 1973, il a conservé la majeure partie du Golan, de la Cisjordanie et de Gaza, où vivaient environ 1,4 million de Palestiniens, dont de nombreux réfugiés ayant fui ou été chassés de leurs foyers dans ce qui était devenu Israël en 1948.

Israël agit rapidement – certaines mesures ayant été prises avant même la fin de la guerre de cinq jours – pour intégrer ses territoires nouvellement conquis dans son économie. En effet, les territoires palestiniens devaient constituer une colonie des derniers jours – même après que les puissances européennes aient été contraintes d’accorder formellement l’indépendance à leurs colonies d’Afrique et d’Asie – ce qui allait avoir un impact dévastateur sur tous les aspects de la vie palestinienne, tout en bénéficiant à l’élite commerciale israélienne.

Le gouvernement travailliste israélien de Levi Eshkol imposa un régime militaire pour défendre sa politique de colonisation sur le terrain et pour soumettre les Palestiniens. Les Palestiniens étaient tenus de porter une carte d’identité et étaient soumis à des restrictions sur leur liberté de mouvement avec des couvre-feux et des barrages routiers. Toute résistance faisait l’objet de châtiments collectifs, de démolitions de maisons, de déportations forcées et de détentions sans procès.

Israël prit le contrôle des institutions financières et monétaires, obligeant ceux qui cherchaient des prêts de démarrage d’entreprise à se conformer aux réglementations israéliennes et rendant pratiquement impossible aux Palestiniens de s’industrialiser et de rivaliser avec les entreprises israéliennes. Il a remplacé les monnaies jordanienne, égyptienne et syrienne par son propre commerce palestinien étroitement contrôlé.

En 1983, Israël avait exproprié plus de 52 pour cent de la Cisjordanie, la plupart de ses terres fertiles. À la veille des accords d’Oslo de 1993, ces confiscations couvraient plus des trois quarts du territoire. Au cours des dix premières années de l’occupation, lorsque le Parti travailliste était au pouvoir, les premières colonies ont été construites autour de la population palestinienne de Jérusalem-Est et dans la vallée du Jourdain pour bloquer l’expansion des quartiers palestiniens de la ville et les « encourager » à partir. En 1977, 4500 Israéliens vivaient en Cisjordanie et 50.000 à Jérusalem-Est.

L’élection d’un gouvernement du Likoud dirigé par Menachem Begin en mai 1977 a transformé l’établissement de colonies en un projet ethno-religieux. Les colonies ont été construites grâce à une série d’incitatifs financiers dans le cœur biblique de la Cisjordanie, à côté des principales villes palestiniennes. En 1983, le nombre de colons en Cisjordanie était passé à 28.400.

Le Premier ministre israélien Menachem Begin prononce un discours à son arrivée aux États-Unis en 1978 pour une visite d’État.

Les restrictions sur la construction, le développement des infrastructures et l’accès aux aquifères ont bloqué le développement, y compris celui de l’agriculture dont dépendaient de très nombreux Palestiniens, et les ont forcés à quitter leurs terres, pour ensuite que les autorités confisquent les terres restées incultes. Ses anciens occupants ont été contraints de chercher du travail en Israël, en particulier dans le bâtiment et l’agriculture, où ils constituaient une réserve de main-d’œuvre bon marché pour les employeurs israéliens.

En 1974, un tiers de la main-d’œuvre palestinienne était employée en Israël, et une proportion encore plus élevée provenant de Gaza. Cette dépendance a ensuite permis à Israël d’utiliser le chômage comme une punition collective, fermant les frontières pendant les périodes de tension et les Intifadas de 1987-93 et 2000-05. Dans le même temps, la hausse des prix du pétrole dans les États du Golfe a encouragé les travailleurs palestiniens qualifiés à y chercher du travail. Dans les années qui ont suivi la guerre, environ 700.000 personnes devaient partir définitivement, dont un grand nombre ont été expulsées.

Cette politique visait à renforcer le contrôle israélien sur les Palestiniens et saper le soutien au chef du Mouvement national palestinien pour la libération (Fatah) Yasser Arafat de l’Organisation de libération palestinienne (OLP), et son engagement pour établir un État palestinien par la lutte armée. Au lendemain de la guerre de 1967, l’économie de la Cisjordanie a connu une croissance de 15 pour cent par an et celle de Gaza de 11 pour cent, alors que ces pays retrouvaient leurs niveaux d’avant-guerre. Mais dans le même temps, la part de l’industrie du PIB palestinien est passée de 9 pour cent en 1968 à 7 pour cent en 1987.

