Par Grégoire Lalieu
Accusés de servir la propagande du Kremlin, les deux médias russes RT et Sputnik sont interdits de diffusion sur le territoire de l’Union européenne. Une mesure justifiée par temps de guerre? En réalité, la décision des vingt-sept États membres marque un tournant dangereux dans le contrôle de l’information. D’autant plus que la vérité n’est pas l’apanage des médias occidentaux, comme nous allons le voir. L’Union européenne pourrait miser sur l’éducation pour former des esprits critiques capables de résister aux manipulations, qu’elles viennent de Russie ou d’ailleurs. Mais elle préfère investir dans l’armement et recourir à la censure. Quelles seront les prochaines victimes du ministère de la Vérité?
La guerre d’Ukraine a transformé le champ de l’information en champ de bataille. Accusés de servir la propagande du Kremlin, les médias russes RT et Sputnik viennent d’être interdits de diffusion sur le territoire de l’Union européenne par ses vingt-sept États membres. « Nous allons interdire la machine médiatique du Kremlin. RT et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union », avait annoncé quelques jours plus tôt Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne.
RT, anciennement Russia Today, est une chaîne de télévision d’information internationale en continu lancée en 2005 par les autorités russes. Aux manettes, on retrouvait deux proches de Vladimir Poutine: Alexeï Gromov, alors porte-parole du président, et Mikhaïl Lessine, ancien ministre de la Presse et conseiller pour les médias de Poutine. Diffusant d’abord en russe et en anglais dans une poignée de pays, RT a élargi sa couverture au fil des années. Aujourd’hui, la chaîne d’info est également disponible en arabe, en espagnol, en allemand et en français. Quant à Sputnik, il s’agit d’une agence de presse internationale créée par le gouvernement russe en 2014 à la suite de la fusion de la radio La Voix de la Russie et de l’agence RIA Novosti. Média numérique par excellence, l’agence Sputnik a mis en place trente-deux sous-domaines avec des portails en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en italien ou encore en polonais.
Ce n’est pas un secret, RT et Sputnik sont liés au Kremlin. Ces dernières années, en Russie comme dans d’autres pays émergents, la volonté de casser le monopole que détenaient les Etats-Unis et le Royaume-Uni sur le paysage international de l’information à travers CNN et la BCC a débouché sur certaines concrétisations. Al-Jazeera a ainsi vu le jour depuis le Qatar. D’abord pour contrer la mainmise des Saoudiens sur les médias arabes. Ensuite pour donner à l’international un autre son de cloche sur les guerres menées au Moyen-Orient. En Afghanistan et en Irak, les locaux de la chaîne ont d’ailleurs été bombardés par l’armée US. À présent, l’époque où Londres et Washington dominaient l’information internationale est révolue. Neuf ans après le lancement de RT, la BBC s’inquiétait même publiquement de perdre la guerre de l’info[1]. Préoccupations partagées par le Secrétaire d’Etat à la Culture de l’époque, John Whittingdale: « Nous sommes massivement dépassés par les Russes et les Chinois et c’est quelque chose que j’ai soulevé avec la BBC. Il est effrayant de voir à quel point nous perdons la guerre de l’information »[2]. L’histoire ne s’arrêtera pas là. Il ne serait pas étonnant, dans le sillage de CNN, de la BBC, de RT, de France 24, d’Al-Jazeera, de Tele Sur ou encore de CGTN de voir d’autres grandes chaînes d’information nous arriver d’Asie, d’Amérique latine ou même d’Afrique.
