Le Premier ministre japonais de l’époque, Shinzo Abe (à droite), parle au président chinois Xi Jinping sous le regard du président russe Vladimir Poutine et de la première dame japonaise Akie Abe lors du sommet du G-20 à Osaka, au Japon, le 28 juin 2019. PHOTO DE TOMOHIRO OHSUMI/GETTY IMAGES
Par Tatiana Stanovaya
La question de savoir s’il faut l’apaiser ou non n’est pas du tout pertinente.
Source : Foreign Policy, Tatiana Stanovaya
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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L’une des raisons pour lesquelles il est si difficile de comprendre les intentions de la Russie – et les enjeux de la guerre en Ukraine – est la divergence importante entre la façon dont les observateurs extérieurs voient les événements et celle dont ils sont perçus depuis le Kremlin. Des choses qui semblent évidentes pour certains, comme l’incapacité de la Russie à remporter une victoire militaire, sont perçues de manière totalement différente à Moscou. Le fait est que la plupart des discussions actuelles sur la manière d’aider l’Ukraine à gagner sur le champ de bataille, de contraindre Kiev à faire des concessions ou de permettre au président russe Vladimir Poutine de sauver la face ont peu de choses en commun avec la réalité.
Je vais démystifier ici cinq hypothèses courantes sur la façon dont Poutine voit cette guerre. L’Occident doit envisager la situation différemment s’il veut être plus efficace dans son approche et diminuer les risques d’escalade.
Hypothèse 1 : Poutine sait qu’il est en train de perdre.
Cela découle de l’idée erronée selon laquelle le principal objectif de la Russie est de prendre le contrôle de grandes parties de l’Ukraine et que, par conséquent, lorsque l’armée russe obtient de mauvais résultats, ne parvient pas à progresser ou même bat en retraite, cela équivaut à un échec. Cependant, les principaux objectifs de Poutine dans cette guerre n’ont jamais été d’acquérir des morceaux de territoire. Il veut plutôt détruire l’Ukraine dans le cadre de ce qu’il appelle un projet « anti-russe » et empêcher l’Occident d’utiliser le territoire ukrainien comme tête de pont pour des activités géopolitiques anti-russes.
Par conséquent, la Russie ne se voit pas échouer. L’Ukraine n’adhérera pas à l’OTAN et ne pourra pas exister pacifiquement sans tenir compte des exigences russes en matière de russification (ou « dénazification » dans le langage de la propagande russe) et de « dé-OTANisation » (appelée « démilitarisation » dans le langage de la propagande russe) – ce qui signifie l’arrêt de toute coopération militaire avec l’OTAN.
Pour atteindre ces objectifs, la Russie doit maintenir sa présence militaire sur le territoire ukrainien et continuer à attaquer les infrastructures ukrainiennes. Il n’est pas nécessaire de réaliser des gains territoriaux majeurs ni de prendre Kiev, la capitale de l’Ukraine (même s’il en rêvait au départ). Même l’annexion des régions de Louhansk et de Donetsk, que Moscou considère comme une question de temps, est un objectif auxiliaire, local, pour faire payer à l’Ukraine des choix géopolitiques incorrects et pro-occidentaux au cours des deux dernières décennies. Aux yeux de Poutine, il n’est pas en train de perdre cette guerre. En fait, il croit probablement qu’il est en train de gagner – et il est heureux d’attendre que l’Ukraine concède que la Russie est là pour toujours.
Hypothèse 2 : L’Occident devrait trouver un moyen d’aider Poutine à sauver la face, réduisant ainsi les risques d’une nouvelle escalade, éventuellement nucléaire.
Imaginez une situation où l’Ukraine accepte la plupart des demandes de la Russie : elle reconnaît la Crimée comme russe et le Donbas comme indépendant, s’engage à réduire son armée et promet de ne jamais rejoindre l’OTAN. Cela mettra-t-il fin au conflit ? Même si, pour beaucoup, la réponse semble être un Oui évident, ils ont tort. La Russie est peut-être engagée dans une bataille avec l’Ukraine, mais géopolitiquement, elle considère qu’elle mène une guerre contre l’Occident sur le territoire ukrainien. Au Kremlin, l’Ukraine est considérée comme une arme anti-russe aux mains de l’Occident – et sa destruction ne conduira pas automatiquement à la victoire de la Russie dans ce jeu géopolitique anti-occidental. Pour Poutine, cette guerre n’est pas entre la Russie et l’Ukraine – et le pouvoir ukrainien n’est pas un acteur indépendant mais un outil occidental qui doit être neutralisé.
Ainsi, quelles que soient les concessions que l’Ukraine pourrait faire (indépendamment de leur réalisme politique), Poutine poursuivra l’escalade de la guerre jusqu’à ce que l’Occident change son approche du soi-disant problème russe et admette que – comme Poutine le voit – les racines de l’agression russe sont la conséquence de l’ignorance par Washington des préoccupations géopolitiques de la Russie pendant 30 ans…
C’est le véritable objectif de Poutine depuis longtemps, et il reste inchangé. Les exigences irréalistes de la Russie, rejetées par Kiev, sont même un moyen pour le Kremlin d’accroître les enjeux d’une confrontation Russie-Occident, en mettant à l’épreuve la capacité de l’Occident à rester uni et cohérent. L’Occident analyse la situation de façon erronée. En cherchant à arrêter la guerre de la Russie, il se concentre sur les prétextes artificiels de Moscou pour son invasion de l’Ukraine et néglige l’obsession de Poutine pour la soi-disant menace occidentale ainsi que sa volonté de recourir à l’escalade pour contraindre l’Occident à un dialogue aux conditions russes. L’Ukraine n’est qu’un otage.
