Par Chems Eddine Chitour
«Nous vivons dans une culture de l’emballage qui méprise le contenu, l’apparence est plus importante que l’esprit.»
(Anthony Hopkins)
Résumé
Mon attention a été attirée par une polémique qui n’a pas lieu d’être concernant l’écrivain Yasmina Khadra, lors de son passage en Algérie, notamment de sa rencontre avec l’ambassade de France. Évènement qui a fait ressurgir les démons d’un conflit culturel, résultat d’une occupation sanguinaire de 132 ans, véritable plaie toujours aussi béante. C’est un fait. Les reproches faits aux écrivains algériens «installés rive gauche du Quartier latin» plongent leurs racines dans un inconscient collectif, qui est celui de la mémoire. On ne peut reprocher aux écrivains d’avoir l’ambition d’évoluer à leur guise. Cependant, s’ils ont choisi de vivre, d’écrire et de rentrer dans le rang de la visibilité normative hexagonale, ils ne peuvent s’ériger en donneurs de leçons d’histoire de l’Algérie à leur entendement. Ils jouent aux réconciliateurs d’un bien indivis —la mémoire séculaire —, fruit d’un vécu du peuple ventant indirectement le bon temps des colonies. En son temps, Rachid Boudjedra, écrivain iconoclaste, a dit dans un brûlot qui n’a pas pris une ride ce qu’il pensait de cette reddition en rase campagne sur le dos, et devrait dire le sang et les larmes d’une révolution et d’une douleur datant d’une invasion brutale un matin de juillet 2030, dont les répliques sont encore actuelles en chacun de nous. L’un des dénominateurs communs de cet aplaventrisme est le panthéon que l’on a voulu ériger, voire imposer en Algérie à Albert Camus. Certes, écrivain brillant, cet Européen d’Algérie, que l’on veut à tout prix imposer sans qu’il y ait d’abord la nécessité d’aborder dans le calme et la sérénité le contentieux mémoriel d’un devoir d’inventaire, qui ne trouvera sa guérison qu’à la condition que la puissance coloniale fasse son mea-culpa. Une anamnèse apaisée digne des principes de la Révolution française, dont elle se réclame, ouvrira à terme la voie à une coopération dans l’égale dignité des deux peuples.
Le jugement sans appel de Camus «le politique» par Edward Saïd
Albert Camus est sans conteste un écrivain de talent. Il a écrit et décrit son Algérie blanche où l’Arabe est invisible avec un fil invisible, qui cristallise les statuts de ces deux sociétés où le plus humble des pieds-noirs se sent quand même supérieur aux Arabes. Ce qui explique en partie l’exode des pieds-noirs refusant de vivre dans un pays gouverné par des Arabes. Albert Camus ne s’adresse pas dans ses ouvrages ou ses discours aux Français, il s’adresse aux Arabes, leur niant leur algérianité.
Dans une analyse lumineuse, le grand écrivain palestino-américain décrit le sacerdoce de Camus défendant, au-delà de sa mère, sa civilisation : «Camus aimait beaucoup sa mère, un choix douloureux qui lui fait préférer la France à la justice à rendre à ceux qui la réclament.» «Il nous faut, écrit Edward Saïd, considérer l’œuvre de Camus comme une transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts colonialistes, qui accompagnent l’enfantement douloureux de la décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur «universaliste», qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié. Même si, selon tous ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir esquivés (…). Quand, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez. Ses commentaires sur le «colonel Nasser», sur l’impérialisme arabe et musulman, nous sont familiers. Pour lui : «En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne. Les Juifs, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont, eux aussi, et au sens fort du terme, des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (…)»(1)
Ce que pensent les écrivains algériens de Camus
On l’aura compris, les écrivains algériens ont été profondément déçus par les prises de position de Camus. Il est donc scandaleux d’écrire comme les écrivains que Boudjedra qualifie de «contrebandiers de l’histoire», de dire que Camus est plus algérien que les Algériens, que c’est un grand ami des Arabes. On sait que «Kateb était exaspéré par les silences de Camus et se dit «douloureusement frappé» par sa déclaration sur l’Algérie après la remise du prix Nobel.
