Le cimetière du camp de réfugiés de Jénine, avec les photos de ceux qui sont tombés récemment,
affichées sur les murs
Gideon Levy
Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 29/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le camp de réfugiés de Jénine s’est transformé en une véritable forteresse : des chevaux de frise en acier à chaque coin de rue, des caméras de sécurité, la surveillance de tout étranger qui ose entrer, des centaines d’hommes armés qui se préparent à la prochaine incursion de l’armée. Et le sang va couler.
Dans le camp de réfugiés de Jénine, trois tombes à ciel ouvert attendent les prochains habitants tués par les forces de défense israéliennes. Ici, les tombes sont creusées à l’avance et, malheureusement, elles ne restent pas vides très longtemps. Près de 50 combattants armés et autres ont été tués ici au cours de l’année écoulée par des soldats israéliens. Le camp, situé dans le nord de la Cisjordanie, traverse sa période la plus difficile et la plus violente depuis la seconde Intifada, il y a une vingtaine d’années.
Le cimetière regorge de tombes – c’est déjà la troisième nouvelle section créée depuis l’Intifada et la plupart des tombes sont occupées. À la fin de la semaine dernière, le premier matin de la fête de l’Aïd El Fitr marquant la fin du mois sacré du Ramadan, comme le veut la coutume, l’endroit était animé par des milliers de personnes, des familles endeuillées et des amis des morts, dans le camp le plus militant des territoires occupés.
Pour ceux qui cherchent une autre similitude entre nous et eux : comme lors du Jour du Souvenir en Israël, lors de cette importante fête musulmane, des familles ne se sont pas rendues sur la dernière demeure de leurs proches en raison de la présence de politiciens – dans ce cas, de l’Autorité palestinienne – qui n’osent normalement pas entrer dans le camp. Pour protester contre la présence des politiciens, les familles se sont rendues au cimetière de Jénine la veille de la fête ou ont attendu qu’elle soit terminée.
Le dernier jour de l’Aïd El Fitr, lundi dernier, une mère endeuillée a arrosé les fleurs sur la tombe fraîchement creusée de son fils à l’aide d’un arrosoir en plastique. Les parents à qui nous avons parlé ont évoqué leurs fils avec un mélange de douleur et de fierté. Comme en Israël.
D’un point de vue visuel, le cimetière est à couper le souffle. D’immenses photographies aux couleurs vives des derniers chouhada (martyrs) du camp sont accrochées tout le long de la clôture extérieure, tandis que d’autres portraits s’affichent sur les nouvelles tombes. Les tombes des combattants, issus de toutes sortes de groupes militants, se ressemblent et sont mieux entretenues que les autres. De petits parterres de fleurs entourent chaque tombe, comme dans nos cimetières militaires. Les trois tombes ouvertes rendent la scène encore plus obsédante.
Au coin de la rue, à l’extérieur, des photographies grand format marquent le mémorial improvisé où la journaliste d’Al Jazeera, Shireen Abu Akleh, a été le 11 mai dernier – probablement par les forces de défense israéliennes, selon les enquêtes menées par les principaux médias internationaux et les groupes de défense des droits humains. Une fumée blanche s’élève des tas d’ordures en feu autour de l’endroit où elle est tombée.
Ce cimetière, situé à la périphérie du camp, raconte l’histoire des morts. Une visite au cœur du camp révèle l’étonnante histoire des vivants.
Nos hôtes ont d’abord eu peur de nous emmener au cimetière, puis ont transigé en nous permettant de l’apercevoir depuis la fenêtre de la voiture. Finalement, ils nous ont permis de sortir pour prendre une photo, mais nous ont demandé de revenir rapidement et de disparaître derrière les vitres sombres de leur SUV Toyota dernier modèle, une voiture volée dont les plaques d’immatriculation ont été arrachées, qui s’est élancée dans les allées du camp. Notre chauffeur portait un fusil M16 en bandoulière et des chargeurs de munitions étaient coincés dans la pochette de la banquette arrière. Bienvenue dans le camp de réfugiés de Jénine.
Lors de nos précédentes visites, nous ne nous étions jamais sentis aussi menacés ; nos hôtes n’avaient jamais craint autant pour notre sécurité. Mais cette fois-ci, quelques instants seulement après que notre voiture immatriculée en Israël a franchi l’entrée du camp, les groupes WhatsApp et Facebook locaux bruissaient déjà de la nouvelle de la présence d’Israéliens dans le camp.
Il y a plus de photos de chouhada dans les allées aujourd’hui que lors de la grande invasion des forces israéliennes, pendant l’Intifada. Presque tous les garçons tiennent un fusil jouet, et nous avons vu une fille avec un fusil. Mais la véritable innovation de ces derniers mois, ce sont les chevaux de frise qui ont été érigés dans le but de ralentir toute incursion de l’armée israélienne. À chaque intersection et à chaque entrée du camp, à l’exception d’un seul, ces chevaux de frise en acier se trouvent sur le bord de la route pendant la journée et, chaque nuit, vers 23 heures, ils sont mis en travers pour bloquer la circulation.
Ces chevaux de frise, que les FDI enlèvent parfois à l’aide d’énormes bulldozers ou en les faisant exploser, retardent l’entrée des forces et donnent aux militants du camp le temps de s’organiser. Les caméras de sécurité, installées à chaque coin de rue, sont une autre nouveauté dans le paysage de ce camp devenu forteresse. En cas de raid imminent de l’armée, les observateurs placés aux portes d’entrée sonnent l’alarme dans tout le camp. Parfois, les soldats qui s’approchent tirent sur les transformateurs électriques, coupant l’électricité et laissant le camp dans l’obscurité totale.