Hypothèse 3 : Poutine est en train de perdre non seulement sur le plan militaire mais aussi sur le plan intérieur, et la situation politique en Russie est telle que Poutine pourrait bientôt faire face à un coup d’État.
C’est le contraire qui se produit, du moins pour le moment. L’élite russe est tellement préoccupée par la façon de garantir la stabilité politique et d’éviter les protestations qu’elle s’est regroupée autour de Poutine, considéré comme le seul dirigeant capable de raffermir le système politique et d’éviter les troubles. L’élite est politiquement impuissante, effrayée et vulnérable – y compris celle que les médias occidentaux dépeignent comme des bellicistes et des faucons.
Faire un geste contre Poutine aujourd’hui équivaut à un suicide, à moins que Poutine ne commence à perdre sa capacité à gouverner (physiquement ou mentalement). Malgré de nouvelles scissions et fissures dans les rangs et le mécontentement à l’égard des politiques de Poutine, le régime tient bon. La principale menace pour Poutine est Poutine lui-même. Même si le temps joue contre lui, le réveil de l’élite est un processus qui prendra beaucoup plus de temps que prévu. Tout dépendra du degré de présence de Poutine dans le gouvernement au jour le jour.
Hypothèse 4 : Poutine a peur des manifestations anti-guerre.
En réalité, Poutine craint davantage les manifestations en faveur de la guerre et doit tenir compte de l’empressement de nombreux Russes à voir la destruction de ce qu’ils appellent les Nazis ukrainiens. L’humeur de l’opinion publique pourrait conduire à une escalade, incitant Poutine à se montrer plus belliqueux et résolu, même si c’est le résultat de la propre propagande du Kremlin.
C’est extrêmement important : Poutine a réveillé un nationalisme sombre dont il est de plus en plus dépendant. Quoi qu’il arrive à Poutine, le monde devra composer avec cette agression publique et aux convictions anti-occidentales et anti-libérales qui rendent la Russie problématique pour l’Occident.
Hypothèse 5 : Poutine a été profondément déçu par son entourage et a donné son feu vert à la poursuite pénale de hauts fonctionnaires.
Cette question fait l’objet de discussions intenses en Occident. Elle découle des spéculations concernant l’arrestation de Vladislav Surkov, ancien chef d’état-major adjoint de Poutine, la détention de Sergey Beseda, haut responsable de la sécurité en Ukraine, et les purges au sein du cercle restreint de Poutine. Toutes ces rumeurs doivent être considérées avec un extrême scepticisme. Tout d’abord, aucune d’entre elles n’a été confirmée. (Au contraire, des sources haut placées suggèrent que ni Beseda ni Surkov n’ont été arrêtés).
Deuxièmement, Poutine est probablement contrarié et déçu par son personnel, mais ce n’est pas son style de purger son cercle intime à moins que des crimes graves aient été commis. Les intentions sont tout ce qui compte pour Poutine, et si les services secrets russes ont fait un mauvais calcul ou même l’ont mal informé sans avoir d’intentions malignes, il n’y aura pas de poursuites. Enfin, la campagne militaire en Ukraine a été étroitement gérée par Poutine depuis le début, laissant très peu de place à l’initiative de ses subordonnés.
Tout cela signifie que le dilemme occidental – doubler le soutien à l’Ukraine parce que Poutine perd ou apaiser Poutine parce qu’il est désespéré et dangereux – est fondamentalement erroné. Il ne peut y avoir que deux issues possibles. Soit l’Occident change son approche de la Russie et commence à prendre au sérieux les préoccupations russes qui ont conduit à cette guerre, soit le régime de Poutine s’effondre et la Russie révise ses ambitions géopolitiques.
Pour l’instant, tant la Russie que l’Occident semblent croire que leur homologue est condamné et que le temps joue en leur faveur. Poutine rêve que l’Occident souffre de bouleversements politiques, tandis que l’Occident rêve que Poutine soit écarté, renversé ou qu’il meure de l’une des nombreuses maladies dont il est régulièrement soupçonné souffrir. Personne n’a raison. En fin de compte, un accord entre la Russie et l’Ukraine n’est possible que dans le prolongement d’un accord entre la Russie et l’Occident, ou à la suite de l’effondrement du régime de Poutine. Et cela vous donne une idée du temps que la guerre pourrait durer : des années, au mieux.
Tatiana Stanovaya est chercheuse non résidente au Carnegie Endowment for International Peace et fondatrice et directrice générale du cabinet d’analyse politique R. Politik.
Source : Foreign Policy, Tatiana Stanovaya, 01-06-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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