Décoloniser l’information
L’enjeu est de taille et la bataille de l’information, à l’échelle mondiale, ne date pas d’hier. En 1976 déjà, les pays non-alignés parlaient de « décoloniser l’information » et d’introduire un nouvel ordre international de l’information et de la communication, car » les moyens d’information et de communication jouent un rôle d’une extrême importance dans la lutte commune pour la libération et le développement, l’affirmation de l’indépendance politique et économique et la création de nouvelles assises pour l’établissement de relations internationales plus équitables« [3]. Au sein de l’Unesco, les pays du tiers-monde dénonçaient ainsi l’impérialisme culturel défini par le sociologue Herbert Schiller comme « l’ensemble des processus par lesquels une société est introduite au sein du système moderne mondial et la manière dont sa couche dirigeante est amenée, par la fascination, la pression, la force ou la corruption, à modeler les institutions sociales pour qu’elles correspondent aux valeurs et aux structures du centre dominant du système ou à s’en faire le promoteur. » L’Unesco avait mis en place, dès 1977, une commission internationale pour résoudre les importants déséquilibres entre le Nord et le Sud en matière de communication. En 1980, le rapport McBride[4] lançait des pistes pour poser les bases d’un nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Mais dans la foulée, les États-Unis et le Royaume-Uni quittaient l’Unesco, dénonçant une attaque inadmissible à « la liberté de la presse », comprenez à leur monopole.
Les Russes… et les autres
Le nouvel ordre mondial de l’information et de la communication n’a jamais vraiment vu le jour à travers l’Unesco. Mais les pays qui en avaient les moyens ont lancé leurs propres médias internationaux pour défendre leurs intérêts. En Russie, après avoir ébranlé plusieurs pays d’Europe de l’Est, les révolutions de couleur soutenues par l’Occident ont poussé le Kremlin à contre-attaquer sur le champ médiatique. On peut estimer que les lignes éditoriales de RT et Sputnik sont alignées sur la diplomatie russe. Mais celles des médias occidentaux sont-elles beaucoup plus éloignées de leurs chancelleries respectives? La propagande de guerre serait-elle exclusivement réservée aux contrées barbares qui nous entourent? L’intervention de l’Otan en Libye offre une réponse éclairante. Le discours dominant, c’était que l’alliance atlantique intervenait pour protéger le peuple libyen bombardé par Kadhafi. Plus tard, une commission du parlement britannique reconnaîtra pourtant que l’intervention reposait sur des « postulats erronés ».[5] Mais au moment où nos avions pilonnaient le territoire libyen, tuant de nombreux civils et favorisant l’avancée de milices fort peu recommandables, pratiquement aucune information contradictoire ne perçait la chape de la propagande de l’Otan.
On peut observer que la plupart du temps, la couverture de l’actualité internationale reflète aussi dans les médias occidentaux les intérêts de la politique étrangère: clémente pour nos alliés, critique pour nos ennemis. En mars 2011 par exemple, RTL Belgique consacrait un reportage aux efforts de médiation d’Hugo Chavez dans le conflit libyen. Au détour d’un commentaire apparemment anodin, le journaliste évoqua alors le « dictateur sud-américain ». Sauf erreur, nous n’avons jamais entendu parler du « dictateur arabe » dans des reportages consacrés au roi d’Arabie saoudite ou à l’émir de Dubaï. La démocratie n’est pourtant pas leur fort. À Ryad, on ne veut même pas entendre parler de bulletins de vote. À l’inverse, le système électoral du Venezuela avait été placé en mai 2011 – deux mois après le reportage de RTL – à la première place mondiale par la Fondation pour l’Avancée de la Démocratie (FDA). Hugo Chavez avait par ailleurs remis son destin entre les mains des électeurs à maintes reprises, même lors d’un référendum révocatoire. Au Venezuela en effet, si le nombre de suffrages est suffisant, le président peut-être destitué à mi-mandat. On imagine ce que cela donnerait chez nous où après les élections, bon nombre de dirigeants sombrent dans les sondages. Et pourtant, au journal télévisé, on pouvait tranquillement qualifier Chavez de dictateur sans trop se poser de questions sur les monarques féodaux de la péninsule arabique. Tout le monde n’a pas la chance d’être un allié de l’Occident.
