Par Alain Gresh
Près de trente ans après les accords d’Oslo, la solution à deux États n’a plus guère de chances de se concrétiser. Tandis que la bande de Gaza subit un implacable blocus, les difficultés des habitants de la Cisjordanie, soumis à des mesures ségrégatives, ne cessent de s’aggraver. Si la direction politique palestinienne est en plein désarroi, la population, elle, ne plie pas.
« À Jérusalem, [M. Joseph] Biden signe le certificat de décès des Palestiniens (1). » Sous ce titre, le journaliste israélien Gideon Levy tirait le principal enseignement de la visite du président américain au Proche-Orient en juillet 2022. Celui-ci, du bout des lèvres, avait soutenu la solution à deux États, mais « pas à court terme », précisait-il. Que se passera-t-il à ce moment-là ? « Les Israéliens le décideront-ils seuls ? Les colons retourneront-ils chez eux volontairement ? Quand leur nombre aura atteint un million au lieu de 700 000, seront-ils satisfaits ? » C’est une page qui se tourne, poursuivait l’éditorialiste de Haaretz, celle où les Palestiniens ont joué la carte de la modération et de l’Occident. Désormais, avec les nouvelles lois contre le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), et les définitions déformées de l’antisionisme qui tendent à l’assimiler à l’antisémitisme, les États-Unis et l’Europe sont perdus pour les Palestiniens, dont « le sort risque de ressembler à celui des peuples indigènes des États-Unis ».
Les Palestiniens seront-ils réduits à s’entasser dans des réserves de « Peaux-Rouges » et à danser le dabkeh pour quelques touristes en mal d’exotisme ? Jamais, depuis la guerre israélo-arabe de juin 1967, leur situation politique, diplomatique et sociale n’a semblé aussi désespérée. Les Palestiniens avaient déjà connu une traversée du désert après la création d’Israël en 1948, la liquidation de leurs directions politiques, l’expulsion de plusieurs centaines de milliers d’entre eux dispersés à travers les camps de réfugiés. Mais en 1967-1969, les organisations de fedayins avaient créé la surprise et occupé le vide laissé par la défaite des pays arabes; une nouvelle génération prenait les armes et proclamait que la libération serait l’oeuvre des Palestiniens eux-mêmes. La renaissance de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait signé le retour politique d’un peuple qu’Israël s’était promis d’effacer et avait permis à la Palestine de retrouver sa place sur la carte géopolitique. En quelques années, l’OLP s’implantait dans les camps de l’exil, notamment en Jordanie et au Liban, et dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Peu à peu, elle sera reconnue comme le « seul représentant du peuple palestinien », ce que confirmera l’intervention de Yasser Arafat devant l’Assemblée générale des Nations unies en 1974.
Ni les détournements d’avions apparus à la fin des années 1960, ni l’assassinat d’athlètes israéliens lors des Jeux olympiques de Munich (1972), ni les attentats contre des civils en Israël ne freinèrent cette ascension. Comme le reconnaissait Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, créées pendant l’occupation de la France, farouche défenseur de l’indépendance algérienne : « Pourquoi observeraient-ils [les Palestiniens] les règles du jeu de la guerre moderne, édictées à leur propre avantage par les nations installées (2) ? » On commençait à comprendre, même en Europe, même au niveau officiel, que « terrorisme » n’était pas une maladie mais le symptôme d’un blocage politique. En 1975, le président de la République française Valéry Giscard d’Estaing acceptait l’ouverture d’un bureau de l’OLP à Paris.
L’idée que la libération est au bout du fusil s’estompa cependant peu à peu. Expulsée de Jordanie en 1970-1971, l’OLP le fut à nouveau du Liban en 1982. Si le siège de Beyrouth à l’été 1982 fit basculer une partie des opinions européennes en faveur des Palestiniens – elles vécurent en direct les bombardements aveugles de la capitale libanaise par les canons, les avions et les chars du général israélien Ariel Sharon, sans parler des massacres de Sabra et Chatila (16 au 18 septembre 1982) -, il marqua un coup fatal à l’option militaire. D’autant que les régimes arabes avaient renoncé à affronter Israël et que le plus puissant d’entre eux – l’Égypte – signa même avec lui une paix séparée en 1979. Les opérations armées ponctuelles perdaient d’autant plus de leur efficacité que les combattants de l’OLP étaient dispersés loin des frontières de la Palestine, entre la Tunisie et le Yémen. Mais l’OLP disposait de deux cartes : le soutien de son peuple qu’allait confirmer la première Intifada (1987-1993) et la prise de conscience internationale, notamment européenne, qu’aucune paix sans elle n’était possible, ce qu’avait affirmé la déclaration de Venise de la Communauté économique européenne en juin 1980, qui reconnaissait le droit des Palestiniens à l’autodétermination et la nécessité d’associer l’OLP à toute négociation au Proche-Orient.