Mouloud Mammeri va plus loin, il décortique le cheminement de pensée de Camus qui écrit que «c’est un écrivain d’envergure internationale né en Algérie», lui déniant de ce fait de se proclamer Algérien. Pour Mourad Bourboune, Camus est «un très grand écrivain français, empêtré dans ses contradictions, souffrant et avançant sur un chemin de ronces», et conclut un article qu’il lui consacre par ces mots : «Sans rancune et sans amertume, il est, pour nous, devenu l’Étranger».(2)
Dans le même ordre, une interview qui résume à elle seule le ressenti d’écrivains algériens vis-à-vis de l’Européen d’Algérie que fut Albert Camus, nous lisons : «Je sais très bien quel argument pourraient opposer à Camus enfin le petit nombre de personnages algériens, qui apparaissent dans ses œuvres et qui ne sont toujours peut-être pas vues sous le meilleur angle. Enfin, je pense à l’étranger quand je pense à autre chose. Au fond, c’était, je crois, une preuve de sa sincérité profonde, parce que le personnage de Camus, si grand qu’il ait été, ne pouvait échapper à sa condition objective. Enfin, sa condition objective était la suivante : c’est ce qu’il est convenu d’appeler un pied-noir bon Français. Quel que soit l’effort intellectuel ou idéologique, enfin, qu’il faisait pour dépasser ce que cette condition avait d’astreignant, il ne pouvait pas ne pas en être, si j’ose dire. Enfin, il ne pouvait pas faire qu’il ne soit pas malgré tout un fils de petits Blancs de l’Algérie. Or, dans cette optique particulière qui, je crois, a été assez onirique de la société coloniale avant 1962, les personnages algériens n’intervenaient pas tellement dans leur réalité que comme élément de décor. C’est le fait qu’on a imposé, par exemple à tous, le même prénom Ahmed et à toutes les femmes le même prénom Fatma. Je crois que c’est une caricature, mais quand même une image de l’idée que se faisait la société pied-noir de la société algérienne réelle (…). En réalité, sa vie profonde n’était pas la leur; qu’on le veuille ou non, il y avait une espèce de rideau qui séparait les deux sociétés.»(3)
Avec des mots choisis et moins clivants, même le sage Mouloud Feraoun s’est ému de la condition des Arabes dans les romans d’Albert Camus. «Albert Camus était sans doute prisonnier de stéréotypes coloniaux. Son point de vue est marqué d’une sorte de cécité : sa méconnaissance de la langue arabe et de l’islam, ses préventions grandissantes à l’égard du panarabisme de Nasser, puis sa haine du FLN ont fait que, malgré ses liens avec des amis arabes, il n’a pas saisi l’acuité de ce qui se passait en Algérie. Albert Camus avait, le 23 août 1944, fait l’éloge des Français qui s’étaient levés contre l’occupant allemand : «Un peuple qui veut vivre n’attend pas qu’on lui apporte sa liberté. Il la prend.» Mais il s’est toujours refusé à mettre le nationalisme algérien sur un pied d’égalité avec le patriotisme des résistants français (…) Il revient à Feraoun d’avoir, le premier, mis le doigt sur l’absence des indigènes dans l’œuvre de Camus. Dans une lettre datée du 27 mai 1951 et expédiée de Taourirt Moussa où il est en poste, il écrit à Camus : «J’ai lu La Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres. J’avais regretté que parmi tous ces personnages, il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût pour vous qu’une banale préfecture française. Oh ! ce n’est pas un reproche. J’ai pensé simplement que s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez senti capable de parler de nous avec la même générosité, dont bénéficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons personne pour nous comprendre, nous faire comprendre et nous aider à nous connaître nous-mêmes.»(4)
Les Contrebandiers de l’Histoire à l’envers
Il est connu que beaucoup d’écrivains maghrébins ne résistent pas à la corruption des idées distillées par les anciennes puissances coloniales pour se créer des contrefeux au sein même des peuples auparavant colonisés. Il en est ainsi en Tunisie de l’écrivain Abdelwahab Meddeb, qui plaidait pour un islam sans aspérité laïco-compatible et au Maroc, de Tahar Benjelloun appelé l’Arabe de service au sein des maisons d’édition avant que le prix Goncourt ne lui ouvre la porte des salons littéraires qui font et défont les carrières. Il se trouve cependant des auteurs qui résistent comme l’écrivain tunisien Yamen Manaï; son dernier roman L’amas ardent traite de la révolution tunisienne. Ce roman édité en Tunisie a été récompensé par plusieurs distinctions, dont le prix des Cinq Continents de la francophonie en 2017.
