Par Karine Bechet-Golovko

L’hystérie anti-russe, qui s’empare de nos sociétés, est inquiétante à plusieurs points de vue, mais surtout en ce qui concerne notre civilisation, et donc notre vision de l’homme dans ce monde en déconstruction. Notre déconstruction. Depuis des années, nous déconstruisons la civilisation européenne, que nos ancêtres ont mis des siècles à établir, combat après combat, note après note, phrase après phrase, en prenant des détours, en revenant à l’essentiel, pour finalement nous faire Homme.

Pour faire de nous un être complexe, riche, capable de se construire tout au long de sa vie, de décider de ce qu’il veut être, de la société dans laquelle il veut vivre, des valeurs du monde qu’il doit atteindre.

Pour faire de nous un être qui a des rêves et un idéal, un être vivant et donnant la vie, un être qui sait rire, de lui autant que de l’autre.

Pour nous faire libres et exigeants, engagés et tolérants. C’est-à-dire fiers de notre substance, tout en acceptant l’autre dans sa différence.

Ce fragile équilibre de la civilisation européenne a été pris d’assaut depuis des années, au son des clairons woke tout d’abord et de l’appauvrissement du discours et de l’être, de leur radicalisation : l’on ne rit plus de l’autre, mais que de soi (et pas pour tous, les critères raciaux deviennent prépondérants) ; l’on ne rêve plus et l’on ne vit plus, mais l’on doit avoir peur de la mort et donc cesser de vivre pour de toute manière mourir ; l’on ne sourit plus, l’on prend plus les choses avec humour, mais comme cet homme tout rouge sur la planète du Petit Prince, l’on est un homme sérieux, l’on est un homme pressé ; l’on est « tolérant », au point de se renier.

Ce travail de sape anti-humain est continué aujourd’hui au pas des déclarations va-t-en-guerre vert-de-gris de dirigeants, ayant oublié depuis longtemps ce qu’est l’Homme, ce qu’est la culture européenne, ce que la France a eu de rayonnement culturel. Des dirigeants, qui volontairement veulent écraser ce que nous sommes, pour que, jamais Ô grand jamais, nous ne puissions redevenir ce que nous avons été.

Les opéras et ballets, qui étaient réécrits ou déprogrammés, car trop « racistes », sont à ce jour suspendus, car trop russes. Qui peut, en effet, oser regarder au théâtre le chef d’œuvre que constitue le Lac de Cygnes[1] ou écouter Tchaïkovski[2] à la radio, quand il y a un conflit en Ukraine ? Quel est le rapport ? Aucun, la beauté intemporelle du Lac des cygnes, l’émotion irremplaçable de la musique de Tchaïkovski ne sont pas remises en cause, c’est la richesse de la culture européenne qui l’est alors. Car l’heure n’est plus à la culture, mais à l’alignement.

Jusqu’où va aller cette folie ? Jusqu’à renier Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine ? Parce qu’ils sont russes ? En quoi notre identité en sortira-t-elle grandie, enrichie ? En quoi notre civilisation sera-t-elle plus forte et plus heureuse ?

Il semble que la « tolérance » absolue portée par la globalisation, conduisant au culte de l’autre et au dénigrement de soi, que l’assimilation forcée de toutes les cultures, devant conduire à la dilution des cultures nationales, que ces phénomènes globaux ne concernent en rien la Russie … Ce qui est russe, doit rester en dehors de ce melting pot et est désormais sommé de rester en dehors de notre acculturation globale. Ce qui est plutôt bien pour la culture russe en soi, mais souligne bien l’hypocrisie du phénomène global.

Qui sommes-nous après tout cela ? Sommes-nous plus Français, parce que nous rejetons la culture russe ? Notre culture, notre civilisation seront-elles plus européennes, si elles sont amputées de la Russie ? Non, simplement pour se définir comme être global, pour construire ce « citoyen du monde » tant espéré, qui n’a aucune racine et est parfaitement modulable et interchangeable, il ne faut pas de culture russe – trop russe, trop nationale, issue d’un pays qui n’accepte pas les « valeurs » globalites, qui n’accepte pas de se fondre dans la globalisation.

Qui sommes-nous devenus finalement à force d’amputations répétées et cumulées ?

Cette tragédie que vit l’homme ces dernières années, et qui s’est accentuée ces derniers mois, me fait penser à aux premières pages de l’ouvrage d’Amin Maalouf, Les Identités meurtrières[3], dont je voudrais vous citer quelques lignes :

« Parfois, lorsque j’ai fini d’expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement l’ensemble de mes appartenances, quelqu’un s’approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : « Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fond de vous-même, qu’est-ce que vous vous sentez ? ». Cette interrogation insistante m’a longtemps fait sourire. Aujourd’hui, je n’en souris plus. C’est qu’elle me semble révélatrice d’une vision des hommes fort répandue et, à mes yeux, dangereuse. Lorsqu’on me demande qui je suis « au fin fond de moi-même », cela suppose qu’il y a un, « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie en somme –, ne comptait pour rien. Et lorsque l’on incite nos contemporains à « affirmer leur identité », comme on le fait si souvent aujourd’hui, ce qu’on leur dit par là c’est qu’ils doivent retrouver au fond d’eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale (…). Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé ».

L’époque n’est pas à la complexité, car l’époque n’est ni à la subtilité, ni à la richesse. L’époque est à la simplification extrême, à la caricature. Au rejet, au repliement, à l’oubli. Or, chaque individu se construit avec le temps, pour devenir – ou non – cet être complexe que l’on appelle avec respect et parfois envie l’Homme. Nous nous construisons sur la base du sol où nous naissons, dans la famille qui nous aime et nous met debout, à l’école, qui nous forme et nous déforme pour entrer dans le moule de la société, avec nos lectures et nos passions, qui nous font sortir de ce moule, nous évoluons grâce à ce que nous écoutons, à ce que nous voyons. Nous nous constituons et en même temps constituons la société dans laquelle nous vivons.

À chaque rejet, nous perdons une partie de nous-mêmes. À chaque amputation, nous nous appauvrissons. Au risque de devenir des êtres vivants, dans le sens strictement biologique du terme. Des modes de vie assez simples … et in fine beaucoup plus faciles à gouverner.

Ayons le courage de revenir à la complexité et laissons nos gouvernants à leur vassalité, si telle est la limite extrême de leur courage national. Les peuples ont plus en commun entre eux, qu’avec leurs élites dirigeantes et les minorités radicales qu’ils manipulent, ne laissons pas rompre ce lien, au nom d’intérêts, qui nous sont étrangers, qui sont étrangers à l’humanisme qui nous unit.


[1] https://www.varmatin.com/culture/la-maison-pour-tous-de-montauroux-deprogramme-le-ballet-du-bolchoi-de-moscou-750469

[2] https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/guerre-en-ukraine-le-compositeur-russe-tchaikovski-deprogramme-par-lorchestre-philharmonique-de-cardiff/

[3] Editions Grasset, 1998, p. 8-9

Source : Russie politics
http://russiepolitics.blogspot.com/…

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