Jean Bricmont. D. R.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Le professeur émérite de physique théorique à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et membre de l’Académie royale de Belgique, Jean Bricmont, est catégorique : il faut dissoudre l’Alliance atlantique, parce que, argumente-t-il, «elle ne sert à rien de constructif». «Les Occidentaux pensent qu’ils ont un droit quasi divin de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays du monde», souligne-t-il dans cette interview.

Mohsen Abdelmoumen : Quel regard portez-vous sur le conflit qui se déroule en Ukraine en ce moment ?

Jean Bricmont : C’est le plus important conflit du XXIe siècle, pour le moment, et son enjeu ne concerne pas l’Ukraine ou l’est de l’Ukraine, mais l’ensemble des relations Nord-Sud. La preuve en est que les pays comptant la grosse majorité de l’humanité (plus de 80%) ont refusé d’appliquer les sanctions américaines contre la Russie, alors que «l’opération militaire spéciale» est une claire violation du droit international, lequel est sacro-saint aux yeux des pays du Sud. Ils ont condamné l’opération spéciale à l’ONU, ce qui était le minimum syndical, puis n’ont rien fait.

Pour les Etats-Unis qui, après la chute de l’URSS, ont décidé qu’eux, et eux seuls, allaient diriger un monde unipolaire et qui ont pu s’attaquer impunément à l’Irak (deux fois) à la Yougoslavie, la Libye, la Syrie, l’Afghanistan, ainsi que, par le biais de sanctions, à Cuba, au Venezuela, à l’Iran, au Nicaragua, etc., le fait que la Russie leur résiste et que les pays du Sud voient cette résistance avec sympathie est un choc terrible et probablement une surprise.

De plus, loin de les séparer, ce conflit et l’arrogance américaine qui l’accompagne ont rapproché la Russie et la Chine (et même l’Inde), ce qui, à nouveau, est extrêmement déplaisant pour les Etats-Unis.

Bien sûr, il est trop tôt pour savoir quelle sera l’issue du conflit : l’OTAN jette une grosse partie de ses forces dans la bataille mais la Russie, si elle y est contrainte, le fera aussi. De cette issue dépendra en grande partie l’avenir du monde.

L’Europe a déjà donné 19 milliards d’euros à l’Ukraine et va lui donner 1.5 milliards par mois. Comment expliquez-vous qu’au moment où les peuples européens vivent dans la précarité la plus totale, la Commission européenne offre tout cet argent au régime ukrainien alors que l’Ukraine ne fait pas partie de l’Union européenne ?

L’Europe, c’est-à-dire l’UE, n’a rien de démocratique et ne dépend absolument pas de la volonté des peuples. Donc, elle fait ce qu’elle veut, en suivant en général la politique américaine.

Poutine affirme que l’Occident «est incapable de diriger seul l’humanité, mais il tente désespérément de le faire, et la plupart des nations du monde ne sont plus disposées à le supporter». Sommes-nous en train de vivre la fin de l’hégémonie américaine et l’avènement d’un nouvel ordre mondial ?

J’ai tendance à le penser, et à long terme je pense que c’est inévitable, mais une défaite militaire de la Russie en Ukraine, qui est toujours possible, retarderait considérablement cette échéance.

La minorité oligarchique qui dirige l’Occident n’est-elle pas devenue complètement folle en s’engageant dans une guerre contre la Russie ?

Oui si elle échoue, non si elle réussit. Tout dépend de l’issue de la bataille sur le terrain, en Ukraine.

Comment expliquez-vous la censure que subissent certaines voix qui ne vont pas dans le sens de la propagande atlantiste ?

Comme toutes les censures dans tous les systèmes de pouvoir : ils tendent à censurer comme ils le peuvent les opinions qui leur résistent.

Faut-il dissoudre l’OTAN ?

Oui, mais précisément parce qu’elle ne sert à rien de constructif, les bureaucrates qui vivent de cette organisation n’ont aucune envie qu’elle soit dissoute, et ils disposent de pas mal de moyens de propagande pour s’opposer à une telle éventualité.

Les factions palestiniennes se sont réunies à Alger donnant naissance à la Déclaration d’Alger. Quel regard portez-vous sur cette réunion qui a remobilisé le peuple palestinien dans la résistance ?