Fabriquer un consentement
Le parallèle entre ligne éditoriale et ligne diplomatique n’est donc pas l’apanage des médias russes. Mais comment l’expliquer? Les ministres des Affaires étrangères n’ont pas une ligne directe vers les rédactions de nos médias. Point de grand complot ici, c’est le fonctionnement de l’industrie médiatique qui explique les partis pris en matière d’actualité internationale. Edward Hermann et Noam Chomsky l’ont parfaitement démontré dans Fabriquer un consentement, véritable bible de l’analyse critique des médias[6]. Les deux intellectuels ont épluché la presse aux États-Unis, observant quels sujets faisaient la une ou l’objet d’une campagne sur plusieurs jours et quels autres étaient au contraire relégués au rang de brèves, voire occultés… À partir de cette analyse empirique, Herman et Chomsky ont élaboré un modèle de filtres pour expliquer le fonctionnement de l’industrie médiatique. Il faut s’imaginer la masse des événements qui peuvent survenir dans le monde d’une part, et les informations que nous retrouvons dans nos journaux d’autre part. Entre les deux, il y aura un décalage: certains événements seront mis en avant, d’autres seront minimisés tandis que certains sujets seront traités sous un angle spécifique. Entre les événements qui font l’actualité et l’information qui nous parvient, il y a donc les fameux filtres du modèle théorisé par Herman et Chomsky: la propriété des médias, le financement par la publicité, le choix des sources d’information, les tirs de barrage pour riposter de manière directe ou indirecte aux contenus dérangeants et enfin, le poids de l’idéologie dominante.
Herman et Chomsky parlent d’un véritable modèle de propagande qui explique des différences de traitement importantes dans l’information. Par exemple, il apparait que certaines victimes présentent plus ou moins d’intérêt dans nos médias. Les deux auteurs rappellent ainsi l’assassinat d’un prêtre polonais, Jerzy Popieluszko, en 1984. Dans les médias US, l’événement a bénéficié d’une couverture médiatique bien plus importante que l’assassinat de plusieurs religieux – y compris des ressortissants étasuniens- en Amérique latine à la même période. Cette différence de traitement défie la loi du mort-kilomètre selon laquelle plus un événement est distant, moins il éveille l’attention. Ou le phénomène d’identification à travers lequel une importance plus grande est accordée aux victimes qui nous ressemblent. Si les règles habituelles du journalisme ne valaient pas ici, c’est parce qu’en pleine guerre froide, la mort d’un prêtre polonais, réputé pour son anticommunisme, était un événement stratégique dont Washington s’est emparé pour attaquer un régime ennemi. À l’inverse, les religieux assassinés en Amérique latine avaient perdu la vie dans des États clients de Washington qui n’a pas fait trop de vagues autour de ces événements. Dans la même veine, Herman et Chomsky ont constaté sur base de leurs recherches dans cinq quotidiens US que l’utilisation du terme « génocide » est fréquente pour qualifier les exactions commises par des États ennemis comme au Kosovo. À l’inverse, elle est plus rare pour dénoncer des actes non moins graves, mais commis par les États-Unis eux-mêmes ou leurs alliés comme en Irak ou en Indonésie.
Des partis pris constants
Ces différences de traitement sont constantes et se manifestent encore régulièrement. On peut penser à la couverture du printemps du Bahreïn par rapport à d’autres soulèvements, à la guerre du Yémen par rapport à d’autres conflits ou encore à la répression des manifestations en Colombie l’an dernier. Ainsi, au moment où l’Occident saluait les printemps arabes, l’étouffement meurtrier de la révolte populaire du Bahreïn par les troupes saoudiennes n’a pas bénéficié d’un large écho. La guerre du Yémen est « le plus grand désastre humanitaire au monde« , selon Martin Griffiths, envoyé spécial des Nations Unies. Mais il est loin d’être le plus médiatisé. La répression des manifestations en Colombie a provoqué des dizaines de morts et des centaines de blessés sans faire trop de bruit. On n’ose à peine imaginer les gros titres si la même chose s’était passée à Cuba.
