Par Christelle Néant
La situation en région de Kharkov, puis la perte de Krasny Liman, ont engendré beaucoup de débats en Russie sur la façon dont l’armée russe opère en Ukraine, et sur les responsabilités de tel ou tel officier supérieur dans ces échecs. N’ayant pas de formation militaire, j’ai néanmoins été formée à différentes disciplines qui m’ont enseignée des principes applicables à plusieurs domaines. Cet article est une analyse de ce que je perçois comme étant au moins une partie des causes de ces échecs, et des suggestions pour régler plusieurs de ces problèmes.
Commençons par le début et analysons les causes potentielles de l’échec de l’armée russe en région de Kharkov puis de Krasny Liman. Certains comme Ramzan Kadyrov, et Evgueni Prigojine ont pointé la responsabilité du général Alexandre Lapine, qui dirige les troupes russes sur cette portion du front. Plusieurs journalistes dont Alexandre Khartchenko, ont défendu le général russe, en soulignant qu’il avait demandé la mobilisation dès le mois de juin, et qu’il a fait du mieux qu’il pouvait avec le peu qu’il avait. Ces journalistes ont pointé des problèmes d’ordre systémique, et appelé à cesser de chercher des boucs émissaires.
Comme souvent je pense que la réalité est entre les deux. Il y a des officiers qui font mal leur travail, ou commettent des erreurs (l’erreur est humaine et seuls ceux qui ne font rien ne font pas d’erreurs), et qui doivent être identifiés et éventuellement punis. Entre autre ceux qui ont assuré à leur hiérarchie que leurs hommes étaient prêts au combat alors que ce n’était parfois pas le cas.
Mais le plus gros problème vient à mon sens de l’inertie issue de la taille immense de l’armée russe, et des difficultés d’interaction avec les autres unités militaires (Wagner, milices populaires, volontaires) présentes sur le terrain (entre autres des problèmes de systèmes de communications sécurisées incompatibles entre eux). Comme l’a souligné un collègue journaliste, lorsque des coordonnées de cibles et un ordre de tir demandés par une unité de la milice populaire ou de volontaires doivent être validés par un trop grand nombre d’officiers avant de redescendre jusqu’à l’unité d’artillerie russe, il y a de bonnes chances pour que les dites cibles ne soient plus là.
Comme le dit la philosophie UNIX, « small is beautiful » (ce qui est petit est beau). Pourquoi ? Parce que plus un système est gros, plus il y a de risques qu’un composant interfère avec un travail d’un autre (ou le ralentisse), et plus l’inertie de ce système augmente. En clair plus un système est gros moins il est capable de s’adapter car il faut retoucher trop de composants, et devant la difficulté à le faire, beaucoup abandonnent en se disant « pourquoi tout changer alors que cela fonctionne ? », jusqu’au moment où cela ne fonctionne plus…
De par leur taille plus réduite, les unités de la milice populaire, des bataillons tchétchènes, les unités de volontaires comme les Bars, ou celles de Wagner ont montré une meilleure adaptabilité aux nouvelles conditions de combat. Car il y a moins d’inertie et de hiérarchie qui interfèrent avec les processus d’adaptation.
Et alors qu’en ce moment même des mobilisés russes sont en train de s’entraîner avec des soldats des milices populaires de la RPD et de la RPL (ce qui de mon point de vue est une excellente idée), j’aimerai soumettre quelques idées, qui sont ouvertes à la critique et aux suggestions d’amélioration.
Je pense qu’il serait bon que les mobilisés ne fassent pas que s’entraîner avec les soldats de la milice populaire mais qu’ils soient intégrés à leurs unités, plutôt que d’être envoyés dans des unités de l’armée russe. Pourquoi ? Déjà parce qu’ils perfectionneront ainsi sur le terrain leur entraînement au combat avec des soldats et des commandants aguerris aux techniques actuelles de combat et aux tactiques ukrainiennes.
De plus, ils pourront acquérir plus facilement au sein de ces unités des réflexes adaptatifs grâce à leur taille plus réduite. Ils pourront ensuite importer ces réflexes adaptatifs (comme le fait de toujours réfléchir à la façon de faire mieux, même si le système actuel marche apparemment bien) dans l’armée russe plus facilement, grâce au fait qu’ils seront plusieurs centaines de milliers (dispersés ensuite dans un grand nombre d’unités différentes) à avoir acquis ces réflexes.
Deux autres principes qui me semblent importants, sont ceux que l’on retrouve dans le survivalisme ou la permaculture : polyvalence et redondance. Il faut que chaque élément puisse être utilisé pour plusieurs fonctions et chaque fonction doit être couverte par plusieurs éléments et non un seul.
Au lieu d’avoir une énorme unité d’artillerie russe séparée des autres unités qui sont sur le front, et avec qui la communication est compliquée par les problèmes d’interopérabilité des systèmes de transmission, il faudrait à mon sens, avoir des unités plus petites mais polyvalentes et toutes centrées sur un commandement unique et plus petit, et un seul système de communication.