La fin de la guerre froide et l’effondrement du « camp socialiste », l’optimisme créé par le règlement de différents conflits – de l’Afrique australe à l’Amérique centrale -, la fatigue de la société israélienne après des années d’Intifada, l’exaspération des opinions occidentales face à la répression des Palestiniens allaient aboutir aux accords d’Oslo du 13 septembre 1993 signés par Arafat et le premier ministre israélien Itzhak Rabin, sous l’égide du président américain William Clinton. On pourrait résumer ainsi leur philosophie : une autonomie palestinienne devant déboucher au bout d’une période transitoire de cinq ans sur la création d’un État palestinien. Abandonnant l’idée d’un État démocratique sur tout le territoire historique de la Palestine, où coexisteraient musulmans, juifs et chrétiens (3), l’OLP s’était ralliée, poussée par les Occidentaux, faut-il le rappeler, au projet de deux États vivant côte à côte.
Aucune « offre généreuse » israélienne lors des négociations de Camp David
Mais les accords d’Oslo n’étaient pas un contrat entre deux partenaires égaux en droits, ils représentaient un arrangement imposé par un occupant à un occupé, dans un rapport de forces très défavorable au second. Les textes étaient flous, ambigus, favorables à Israël – par exemple, ils ne prévoyaient aucun arrêt de la colonisation de terres qui devaient pourtant être rendues aux Palestiniens (4). Pourraient-ils, malgré tout, déclencher une dynamique de paix ?
Non, car l’occupant imposa, à chaque étape, son seul point de vue avec l’appui des États-Unis et la complaisance de l’Union européenne. Seule une faible proportion des obligations inscrites dans les textes furent appliquées : tous les prisonniers politiques palestiniens ne furent pas libérés, le port de Gaza ne fut pas construit, le « passage sûr » entre la Cisjordanie et Gaza fut entrouvert avec cinq ans de retard. Le premier ministre israélien Rabin proclamait qu’ « aucune date n’est sacrée », la colonisation continua de plus belle. Tel-Aviv imposa un découpage kafkaïen de la Cisjordanie. Les délais accumulés useront la patience des Palestiniens et renforceront le Hamas, qui dénonçait la voie de la négociation choisie par Arafat… « La paix », qui aurait dû déboucher sur l’indépendance et la prospérité, véhiculait avant tout vexations et privations.
Quand, en juillet 2000, s’ouvrit le sommet de Camp David entre le premier ministre israélien Ehoud Barak, Arafat et le président Clinton, afin de résoudre les problèmes en suspens (frontière, réfugiés, avenir des colonies, Jérusalem), l’Autorité palestinienne ne contrôlait que des confettis éparpillés sur 40 % de la Cisjordanie. On sait, par les différents témoignages des protagonistes, qu’il n’y eut aucune « offre généreuse » israélienne durant ces négociations. Tel-Aviv voulait annexer au moins 10 % de la Cisjordanie et maintenir sa mainmise sur Jérusalem, garder le contrôle des frontières, sauvegarder l’essentiel de ses colonies (5). L’échec était inévitable, mais M. Barak prétendit qu’Arafat en était responsable. Une seconde Intifada, inévitable, éclata en septembre 2000, avec son lot de morts, de bombardements et d’attentats. Entre-temps, M. Barak avait réussi à convaincre l’opinion israélienne qu’il n’y avait plus d’interlocuteur pour la paix, qu’il avait dévoilé « le vrai visage d’Arafat »; ce n’est pas pour rien que le vieux militant israélien de la paix Uri Avnery le qualifia de « criminel de paix ».