Il n’y a pas une seule nuit de calme ici.
Les maisons du camp de Jénine sont plantées sur le flanc d’une colline, qui est surmontée d’un certain nombre d’habitations relativement nouvelles et plus spacieuses. L’acteur israélo-palestinien assassiné Juliano Mer-Khamis et sa famille ont vécu là-haut, tout comme l’activiste local Zakaria Zubeidi avec sa femme, ses enfants et sa famille élargie.
L’histoire de la famille Zubeidi en quelques mots : sur six frères, deux ont été tués et trois sont emprisonnés en Israël, tous après avoir purgé de longues peines derrière les barreaux. Aujourd’hui, un seul d’entre eux, Abed, est libre ; il a également été incarcéré dans le passé, pendant six ans. La mère des Zubeidi, Samira, a été tuée lors de l’invasion des FDI en 2002 ; leur père, Mohammed, est mort d’un cancer en 1993, à l’âge de 45 ans, après avoir été empêché, à un moment donné, de se rendre au centre médical Hadassah de Jérusalem pour y recevoir un traitement médical. Après la mort de Mohammed, deux de ses fils, Zakaria et Obed, alors détenus dans une prison israélienne, n’ont pas été autorisés à assister aux funérailles.
Jamal Zubeidi, l’oncle des frères, qui les a élevés comme un père par la suite, a perdu son propre fils, Na’im, l’année dernière, ainsi que son gendre Daoud, qui était marié à la fille de Jamal et était un autre des frères de Zakaria et Obed. Les photos des morts, que nous connaissions depuis des années, depuis l’enfance, sont accrochées dans le salon de la maison de Jamal. C’est un homme noble, impressionnant et raffiné – un Job local.
En roulant à toute allure dans les ruelles du camp, nous voyons des choses plus sinistres que par le passé. Quelque chose de lourd et de menaçant plane sur ce camp densément peuplé ; il y règne un sentiment inquiétant que l’on ne retrouve pas dans les autres camps de réfugiés de Cisjordanie. Des hommes armés passent comme des ombres dans les rues, un pick-up conduit par des membres de la katiba (bataillon) se fraye un chemin, couvert avec un filet de camouflage militaire. Sous la partie ouverte à l’arrière, il peut y avoir des armes, des combattants ou des barrières métalliques à déposer à différents endroits du camp, selon les besoins. La katiba est une union de toutes les forces combattantes présentes ici. Les combattants du Fatah, du Hamas, du Jihad islamique, des bataillons des martyrs d’Al Aqsa, d’Ezzedine Al Qassem et des bataillons d’Al Quds sont tous réunis dans le cadre de la katiba et travaillent de concert. Lors des funérailles et des événements commémoratifs, des centaines de ces militants se présentent, faisant étalage de leur puissance et de l’armement en leur possession.
La dernière incursion à Jénine a eu lieu une semaine avant notre visite ; la dernière personne tuée dans cette ville est tombée il y a environ 40 jours. Lors de notre visite vendredi dernier, une cérémonie commémorative était organisée pour ce jeune homme – Nidal Hazem, un cousin de Raad Hazem, qui a perpétré l’attaque terroriste dans la rue Dizengoff qui a tué trois Israéliens en avril 2022, pendant le Ramadan. Nidal a été tué dans la rue Abou Bakher à Jénine avec un ami et un garçon de 14 ans, lors d’un raid de l’armée. D’où la méfiance qui règne dans le camp. Les chefs des milices ne font pas confiance aux journalistes israéliens, qui les ont presque tous déçus en adoptant ce qu’ils considèrent comme le récit israélien tordu de ce qui se passe réellement à Jénine. Ils ne font pas non plus confiance aux médias internationaux.
Les militants locaux et les autres personnes figurant sur la liste des personnes recherchées par Israël se cachent beaucoup moins qu’auparavant. « Quoi qu’il arrive, ça arrivera », nous ont dit certains avec insistance. Cela explique aussi pourquoi ils sont plus prompts que jamais à appuyer sur la gâchette. Ils n’hésitent pas à ouvrir le feu partout où se trouvent des soldats. Si la vie a toujours été bon marché ici, la mort est désormais proposée à un prix défiant toute concurrence. Le soutien de l’opinion publique aux militants atteint également un nouveau sommet. S’il y avait autrefois des gens qui avaient des réserves sur les actions des militants, aujourd’hui le camp est derrière eux, comme un seul homme. Il n’y a plus rien à perdre.
En face de l’hôpital gouvernemental de Jénine, à l’entrée du camp, se trouve toujours la sculpture d’un cheval créée par l’artiste allemand Thomas Kilpper à partir de la ferraille de divers véhicules, dont des ambulances, que l’armée israélienne a détruits lors de l’opération “Bouclier défensif” en mai-juin 2002. Aujourd’hui, 20 ans plus tard, la sculpture est ornée de photos de ceux qui sont tombés au cours de l’année écoulée.
Si le temps semble parfois s’arrêter dans le camp de réfugiés de Jénine, il semble aussi ne jamais s’arrêter, ne serait-ce qu’un instant.
Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/…
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