En clair, il faudrait avoir sur le front des petites unités comportant à la fois infanterie, artillerie, chars d’assaut, et unités de reconnaissance tant au sol que par drones, qui sont autonomes les unes des autres, mais qui peuvent faire appel aux unités voisines (ou être remplacées par elles) en cas de problème (surnombre de l’ennemi qui nécessite des renforts, ou élimination d’une des unités qui est alors de suite remplacée par les voisines par exemple). Polyvalence et redondance.
En laissant aussi plus d’autonomie aux commandants de ces unités, tout en assurant la cohérence tactique globale au niveau du quartier général russe, cela permettra d’accélérer les prises de décision sur le terrain, et donc la réactivité aux attaques ukrainiennes. Nous ne sommes plus en 1942 où la reconnaissance était un processus lent. Nous sommes à l’ère des satellites et des drones. Il faut donc adapter la vitesse de décision en décentralisant au maximum ce qui peut l’être, réduisant ainsi drastiquement le nombre d’étapes hiérarchiques nécessaires pour valider un ordre.
L’armée russe doit aussi laisser plus de liberté d’initiative venant « d’en bas ». Je sais qu’il y a eu par exemple des grosses discussions publiques sur la nécessité de modifier les logiciels des drones commerciaux utilisés pour éviter leur piratage, et que pour cela il faut une centralisation des efforts pour unifier les modifications logicielles. Certes. Mais on retombe alors sur le problème de l’inertie du « mastodonte ». Or je suis certaine que sur le terrain il y a des soldats qui ont des compétences informatiques suffisantes pour proposer une solution qui pourrait ensuite être rapidement adoptée de manière générale. Mais pour cela il faut permettre et encourager publiquement ces initiatives afin qu’elles aient lieu et même qu’elles se multiplient.
Enfin le dernier point qui me semble important est le contre-pouvoir. Les erreurs commises au début de la mobilisation en Russie, ou en région de Kharkov et Krasny Liman ont obligé les journalistes russes à endosser ce rôle, et à résoudre les problèmes en les dénonçant publiquement. Cela montre que les journalistes russes jouent très bien leur rôle de 4e pouvoir, et on ne peut que se féliciter de cela (au lieu de vouloir les censurer comme certains cherchent à le faire de nouveau actuellement pour cacher leurs erreurs). Le problème est qu’en temps de guerre ces étalages publics de dysfonctionnements ont servi la propagande ukrainienne.
Plusieurs collègues journalistes ont alors proposé de créer un organe de vérification indépendant qui répondrait directement au commandant suprême : Vladimir Poutine. Cela permettrait de régler la plupart des problèmes sans les étaler partout en public. L’idée me semble très bonne et je vais même aller plus loin.
Il faut parfois utiliser l’Histoire pour y retrouver des idées qui ont plutôt bien marché. Comme le disait Alexandre Zakhartchenko, il y avait de bonnes choses qui fonctionnaient du temps de l’URSS et il ne faut pas hésiter à reprendre ces bonnes choses, en évitant de récupérer les mauvaises avec.
Or, du temps de l’URSS, les unités de l’Armée rouge étaient dotées de commissaires politiques qui assumaient plusieurs rôles : éducation patriotique des soldats, contrôle de la conformité des décisions militaire avec les ordres politiques, lien permanent avec les services de renseignement, et une fonction disciplinaire contre les soldats ou officiers fautifs. Et surtout ce qui est important : ces commissaires politiques n’étaient pas soumis à la hiérarchie militaire ! Ils en étaient indépendants.
Et bien je pense qu’il faut ressusciter le système des commissaires politiques, avec un autre nom et peu ou prou les mêmes fonctions (j’exclus la fonction disciplinaire qui de mon point de vue doit être gérée par les procureurs militaires, dont le nombre vient d’être augmenté par Vladimir Poutine justement).
Car au vu de ce qui s’est passé sur le front de Kharkov, il faut rappeler aux soldats russes pourquoi ils se battent (éducation patriotique), vérifier que les officiers appliquent bien les ordres du gouvernement (entre autre dans les bureaux d’enrôlement militaire), qu’il n’y a pas de rapports de complaisance sur l’état réel de préparation au combat de telle ou telle unité, et avoir un lien permanent avec les services de renseignement pour obtenir plus rapidement les informations nécessaires à la prise de décision.
Ces nouveaux commissaires politiques devraient rapporter à un organe dépendant exclusivement du commandant suprême et du ministre russe de la Défense, cela afin d’éviter qu’un officier ou un fonctionnaire de haut rang bloque l’information parce qu’elle met en cause un officier avec qui il est ami, ou autre raison personnelle.
Ces propositions ne sont qu’une base ouverte à la critique, et il y a sûrement d’autres idées qui pourraient encore améliorer ces propositions ou les compléter en ciblant d’autres points problématiques.
Christelle Néant
Source Donbass Insider
https://www.donbass-insider.com/fr/…
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