C’est bien si ces factions sont unies. Mais le rapport de force reste disproportionné en faveur d’Israël : peu de soutien effectif des pays arabes, soutien massif des EU en faveur d’Israël, censure très efficace en Occident de la part des lobbys pro-israéliens.

La lutte juste du peuple sahraoui est méconnue en Occident. Comment expliquez-vous l’hypocrisie occidentale qui enfouit cette question alors qu’il s’agit de la lutte légitime du peuple sahraoui pour recouvrer son indépendance ?

Je pense que les gouvernements occidentaux se fichent pas mal de savoir si une lutte est juste ou non. La cause du peuple sahraoui est très marginale, et avoir de bonnes relations avec le Maroc est évidemment plus important pour eux.

Après les représentants américains menés qui ont menacé de sanctions contre l’Algérie à cause de ses achats d’armes russes, un député belge, Hugues Bayet, a, lui aussi, menacé l’Algérie de la mettre au ban des nations parce qu’elle soutient la lutte du peuple sahraoui. Comment expliquez-vous cette arrogance propre aux classes dirigeantes occidentales ?

C’est l’idéologie de l’ingérence humanitaire : depuis des siècles, les Occidentaux pensent qu’ils ont un droit quasi divin de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays du monde. Il n’y a là rien de neuf.

N’allons-nous pas assister en Europe à des mouvements sociaux de grande ampleur contre cette oligarchie qui a plongé les peuples européens dans la misère et la précarité ?

Je l’espère mais je n’en suis pas sûr : d’une part, la répression peut être très forte et la crise est présentée comme un phénomène naturel ou, pire, comme entièrement due aux Russes. Pour réussir, un mouvement social doit avoir une direction ayant une vue claire de la situation. Mais aucun mouvement que je connais n’établit de lien clair entre la crise et les sanctions antirusses.

Quelle est votre opinion concernant la vague de russophobie en Occident ?

Elle est en partie due au fait que Poutine conteste explicitement la volonté hégémonique de l’Occident et en partie due à des haines ethniques venant des descendants de populations de l’ancien empire russe (Polonais, Baltes, Ukrainiens, Juifs). Il y a aussi un revanchisme allemand qui ne dit pas son nom.

Vous avez cosigné un livre avec Noam Chomsky. L’analyse de Chomsky et Herman dans La Fabrique du consentement n’est-elle pas toujours pertinente et à lire absolument ?

Oui, bien sûr mais, justement pour cette raison, elle est presque totalement ignorée même parmi ceux qui se pensent critiques du système.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est Jean Bricmont ?

Jean Bricmont est un physicien belge. Il est professeur émérite de physique théorique à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et est membre de l’Académie Royale de Belgique. Il a obtenu son Doctorat en 1976 à l’Université catholique de Louvain. Il a travaillé en tant que chercheur à l’Université Rutgers et a ensuite enseigné à l’Université de Princeton, aux États-Unis. Ses recherches lui ont valu deux distinctions : le prix J. Deruyts de l’Académie Royale de Belgique en 1996 et le prix quinquennal FNRS (A. Leeuw-Damry-Bourlart) en 2005. Membre du comité de parrainage scientifique de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), il en a été le président de 2001 à 2006 et en est depuis l’un des deux présidents d’honneur. Il milite contre les dérives postmodernistes et contre les restrictions à la liberté d’expression en France, notamment en demandant l’abrogation de la loi Gayssot.

Jean Bricmont est aussi connu comme étant un activiste rationaliste qui s’associe aux intellectuels américains tels que Noam Chomsky, Alan Sokal, etc. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : « Impostures intellectuelles » (2003) avec Alan Sokal ; Impérialisme humanitaire : Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? avec François Houtart (2005) ; Making Sense of Quantum Mechanics (2016) ; Chomsky Notebook (2010) avec Julie Franck et Noam Chomsky ; Hidden Worlds in Quantum Physics avec le Dr. Gérard Gouesbet (2013) ; Occupy avec Noam Chomsky (2013 ); Raison contre pouvoir : Le pari de Pascal avec Noam Chomsky (2009) ; Le monde qui pourrait être : Socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme avec Bertrand Russel (2014) ; A l’ombre des Lumières : Débat entre un philosophe et un scientifique avec Régis Debray (2003), etc.

Source: Mohsen Abdelmoumen
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…

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