En matière d’alignement donc, il n’y a pas d’exception russe. Et nos journalistes dans tout ça? Des propagandistes zélés au service de leur gouvernement? En réalité, la plupart font leur travail comme ils peuvent, s’efforçant d’informer « objectivement sur ce qu’ils croient subjectivement être important« [7]. Rappelons tout d’abord que l’industrie des médias répond à des impératifs économiques comme l’industrie automobile ou la production de carottes en conserve: il faut réduire les coûts et maximiser les profits. Ce qui explique qu’au cours des dernières années, bon nombre de rédactions ont essuyé des vagues de restructuration et que le métier de journaliste s’est précarisé. Moins de moyens et pourtant, toujours plus de productions. Pour surmonter l’apparente contradiction, on mise sur les nouvelles technologies qui nécessitent de se déplacer moins souvent. On peut aussi compter sur les communiqués de presse et autres dépêches d’agence. L’information servie sur un plateau d’argent. Et puisque le temps manque pour vérifier et recouper, on privilégie les sources fiables. Couvrant l’Amérique latine pour une grande chaîne de télévision, une journaliste m’expliquait avoir deux bibles: France 2 et El Pais. Bonjour la circulation circulaire de l’information! En revanche, elle se méfiait systématiquement de ce qui venait d’Internet, car on y trouve de tout et n’importe quoi. Et cela prendrait trop de temps à vérifier. Le résultat, c’est que les journalistes dépendent de plus en plus d’agendas qui ne sont pas les leurs. Si on parle beaucoup plus de l’assassinat d’un prêtre polonais que de celui d’un prêtre américain au Guatemala, c’est parce que Washington s’est emparé du premier événement et que dans la foulée, les déclarations, les communiqués et les dépêches d’agence ont abondé. Si demain, Joe Biden décide de lancer des négociations pour mettre fin à la guerre au Yémen – pure hypothèse- nul doute que le conflit reviendra au-devant de l’actualité.
Les bonnes personnes occupent les bonnes places
Un autre filtre qui a toute son importance, c’est celui de l’idéologie dominante. Les journalistes peuvent évoquer le « dictateur Chavez » sans sourciller ou nous raconter que l’OTAN défend la démocratie en Libye sans risquer la rupture d’anévrisme parce ce que ces points de vue, subjectifs, n’entrent pas en contradiction avec leur perception du monde. Et ça explique pourquoi la fabrique du consentement est si efficace. Imaginez si les journalistes devaient écrire sous la contrainte ce que les puissants de ce monde leur dictent, la fabrique ne tiendrait pas longtemps. Certains finiraient par claquer la porte en dénonçant les pressions subies. Mais à quelques exceptions près, les bonnes personnes occupent les bonnes places.
Le sociologue Alain Accardo évoque ainsi une orchestration visible et une orchestration invisible au sein des médias. La première se manifeste à travers la structure pyramidale des entreprises. Un journaliste ou même un responsable qui dévierait trop de la ligne éditoriale pourra tout bonnement être éjecté par ses supérieurs. L’orchestration invisible quant à elle repose sur l’habitus social des journalistes, lequel « ne se traduit pas par une totale et rigoureuse identité de vue sur tous les sujets, mais par des affinités suffisantes pour assurer une relative cohésion des points de vue, une relative compatibilité des initiatives et une relative harmonie des intérêts.« [8] Accardo rappelle la célèbre métaphore des horloges qui n’ont pas besoin de conspirer pour donner la même heure : il suffit qu’elles aient été synchronisées de la même manière au départ et qu’elles soient dotées du même type de mouvement, la similitude du mécanisme excluant ainsi toute machination. Pour Pierre Bourdieu, cet habitus constitue des lunettes particulières, « à partir desquelles [les journalistes] voient certaines choses et pas d’autres ; et voient d’une certaine manière les choses qu’ils voient. »[9] Ces lunettes, nous les devons à notamment à notre éducation, le milieu dans lequel nous avons grandi et celui dans lequel nous évoluons. Ainsi, la plupart des journalistes des médias dominants partagent des paires de lunettes relativement semblables à travers lesquelles ils voient Chavez comme un dictateur, les interventions de l’Otan comme légitimes, Poutine comme un despote paranoïaque, la montée de la Chine comme une menace pour nos valeurs occidentales ou encore les bombardements d’Israël comme de la légitime défense.