Pour Rachid Boudjedra, l’écrivain bien connu, héritier, s’il en est, de Kateb Yacine ne trouve aucune excuse à toute la littérature ambiante en relation avec l’histoire de notre pays : «Ces écrits, pour la plupart, sont médiocres. Je réagis à ceux qui falsifient notre Histoire. On est dans une écriture nombriliste.» Avec Les Contrebandiers de l’Histoire, sa réaction est implacable, voire brutale : «Dans ce livre, je réagis à ceux qui falsifient notre histoire et qui donnent une fausse image de notre pays. Il existe, d’après lui, chez certains Algériens «une tendance de la haine de soi».(5)
«Rachid Boudjedra, écrit Farouk Lamine, est un écrivain qui ne connaît pas la langue de bois. Les réactions de certains auteurs visés par la critique ont été fortes. Revenons au livre de Boudjedra. Parmi les reproches qu’il fait à Kamel Daoud, il y a sa désolidarisation de la Palestine. «La Palestine n’est pas mon problème», dit-il. Ce que Kamel Daoud refuse en vrai, c’est l’indignation sélective. Concernant Boualem Sansal, Boudjedra a bien répondu aux graves accusations que porte son roman Le Village de l’Allemand, et qui laisse entendre que l’ALN était une armée nazie, en raison d’un nombre de soldats nazis qui, ayant fui ou déserté l’armée du IIIe Reich lors de sa défaite en Libye, avaient trouvé refuge dans des pays d’Afrique du Nord. Boudjedra montre que la majorité des Allemands, qui s’étaient réfugiés en Algérie, étaient plutôt des communistes qui avaient fui l’Allemagne nazie à l’instar de Wilfried Muller, devenu plus tard ministre dans l’Algérie indépendante, qui a fait déserter des milliers d’anciens soldats nazis des bataillons de l’armée française. (…) On voit bien le ridicule de ces accusations. Sansal continue tout de même ses falsifications en comparant dernièrement les terroristes de Daech au FLN.»(6)
«En ces temps confus, lit-on sur une autre publication où s’élèvent, dans notre Algérie post-coloniale, des voix appelant à la trahison de l’idéal de la révolution de Novembre. En ces temps tristes marqués par la félonie et la lâcheté de nos «intellectuels», Rachid Boudjedra brise le silence pour dénoncer les contrebandiers de notre histoire. Après Ahmed Bensaada, qui a dévoilé le rôle d’informateur indigène joué par Kamel Daoud dans son livre Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête, c’est au tour de Rachid Boudjedra de dévoiler avec courage «l’idéologie de harki» de certains intellectuels algériens qui dénigrent l’Algérie dans leurs «œuvres destructrices» au profit d’un néocolonialisme francophile. Dans son essai, Les Contrebandiers de l’Histoire, c’est ainsi que, dans leurs «œuvres», tous ces «intellectuels» acquis à cette idéologie affichent sans honte «leurs regrets amers de n’être plus «les enfants de la patrie française», «(…) mais aussi leur terrible nostalgie et leur malheur inconsolable de n’être plus que des citoyens algériens».(7)