Même ceux qui n’attribuaient pas l’échec du « processus de paix » au seul Arafat avaient trouvé un coupable idéal : les « extrémistes des deux bords ». Mais c’est occulter le facteur décisif, le refus israélien, gouvernement comme opinion publique, de reconnaître l’Autre, le Palestinien, comme un égal. Le droit des Palestiniens à la dignité, à la liberté, à la sécurité et à l’indépendance a été systématiquement subordonné à celui des Israéliens. Cette mentalité coloniale remonte à l’origine du mouvement sioniste, ce que nombre d’Occidentaux refusent d’admettre, les polémiques nées au sujet de l’existence d’un apartheid en Israël en témoignent.
Le 19 juillet 2018, le Parlement israélien vote une nouvelle loi fondamentale, intitulée « Israël en tant qu’État-nation du peuple juif », dont l’article 1 précise : « L’exercice du droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est réservé au peuple juif », un droit refusé donc aux Palestiniens; un autre article stipule que « l’État considère le développement de la colonisation juive comme un objectif national et agira en vue d’encourager et de promouvoir ses initiatives et son renforcement » – ce qui signifie le droit de confisquer des terres, appartenant à des Palestiniens, qu’ils soient de Cisjordanie, de Jérusalem ou citoyens d’Israël. Ce texte entérine une situation d’apartheid que la Cour pénale internationale définit comme « un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ». En 2021, l’organisation israélienne B’Tselem concluait à l’existence d’ « un régime de suprématie juive entre le fleuve Jourdain et la Méditerranée ». Elle sera suivie par deux grandes organisations non gouvernementales (ONG) internationales, Human Rights Watch et Amnesty International. Célébrées en Occident quand elles dénoncent la Chine, le Venezuela ou la Russie, elles ont été vilipendées et accusées d’antisémitisme.
Au-delà des condamnations qui, en France, reflètent la dérive d’une grande partie de la classe politique en faveur d’Israël depuis les années 2000, pourquoi des gens bien intentionnés, sincères, parfois hostiles à l’occupation, ont du mal à accepter ce qui pourtant a été confirmé par une loi en Israël ? Mettant en avant les différences, réelles, entre l’Afrique du Sud et Israël, ils cherchent à « sauver » une certaine image d’Israël, sorte de « miracle », qui aurait permis le « droit au retour » des Juifs exilés depuis la destruction du Temple par les Romains.
Or l’histoire réelle, concrète, quotidienne du mouvement sioniste politique depuis sa création à la fin du XIXe siècle, en tenant compte des divergences profondes qui le traversaient, se confond avec le mouvement de conquête du monde par l’Occident, il en porte les stigmates. Au moment même où éclatait la guerre de 1967, l’orientaliste français Maxime Rodinson, lui-même de confession juive, écrivait en conclusion d’un article intitulé « Israël, fait colonial ? », publié dans la revue Les Temps modernes : « Je crois avoir démontré que la formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un long processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler et dominer économiquement et politiquement les autres peuples. » À l’époque d’ailleurs, le fondateur du sionisme politique Theodor Herzl le revendiquait ouvertement, par exemple dans une lettre à Cecil Rhodes, l’un des conquérants britanniques de l’Afrique australe : « Mon programme est un programme colonial. »
Ce caractère colonial du mouvement sioniste a signifié, dès l’origine, une politique de « séparation », d’apartheid avant la lettre, entre les colons et les autochtones. Comme en Amérique du Nord, en Australie, en Afrique australe ou en Algérie, le colonialisme de peuplement a toujours considéré les habitants originels comme des occupants illégitimes, que l’on peut expulser, voire massacrer en toute bonne conscience, au nom de Dieu ou de la « civilisation ».
Quant au lien entre le « peuple juif » et la Terre sainte, qui ferait du colonialisme sioniste « un cas à part », Rodinson ironisait : « Je ne parlerai que pour mémoire des droits historiques sur la terre de Palestine qui seraient dévolus à tous les Juifs, ne faisant pas à mes lecteurs l’affront de les croire séduits par cet argument. » Comme le déclare joliment le chercheur israélien Ilan Pappé : « La plupart des sionistes ne croient pas en Dieu (6), mais ils croient qu’Il leur a donné la Palestine. » Ce que pensent nombre d’Occidentaux, même antireligieux. Pourtant quel tribunal pourrait admettre la Bible comme titre de propriété ?