Rassemblement pour l’anniversaire du Mouvement de libération nationale palestinien (Fatah) dans la ville de Gaza [Photo by Fars Media Corporation / CC BY 4.0]

Selon l’ONU, la perte de revenus de l’économie palestinienne entre 1970 et 1987 était de 6 à 11 milliards de dollars, soit 13 pour cent du PIB. Ces changements ont rapidement transformé les territoires palestiniens d’une société diversifiée de paysans, de petits entrepreneurs et de professionnels en une classe ouvrière et une armée de réserve pour les employeurs israéliens, soumise aux diktats économiques et politiques du capital israélien.

Des développements internationaux plus vastes ont également eu des conséquences néfastes. Après le krach boursier de 1987-88, la chute des prix du pétrole, la diminution des opportunités de travail dans le Golfe, les politiques déflationnistes menées aux États-Unis, les coûts croissants de l’occupation et les déficits budgétaires et commerciaux qui en résultaient allaient conduire à une crise économique majeure en Israël, alors que l’inflation montait en flèche. Pour les Palestiniens, cela signifiait une forte baisse de la valeur de leurs salaires, des conditions de travail de plus en plus dégradées – déjà bien inférieures à celles de leurs homologues israéliens –, moins d’opportunités d’emploi et un soutien budgétaire moindre. Les colonies construites sur des terres palestiniennes confisquées et des terres saisies pour construire des routes réservées aux colons et sécuriser les colonies se sont développées, fragilisant davantage l’économie palestinienne.

Le ralentissement économique a été l’un des facteurs, avec la colère suscitée par l’occupation militaire d’Israël pendant 20 ans et sa guerre contre les Palestiniens et leurs alliés au Liban, qui ont conduit au déclenchement de la première Intifada (soulèvement) en 1987. Elle éclata largement hors du contrôle de l’OLP, dont la direction était alors basée à Tunis après avoir été chassée de Jordanie en 1970 et du Liban en 1982 et abandonnée par les régimes arabes.

Ces conditions, ainsi que le tournant plus large vers la politique islamiste dans le monde arabe après l’effondrement du panarabisme de Nasser, ont profité au Hamas (Mouvement de résistance islamique), affilié aux Frères musulmans, un groupe religieux bourgeois qu’Israël a d’abord parrainé et encouragé dans l’opposition au Fatah. Mais le Hamas, avec son fondamentalisme religieux, n’offrait qu’une forme de nationalisme plus extrême, articulant les intérêts de la bourgeoisie palestinienne et non ceux des ouvriers et des paysans.

Oslo resserre l’étau

L’Intifada débuta en décembre 1987 dans le camp de réfugiés de Jabalia, à Gaza, après qu’un camion des forces de défense israéliennes a percuté une voiture civile, tuant quatre travailleurs palestiniens, dont trois du camp. Il a fallu six ans à Israël pour réprimer le soulèvement, ce qui a coûté la vie à plus de 1000 Palestiniens et entrainé 175.000 arrestations et la destruction de 2000 maisons. Le conflit a dévasté l’économie palestinienne, le niveau de vie ayant chuté de 30 à 40 pour cent.

Barricades pendant la première Intifada [Photo by Abarrategi / CC BY-SA 4.0]

Le soulèvement a convaincu les dirigeants du parti travailliste israélien, absent du pouvoir depuis 1977, de la nécessité de parvenir à une sorte de compromis avec le chef de l’OLP, Arafat, et les voisins arabes d’Israël. La création d’un État palestinien contribuerait, pensaient-ils, à assurer la stabilité et le développement d’Israël et à maintenir sa majorité juive. Arafat et une Autorité palestinienne (AP) assumeraient le rôle d’Israël de contrôle des masses palestiniennes, en échange de l’acceptation de l’OLP comme seul représentant du peuple palestinien. Cette autonomie, espéraient les dirigeants israéliens, garantirait une dépendance économique continue, tout en ouvrant de nouveaux marchés que l’État de garnison israélien ne pourrait jamais s’offrir et en le transformant potentiellement en une puissance économique régionale.

À suivre

(Article paru en anglais le 3 novembre 2023)

Source : WSWS
https://www.wsws.org/fr/…