Ce partage de perceptions communes explique pourquoi les journalistes des médias dominants ne ressentent pas de contraintes et n’ont pas besoin de recevoir des coups de fil pour traiter l’information de telle ou telle manière. Noam Chomsky raconte qu’il a souvent eu l’occasion de discuter avec des journalistes du contrôle exercé par la classe dominante sur l’industrie des médias. Beaucoup lui rétorquent qu’ils sont libres d’écrire ce qu’ils veulent et qu’ils n’ont jamais subi de pressions. « En quoi ils ont raison », commente Chomsky. « Mais le fait est qu’ils n’occuperaient pas le poste qui est le leur s’ils n’avaient déjà fait la preuve qu’il est inutile de leur dire ce qu’ils doivent dire puisqu’ils diront toujours spontanément ce qui est attendu d’eux. »[10]
Toujours plus concentrés
En matière de politique internationale tout particulièrement, on remarquera que la ligne éditoriale ne varie pas beaucoup d’un média à l’autre. Finalement, c’est bien le droit de TF1 de défendre l’intervention de l’Otan en Libye. Ou de Libération de justifier les « représailles » israéliennes. Le problème, c’est quand tous abordent les événements de l’actualité internationale sous le même angle. Et la situation a peu de chance de s’améliorer alors que la concentration des médias est de plus en plus importante. C’est aussi la conséquence des impératifs économiques d’une industrie où règne la concurrence. Nous pouvons à nouveau comparer le secteur des médias à celui de l’automobile. Il y a plusieurs dizaines d’années, on trouvait de nombreuses marques de voiture, même en Belgique! Mais la concurrence du marché a fait que les entreprises les plus faibles ont mis la clé sous la porte. D’autres ont été englouties par des marques plus fortes. Certaines ont également fusionné pour être plus compétitives. Aujourd’hui, le secteur automobile n’est plus dominé que par quelques groupes seulement. Le même phénomène a été constaté dans l’industrie médiatique. En France, en décembre dernier, 250 journalistes et professionnels de l’information ont publié une tribune pour dénoncer l’hyperconcentration des médias qui a « un impact majeur sur la qualité et la diversité de l’information délivrée au public.« [11]
Dans ce contexte, comment se réjouir de l’interdiction de médias sur le territoire européen? On nous rétorquera que RT et Sputnik servent la propagande du Kremlin. Mais nous avons vu que les médias occidentaux ne sont pas immunisés contre la propagande de l’Otan. Par conséquent, les citoyens devraient avoir le droit de consulter différentes sources d’information et de confronter les points de vue pour se forger leur propre opinion. On ne s’informe pas comme on passe une pizza au micro-ondes. Cela demande du temps, de l’attention, du travail. Mais le jeu en vaut largement la chandelle. En effet, si à l’Ouest comme à l’Est, les gouvernements consacrent autant d’efforts à la bataille de l’information, c’est parce que l’opinion publique compte. Les citoyens ont encore ce pouvoir de changer les choses s’ils se mobilisent massivement. Nos dirigeants en sont bien conscients.
Les sous-traitants du ministère de la Vérité
L’Union européenne ni aucun autre pouvoir politique ne devrait donc décider des informations que nous pouvons consulter ou pas. « Interdire un média est un acte grave, qui doit reposer sur des bases légales solides et des éléments objectifs, afin d’éviter tout arbitraire. Le défi des démocraties est de lutter contre la désinformation tout en préservant la liberté d’expression », a commenté Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des Journalistes (FEJ)[12]. Le Syndicat national des journalistes CGT s’inquiète également de la disparition de RT France, sans autre forme de procès. « Il est paradoxal, au nom d’un manque de pluralisme sur cette antenne, d’en demander l’interdiction », a relevé le syndicat français, rappelant qu’en France, résilier la convention d’une chaîne de TV contrôlée par un Etat étranger ne peut se faire qu’en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de non-respect de la convention qui lie ladite chaîne à l’Arcom, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique[13].