«L’auteur dresse, à travers la liste de ces contrebandiers, une chronologie qui remonte aux années 70. Une chronologie de cette idéologie algérienne du déni qu’il n’hésite pas à nommer une ‘‘idéologie de harki’’ dans la production intellectuelle et artistique. Boudjedra rappelle que depuis Le Serment des barbares, «Sansal posait déjà ses pions pour installer, subrepticement et malicieusement, une littérature du déni de soi». Nous comprenons ainsi aisément le parallèle honteux que fait Sansal, dans un article paru dans Le Monde, entre l’attentat terroriste de Nice en 2016 et celui du Milk Bar pendant la bataille d’Alger. Enfin, Boudjedra rappelle que les défenseurs de Sansal sont BHL, Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, André Glucksmann et Pascal Bruckner, et sans surprise Sansal et ses livres sont les bienvenus chez les sionistes (…)»(7)(8)
«S’agissant de Yasmina Khadra, Boudjedra reproche à l’auteur d’avoir déformé la réalité coloniale dans son roman Ce que le jour doit à la nuit où il se fait, lui aussi, le défenseur fervent de la cohabitation heureuse et enchanteresse entre les Français et les Algériens. Boudjedra déplore, surtout, la récupération faite par l’autre. Le roman a été adapté au cinéma par un réalisateur « pied-noir et plutôt sioniste».(7)(8)
Dans son livre paru en 2016, Je n’ai qu’une langue et elle n’est pas la mienne, Kawther Harchi, professeur à la Sorbonne, écrit à propos de l’ouvrage de Kamel Daoud: «Meursault contre-enquête était en fait une commande et qui a été véhiculée par les éditeurs. Ce roman a deux versions : une version algérienne où Camus est quelque peu bousculé et une autre version française où il fait l’éloge de cet écrivain, lui qui a toujours milité contre l’indépendance de l’Algérie.» Les Contrebandiers p. 107 Boudjedra déplore l’hypocrisie de
Daoud : «Daoud, qui nous fait le coup de Camus plus algérien que n’importe quel Algérien et grand ami des Arabes», «Camus, qui avait une attitude raciste envers les Arabes».(7)(8)
Yasmina Khadra, une énigme féconde
De quel côté qu’on essaie de mettre en équation Yasmina Khadra et le cristalliser dans une case, il nous échappe. On s’aperçoit qu’il nous manque toujours un paramètre, une variable pour que la fonction converge. Aujourd’hui encore, son passage au Centre culturel algérien est considéré comme une caution à un régime en mal de légitimité. Se défendant d’une façon maladroite, il met du sel sur la plaie en affirmant que ce qu’il perçoit en tant que directeur du Centre culturel – ce qui n’est pas rien – est le dixième de son cachet avec son éditeur. Ainsi, on peut le taxer d’être mégalomane, victime du mythe de Prométhée, narcissique, voire méprisant avec, il faut le reconnaître, un langage dur mais ô combien incisif. Je crois pouvoir dire qu’il est capable du meilleur — ce qu’il sait bien faire avec le style de ses ouvrages —, mais aussi du pire quand il s’attaque à des causes qui le démonétisent malgré tout comme cette loufoque caravane. Camus, qui n’était pas la chose la plus inspirée pour rapprocher les peuples connaissant les positions sans concession de Camus certes immense écrivain, mais dont l’Algérie était à des années-lumière des Arabes que nous sommes.