Plus de proximités que de différences existent entre les divers « colonialismes de peuplement ». Comme l’a démontré la chercheuse Amy Kaplan, une partie de la sympathie américaine pour Israël tient à la similitude entre la conquête du Far West et la colonisation juive, entre le colon sioniste armé et le valeureux cow-boy (7). Plus significative encore est l’alliance tissée entre Israël et l’Afrique du Sud dirigée entre 1948 et 1994 par le Parti national, une formation qui porte à son paroxysme la ségrégation raciale et met en oeuvre la politique de « développement séparé » (apartheid). Les dirigeants du Parti national, nourris d’antisémitisme et de sympathies pour l’Allemagne nazie, vont, des décennies durant, collaborer avec Israël, qui les aidera, entre autres, à acquérir la technologie militaire nucléaire. Le secret de ce mariage contre-nature est dévoilé par l’universitaire israélien Benjamin Beit-Hallahmi : « On peut détester les juifs et aimer les Israéliens, parce que, quelque part, les Israéliens ne sont pas juifs. Les Israéliens sont des colons et des combattants, comme les Afrikaners. Ils sont durs et résistants. Ils savent comment dominer (8). » Une explication qui vaut pour le ralliement à Israël de la majorité des mouvements d’extrême droite à travers le monde. Si elle reste antisémite, elle considère les Israéliens avant tout comme des « colons blancs » qu’il faut soutenir face à la « menace islamique ». C’est Herzl qui prêchait pour un Israël avant-poste de la civilisation contre les barbares, un rôle renouvelé à l’heure de la « guerre contre le terrorisme ».
Solide expérience politique et conscience nationale inébranlable
La page ouverte par la guerre de 1967 est tournée. Les directions palestiniennes ont perdu toute vision stratégique et beaucoup de leur légitimité. Les pays arabes – c’est moins vrai pour les opinions – se détournent de la Palestine. L’Occident mobilisé à la fois contre le « terrorisme islamique » et contre la Russie et la Chine voit dans le drame palestinien au mieux une distraction, au pire un front de la guerre au terrorisme justifiant le « droit d’Israël à se défendre », même quand il déclenche les hostilités, comme à Gaza en août 2022. L’Union européenne laisse, sans réagir par la moindre sanction, se poursuivre la colonisation, qui ensevelit la solution à deux États qu’elle prétend défendre.
Il serait vain de contester la gravité des défis auxquels font face les Palestiniens. Ils disposent pourtant d’importants atouts, en plus du soutien du mouvement de solidarité mondial le plus large depuis les luttes de libération du Vietnam et de l’Afrique du Sud. Malgré toutes les tentatives de les repousser hors de leur territoire, ils représentent la moitié de la population de la Palestine historique et sont dotés d’une expérience politique, d’une détermination forgées dans l’exil ou sous l’occupation et d’une conscience nationale inébranlable qu’a confirmée leur soulèvement en mai 2021, de Jérusalem à Gaza, de Haïfa à Jénine à travers toute la Palestine historique. Têtus, obstinés, résistants, ils refusent de capituler. Si le but de la guerre est, comme l’écrivait Carl von Clausewitz (1780-1831), « de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », sur ce plan-là au moins, Israël a échoué.
Alain Gresh
Le Monde Diplomatique – Septembre 2022
Note(s) :
(1) Haaretz, Tel-Aviv, 16 juillet 2022.
(2) Préface à Jacques Vergès, Pour les fidayine, Éditions de Minuit, Paris, 1969.
(3) Le Fatah, La Révolution palestinienne et les Juifs, texte publié en 1970, republié en 2021, par Orient XXI et Libertalia.
(4) Cf. Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, Fayard, Paris, 2007.
(5) Lire Amnon Kapeliouk, « Retour sur les raisons de l’échec de Camp David », Le Monde diplomatique, février 2002.
(6) C’est le cas des fondateurs du mouvement, cela est moins vrai aujourd’hui avec le développement du sionisme religieux.
(7) Amy Kaplan, Our American Israel. The Story of an Entangled Alliance, Harvard University Press (Cambridge), 2018.
(8) Cité dans De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010.
Source : Assawra
https://assawra.blogspot.com/…