La censure de RT et Sputnik marque un glissement dangereux. Demain, quels autres médias seront interdits? Ceux qu’une autorité quelconque aura arbitrairement jugés complotistes sur base de critères subjectifs? Puis ceux qui dérangent trop, tout simplement? Investig’Action en a déjà fait l’amère expérience. D’abord avec le Decodex, une sorte d’annuaire des sites d’information mis en place par l’équipe des Décodeurs du Monde. Vous entrez l’adresse d’un site, le Décodex vous dit s’il est fiable ou pas. Vert pour les médias dominants qui font bien leur travail, comme le Monde. Orange pour les sites qui dévient un peu trop de l’idéologie dominante comme le Monde diplomatique. Et rouge pour Investig’Action qui diffuserait de fausses informations et/ou des articles trompeurs. Cerise sur le gâteau, les quelques lignes d’explication et les deux articles mis en lien pour justifier la mauvaise note d’Investig’Action sont truffés d’erreurs factuelles et de contre-vérités que le Décodex a refusé de rectifier.[14]
Après le Décodex, il y a eu NewsGuard, une start-up fondée en 2018 aux États-Unis pour lutter contre les fake news. Plutôt que de confier le travail à des algorithmes peu fiables, NewsGuard engage des journalistes pour analyser les sources d’information sur base de critères de crédibilité. Là encore, les médias dominants s’en sortent à bon compte. Tandis que les médias alternatifs comme Investig’Action qui déconstruisent la propagande de l’Otan se font étriller. Faut-il préciser que l’on retrouve dans le conseil d’administration de NewsGuard des personnalités liées à l’alliance atlantique et à l’establishment US comme Anders Fogh Rasmussen, ancien secrétaire général de l’OTAN ou le Général Michael Hayden, ancien directeur de la CIA et de la NSA ou encore Don Baer, ex-directeur de la communication de la Maison-Blanche sous l’administration Clinton?
Y aura-t-il demain un ministère de la Vérité, comme celui imaginé par George Orwell, qui sous-traitera à des start-up le soin de décider quelles informations les citoyens peuvent consulter? La lutte contre les fake news, qu’elles viennent d’Internet, de médias occidentaux ou russes, mérite mieux que des décisions arbitraires. Plutôt que de censurer RT et Sputnik, l’Union européenne et ses États membres devraient investir massivement dans l’éducation. Pas pour apprendre aux citoyens, dès leur plus jeune âge, qu’il y a des gentils et des méchants, des bons et des mauvais médias. Mais pour leur permettre de se forger un véritable esprit critique. C’est la meilleure arme pour se prémunir contre les manipulations de l’information. Or, l’enseignement est dramatiquement sous-financé partout au sein de l’Union européenne, tandis que les dépenses en armement s’envolent. À se demander si nos dirigeants veulent des citoyens capables de réfléchir; ou des sujets écervelés, informés par des médias triés sur le volet et prêts à battre la cadence quand résonnent les tambours de guerre.
Source: Investig’Action
Photo: Extrait du documentaire de John Pilger, The War You don’t See
Notes:
[1] https://www.theguardian.com/media/2014/dec/21/bbc-world-service-information-war-russia-today
[2] Ibid
[3] http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/groupe/germm/collgermm03txt/germm03cardon.pdf
[4] Pour en savoir plus sur le rapport McBride https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-
de-la-communication-2011-1-page-69.htm
[5] https://www.letemps.ch/monde/un-rapport-parlementaire-britannique-denonce-lintervention-libye-2011
[6] Edward HERMAN et Noam CHOMSKY, Fabriquer un consentement. La gestion politique des médias de masse, Ed. Investig’Action, 2018.
[7] AUBENAS Florence et BENASAYAG Miguel, La Fabrique de l’information, Paris, La Découverte, 1999, p.36
[8] ACCARDO Alain, « Un journalisme de classes moyennes », dans Médias et Censure, Liège, Ed. ULG, 2004
[9] BOURDIEU Pierre, Sur la télévision, Paris, Ed. Raisons d’agir, 1996
[10] CHOMSKY Noam, « De quoi les médias dominants tirent-ils leur domination », dans Médias et censure, op.cit.
[11] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/15/250-professionnels-de-la-presse-de-la-television-et-de-la-radio-alertent-l-hyperconcentration-des-medias-est-un-fleau-mediatique-social-et-democratique_6106076_3232.html
[12] https://fr.sputniknews.com/20220228/demain-sputnik-interdit-une-censure-pure-et-simple-qui-nest-pas-recevable-en-droit-1055413758.html
[13] https://snjcgt.fr/2022/02/28/rt-france-laisser-larcom-enqueter-de-facon-contradictoire/
[14] Voir notamment, LALIEU Grégoire, Décodex: le vieux Monde se meurt. Depuis, il semble que le Décodex n’utilise plus des pastilles de couleur, mais le principe reste le même.
Source : Investigaction
https://www.investigaction.net/fr/…
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