Certes, il a besoin d’attirer la lumière, c’est son oxygène, son carburant, il ne comprend pas cette ghettoïsation des milieux littéraires parisiens. «Il est lui-même en lutte contre l’institution littéraire parisienne qu’il a «osé dénoncer» et qu’il accuse de ne pas reconnaître ses efforts, de l’avoir disqualifié malgré un succès prouvé en librairie : « Je ne cours pas après les prix, mais j’estime mériter une reconnaissance.» (9)
Il est possible que, si Yasmina Khadra fasse sa reddition en rase campagne concernant ses principes, il a des chances d’être adopté par ceux qui tirent les ficelles de ce que doivent lire, écrire et penser les Français. Yasmina Khadra n’a pas eu la vie facile en tant qu’auteur à succès, jalousé par d’autres écrivains dont le plus virulent est Tahar Benjelloun. Yasmina Khadra écrit à ce propos : «Quand vous avez un écrivain de renom, connu dans le monde entier, prix Goncourt, membre influent de l’Académie Goncourt qui s’appelle Tahar Benjelloun, qui raconte partout depuis vingt ans que je suis un imposteur, que ce n’est pas moi qui écris mes livres et qu’il connaît mon nègre, et, à travers ça, trouve toutes sortes d’affabulations (…) J’ai écrit ce livre pour rassurer les miens», a lancé l’écrivain algérien dans l’émission Maghreb Orient-Express. Il a, par ailleurs, tenu à rassurer ses lecteurs en affirmant préférer «l’honnêteté et la bravoure à la polémique». Le boycott qu’il aurait subi de la part de «l’ensemble des institutions littéraires françaises et des jurys», notamment pour son dernier roman Le Sel de tous les oublis (Julliard, 2020), a été manifestement l’incartade de trop qui a poussé Yasmina Khadra à s’épancher sur le sujet».(10)
À juste titre, Tahar Benjelloun est bien mal placé pour donner des leçons. Pour Rachid Boudjedra, «Tahar Benjelloun a toujours été pour moi, depuis qu’il a eu le Goncourt en 1987, l’Arabe de service. Il a abandonné le groupe Illa al Amam et la revue Souffle, laissant derrière lui le poète Abdellatif Laabi et ses compagnons arrêtés, torturés et envoyés dans des bagnes terrifiants»(8) p.100
Yasmina Khadra l’a fait sans doute malgré lui
Jamais peut-être un écrivain ou intellectuel algérien n’a fait l’objet d’autant de passions et de tiraillements. Quand il se fait recevoir par l’ambassadeur de France en Algérie, c’est l’occasion rêvée pour lui de régler son compte : «J’ai été reçu par des chefs d’État, des altesses royales, des ministres, des gouverneurs, des prix Nobel, des stars de Hollywood, des maires, des ambassadeurs, des génies planétaires, des magistrats emblématiques, des icônes algériennes et des célébrités formidables de par le monde»(…) «J’ai épuisé tout mon stock d’indulgence.»
Dans ses romans, il dénonce tant le fanatisme religieux que les injustices qui le nourrissent, comme la situation du peuple palestinien ou l’invasion américaine de l’Irak. Ceux qui n’ont pas de raison idéologique, ou politique de s’en prendre à Yasmina Khadra, l’attaquent sur sa personnalité, dénoncent son «arrogance».(11)
Ce que j’apprécie en Yasmina Khadra : l’interêt pour le récit national
Rien ne sert d’avoir le plus beau pays du monde. Encore faut-il le mériter. Ce qui fâche d’une façon réccurrente est le fait de croire au mythe de Prométhée capable d’arracher le feu aux dieux. Peut-être qu’un peu plus de modestie siérait. Il est vrai qu’il n’a pas prêté allégeance aux sirènes du pouvoir si ce n’est à celle du savoir. L’écrivain est un ancien officier de l’armée algérienne. Il ne veut pas être un mouton de Panurge, qui obéit aux manipulateurs qui lancent le qui-tue-qui ?, voulant de ce fait démonétiser l’armée algérienne.
Malgré le lynchage médiatique et au-delà de son talent que beaucoup apprécient, il est deux idées intéressantes qui me donnent la conviction que Yasmina Khadra, malgré ses airs de je sais tout, je suis le meilleur, est tout de même un intellectuel soucieux de l’avenir du pays. Pour avoir même dans plusieurs de mes écrits appelé à une fondation d’un roman national, je suis heureux de lire que Yasmina Khadra partage la même inquiétude que moi.
