Shlomo SandCrédit photo : Editions La Découverte

Par Shlomo Sand

Shlomo Sand, historien israélien, analyse le résultat des dernières élections. Il se dit surpris par la symbiose entre nationalisme et religion. Il en décrypte les raisons et dénonce un recul du libéralisme politique qui transforme son pays en un régime d’apartheid.
Les nouveaux députés en Israël ont prêté serment sur fond de difficiles tractations pour la formation d’un gouvernement mené par Benyamin Netanyahou. Celui-ci est à la peine avec ses alliés d’extrême droite. Forts de leur succès, ces derniers entendent occuper des ministères clés comme la Sécurité, la Défense ou les Finances. L’historien israélien Shlomo Sand livre ses inquiétudes.

Est-ce que cette victoire de Netanyahou lors des dernières élections législatives et surtout cette percée de l’extrême droite (14 sièges) vous ont surpris ?
Oui, car je n’avais pas imaginé que l’extrême droite raciste pourrait recueillir tant de suffrages. On savait que Netanyahou pouvait gagner les élections parce que la société israélienne est divisée. La moitié pour, la moitié contre lui. D’un point de vue numérique, ça n’a pas changé. Mais la percée de l’extrême droite est très forte. Et une grande partie des juifs orthodoxes sont devenus nationalistes. Le phénomène le plus important de ce scrutin est la symbiose entre nationalisme et religion. Ce n’est pas exceptionnel dans le monde, mais c’est la première fois en Israël qu’ils arrivent au pouvoir.
Ce poids électoral vient surtout de la jeunesse et des classes sociales les plus défavorisées, dans les villes au sud de Tel-Aviv, et qui étaient autrefois religieuses. On a donc une jeunesse très raciste et nationaliste, phénomène couplé à la grande faiblesse de la gauche sioniste (ce n’est pas nouveau) et, surtout, la fin de cette gauche sioniste. Jamais dans l’histoire d’Israël, elle n’a été aussi faible. Il y a un recul du libéralisme politique israélien.
Je n’ai jamais considéré Israël comme un pays démocratique parce qu’il se pense comme une démocratie juive alors que 21 % de la population ne sont pas juifs. Ce recul du libéralisme politique est évident quand on entend les attaques menées contre l’autonomie du système juridique. Il ne faut pas oublier que les racines idéologiques de cette extrême droite sont à chercher chez le rabbin Meir Kahane, un raciste juif américain qui, dans les années 1970-1980, a joué un petit rôle dans la politique israélienne. À l’époque, il était suivi par 2 % de la population. Aujourd’hui, les partis qui se réclament de ses idées ont remporté 12 % des votes. C’est plus grave que Netanyahou arrivant au pouvoir.

Comment en est-on arrivé là ?
D’abord, c’est l’idéologie générale sioniste qui considère l’État d’Israël comme l’État des juifs. Une idée qui se diffuse partout, jusqu’à la gauche sioniste. Ce qui veut dire que cet État n’est pas celui de ses citoyens mais celui des juifs. En clair, cet État serait plus proche d’un juif qui habite à Paris que d’un Arabe israélien vivant sur place. État juif donc et pas État israélien. Il y a des citoyens de seconde zone, sans parler de ceux dans les territoires occupés qui n’ont aucun droit. Cette idéologie de base est la première raison du développement de cet extrémisme. Le deuxième élément est la révolte des jeunes Arabes israéliens au printemps 2021. Cela a été une grande surprise pour les Israéliens, qui ne pensaient pas qu’une telle révolte puisse avoir lieu. Et une surprise surtout pour le lumpen­prolétariat israélien (prolétariat en haillons, selon la formulation de Marx et Engels – NDLR). Cette couche pauvre était choquée d’abord de voir que les Arabes israéliens investissaient des métiers supérieurs comme médecins ou ingénieurs, avec une conscience nationale de plus en plus importante et une solidarité avec les Palestiniens de Cisjordanie de plus en plus affirmée.

Qu’est-ce qui fait que les jeunes juifs israéliens sont attirés par les sirènes de l’extrême droite ?
En premier lieu, parce que la gauche est incapable de proposer une solution viable à ce conflit permanent. Mais aussi parce que la majorité des Israéliens se demandent comment les Palestiniens osent résister. Et comme il n’y a pas de pression internationale sur Israël – aujourd’hui moins que jamais –, la conséquence a été le renforcement d’un électorat qui exige de plus en plus l’éradication de la révolte palestinienne par tous les moyens possibles. La gauche et le centre sont apparus comme responsables de la perpétuation de cette résistance palestinienne. C’est un phénomène psychopolitique ! Parce que l’Israélien moyen se demande, après cinquante-cinq ans d’occupation, à quoi résistent les Palestiniens. Tout ça dans un contexte d’affaiblissement mondial de la gauche.

En réalité, ce que vit Israël avec cette montée en puissance de l’extrême droite, n’est-ce pas l’aboutissement historique du sionisme ?
Je viens de terminer un livre, qui devrait s’intituler Apartheid ou État binational. J’y fais une recherche archéologique à travers la pensée et la sensibilité sionistes de la fin du XIXe siècle. Je mets en exergue ceux qui ont dit qu’un État juif au Proche-Orient n’est pas possible. Cela veut dire qu’il n’est pas possible de construire un État souverain juif dans cette région. Je fais référence à des figures comme celles d’Ahad Ha-Am (pas moins important que Herzl) ou Martin Buber, qui ont toujours proposé un État binational. On a toujours eu un problème avec le mot apartheid parce qu’il y a des différences entre la discrimination envers les Arabes et celle contre les Noirs en Afrique du Sud. Mais nous sommes aujourd’hui, avec ce nouveau gouvernement, dans une situation d’apartheid plus ouverte, plus classique. En 1977, quand Menahem Begin (Likoud) a été élu, il était évidemment pour l’annexion des territoires palestiniens. Mais il était pour donner une citoyenneté aux populations occupées parce que, disait-il, sinon Israël sera un régime d’apartheid.

Quelles conséquences en tirez-vous ?
Je crois qu’on peut arrêter de parler de deux peuples, deux États. Ce discours est terminé. Il y a plus de 900 000 juifs israéliens qui habitent en Cisjordanie, dans les territoires palestiniens occupés. Avec ce nouveau gouvernement qui va se mettre en place, l’annexion réelle de tous les territoires va se poursuivre. Et comme il s’agit d’un régime qui possède l’arme nucléaire, le monde doit s’inquiéter.

Pierre Barbancey
L’Humanité du 17 novembre 2022

Source : Assawra
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