Je lis : «Ce qui manque le plus à notre nation, c’est l’algérianité comme socle et réceptacle sacrés. C’est-à-dire, ce qui nous définit en tant que nation. Or, cette fierté collective, commune, est supplantée par les références régionalistes et la rivalité chimérique et stérile de leurs influences. Chaque douar chante son chantre au détriment de ce qui n’est pas de la dechra, et qu’importe si c’est la fierté nationale qu’on disqualifie. De cette façon, ce n’est plus le génie qui rassemble, mais le troubadour local qui fracture et morcelle. Avec cet esprit tribaliste, il n’est pas sûr que nous puissions nous relever de nos décombres sans casse supplémentaire. La logique voudrait que le meilleur soit sanctifié. La déraison s’entête à ramener la gloire à son strict chauvinisme. Or, le chauvinisme n’est que fanfaronnade et exhibitionnisme obscène. Lorsqu’une élite se ligue contre celui qui la représente le mieux, on ferait mieux de passer son chemin car il n’y a plus rien à voir.» (12)
Dans un autre texte assez intéressant «L’Algérie refuse crânement de couler» sur le premier jour de l’indépendance même avec quelques approximations, Yasmina Khadra décrit la joie de sa famille à Casablanca le jour de l’indépendance. Extraits : «(…) Aujourd’hui, soixante ans plus tard, nous continuons de chercher nos repères.» Cette phrase anodine dénote de sa part une perspicacité majeure, celle d’en appeler à «la nécessité d’un projet de société, seul socle pérenne qui nous permette de dérouler un récit national fédérateur.»(12)
Le souci du développement durable de Yasmina Khadra
Sur les échecs de l’humanité et les défis du futur, Yasmina Khadra m’a favorablement impressionné en déclarant, parlant de la volonté de puissance et de l’hubris de l’homme : «L’échec de l’humanité réside dans son impunité. L’homme se conduit en tyran tout-puissant qui ne respecte ni la nature ni la vie. Depuis la nuit des temps, il veut tout dominer, tout adapter à sa démesure. Il se considère comme un être à part, le seul doté de raison, une raison à laquelle il renonce d’emblée dès que son intérêt immédiat se déclare quelque part. Son intelligence l’élève au rang d’un dieu qui se conduit en vandale agissant comme bon lui semble.» Défendant l’alma mater, que constitue la Terre, il ajoute : «Regardez ce qu’il inflige à la planète — la seule vivante dans la galaxie — à ce jardin suspendu dans le gel sidéral. L’homme ne se rend même pas compte de la chance qu’il a, du privilège que la nature lui accorde. Il s’évertue, avec une effarante ingratitude, à martyriser la terre nourricière, à polluer les mers, à exterminer des espèces animales par contingents. On dirait un buffle lâché dans un magasin de porcelaine. Cupide, il rafle tout ce qui se présente, quitte à ne laisser qu’un monde sinistré aux générations futures. Il est un péril omnipotent qui livre une guerre abominable à tout ce qui est censé l’émerveiller et le préserver, y compris son semblable. Les défis qui s’imposent à lui ne le sauveraient pas de lui-même. Seule la nature saura le rappeler à l’ordre, une fois pour toutes. Un misérable virus, invisible à l’œil nu, a mis sous scellés l’humanité entière. Qu’en serait-il de la révolte des éléments et des animaux ?»(12)
Conclusion
J’accorde mille fois plus de crédit au ressenti d’un Kateb Yacine, d’un Mouloud Mammeri, d’un Mouloud Feraoun ou d’un Mourad Bourboune, qui ont vécu dans leur chair la colonisation et le racisme au quotidien, qu’à ceux qui veulent à travers Camus réhabiliter pour leur carrière personnelle le bon vieux temps des colonies dans l’espoir d’être bien en cours. Ce qui permet de compenser à la fois les insuffisances intrinsèques et de réaffirmer constamment l’allégeance à cette doxa en vain. Yasmina Khadra a voulu avoir son libre-arbitre, il en paye indirectement le prix. Excommunié de la bien-pensance parisienne, exclu du prix Goncourt qu’il mérite au vu de la production qualitative de ceux qui l’ont eu au prix de l’indignité. Ceci dit, ce qui manque à nos auteurs en général, c’est l’humilité. Yasmina Khadra ne peut pas parler de 60 ans de gabegie, alors qu’à des degrés divers, il a évolué à la fois dans le cadre militaire. Il ne peut pas non plus parler de quinquennats de corruption, on ne peut pas mettre tout le monde sous la même étiquette. S’il faut parler de règne mafieux, l’honnêteté intellectuelle aurait été de signaler le compagnonnage avec le règne mafieux. Il était donc utile de nuancer. L’affaire Camus est pour nous la plus problématique, car aussi bien lui que d’autres ont voulu réhabiliter Camus, et on sait ce qu’ont pensé de lui Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun qui s’est insurgé en notant que pour Camus, l’Arabe fait partie du décor, les situations décrites ne le concernent pas…
Par contre, Yasmina Khadra parle d’un problème de fond, le projet de société que je traduis par le roman ou le récit national que nous devons mettre en œuvre pour couper court à l’aventure à partir du moment où le consensus sur l’algérianité est adopté et surtout mis en œuvre dans toutes nos actions au quotidien. Arriver à cette construction de ce qu’est une nation, le désir d’être ensemble, comme l’écrit si bien Renan. Je suis sûr que Yasmina Khadra aurait la reconnaissance du plus grand nombre s’il décidait de décrire sous forme romancée le roman national. L’histoire d’un pays est construite comme toute histoire de nation sur des mythes fondateurs; c’est la Louve romaine en Italie, c’est Jeanne d’Arc en France, c’est plus près de nous la destinée manifeste des États-Unis. Pour un récit généreux qui s’étale sur 30 siècles, nous avons des choses à dire.
Que cherche en définitive Yasmina
Khadra ? La notoriété dans son espace à la marge de la vie culturelle française, il l’a ! Que recherche-t-il d’autre ? En Algérie, il a un lectorat. On peut comprendre son ambition légitime d’être reconnu, c’est son droit, mais il ne peut pas le faire sur le dos de la souffrance d’un peuple avec un solde de tout-compte avec le roman la nuit et le soleil où il décrit le bon temps des colonies. Il n’a pas besoin de cela. L’aplatventrisme n’est pas dans ses gènes. Si je puis me permettre de lui donner un conseil : «N’oubliez pas vos fondamentaux. Vous n’avez pas besoin de cela et votre pays vous sera reconnaissant de le porter haut et fort. Je suis sûr que le macrocosme parisien sera un jour obligé de reconnaître votre talent avec pourquoi pas un prix Nobel à la clé, mais de grâce, soyez patient et surtout humble vis-à-vis-à-vis de vos concitoyens et de cette Algérie profonde, votre alma mater en définitive.»
C. E. C.
Par le professeur émérite Chems Eddine Chitour
École polytechnique, Alger
1.Edward Saïd : Albert Camus ou l’inconscient colonial.https://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/ SAID/2555
2. https:// books. openedition. org/apu/2521?lang=fr
3.https://fb.watch/eINXxK1KYH/
4.https://histoirecoloniale.net/Albert-Camus-et-les-ambiguites.html
5.https://www.lexpressiondz.com/culture/les-contrebandiers-de-lhistoire-303378
6.Farouk Lamine https://blogs.mediapart.fr/farouk-lamine/blog/201117/autour-du-pamphlet-de-rachid-boudjedra-les-contrebandiers-de-l-histoire
7.https://decolonizingalgeria.wordpress.com/2018/12/15/revue-du-livre-les-contrebandiers-de-lhistoire-de-boudjedra/
8. Les Contrebandiers de l’histoire essai de Rachid Boujedra, éditions FrantzFanon, 2017
9. http://sedia-dz.com/portal/revue-de-presse/yasmina-khadra-%C3%A0-oran-1
10.YasmineAzzouz https://www.liberte-algerie.com/ culture/yasmina-khadra-demasque-benjelloun-353645 06 Février 2021
11.https://olcnbvc4jz.com/yasmina-khadra-nul-nest-prophete-en-son-pays/
12.Amar Ingrachen 26 mai 2020 https:// algeriecultures. com/interviews/en-algerie-le-genie-ne-brille-pas-il-brule-yasmina-khadra/
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur
Source : Le Soir d’Algérie
https://www.lesoirdalgerie.com/…
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