Aujourd’hui, celles et ceux qui sont attaché.es à la défense des droits, de l’égalité et de la justice, sont confronté.es à deux faits sociaux assez graves dans le contexte de droitisation des institutions françaises. Il s’agit des menées répressives dans les universités, notamment contre le séminaire Palestine de l’École Normale Supérieure et du projet de loi relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur voté à l’unanimité au Sénat le 20 février 2025. Les deux sont bien évidemment liés. Nous allons les évoquer l’un après l’autre.

PREMIÈRE PARTIE : LE PARTI PRIS PRO-ISRAÉLIEN DÉGUISÉ EN LUTTE CONTRE L’ANTISÉMITISME

Menaces sur le séminaire Palestine de l’ENS

Le séminaire Palestine de l’ENS est animé par une équipe d’élèves et d’anciens étudiants de l’ENS soutenue par plusieurs départements de l’École (Géographie, Histoire, Philosophie, ECLA et Études cognitives). Ses séances ont accueilli des communications scientifiques de grande qualité et donné lieu à des échanges exceptionnels entre chercheur-ses de différentes disciplines ; or, ce séminaire se voit menacé après quelques mois d’existence, alors que son programme est loin d’être achevé.

Le mot « Palestine » est insupportable pour des individus et groupes aveuglément engagés dans la défense d’Israël. Comment se fait-il qu’ils soient entendus par la direction de l’ENS au point que celle-ci tente de supprimer la séance du 10 février 2025 et supprime celle du 17 février ? Pourquoi un séminaire ouvert à des approches diverses est-il contrecarré par les tenants d’une opinion monolithique alertant bruyamment sur l’antisémitisme dès lors qu’il s’agit de parler de la Palestine ? Pourquoi les hauts lieux de l’enseignement supérieur se ferment-ils à l’expression de pensées plurielles ?

On assiste en fait à une manifestation de l’hégémonie idéologique et politique d’une droite qui, se rapprochant de l’extrême droite, s’est spécialisée dans le retournement de la critique qui peut lui être faite. L’antisémitisme est ancré dans la tradition des élites françaises mais plus largement dans l’ensemble de la société ; c’est un marqueur d’identité, non nécessairement affiché en permanence mais opportunément déployé en tant que de besoin. Dans la période actuelle où gouvernement et institutions d’enseignement, d’information, sont tendus dans la défense de la politique israélienne, quoi de plus efficace que l’attaque en antisémitisme ?

Cette attaque emprunte une voie royale, celle de la culpabilité vis-à-vis des Juifs, liée au génocide nazi du siècle dernier et à la complicité de la France vichyste. Il est facile de jouer sur l’amalgame Israël = les Juifs et une de nos cibles principales est précisément cet amalgame. Faire comprendre que tous les Juifs et Juives ne se reconnaissent pas dans l’État d’Israël est une tâche qui se heurte à une résistance considérable. Ce n’est pas nouveau : l’opposition au sionisme était dominante lors de l’apparition du sionisme au tournant des dix-neuvième et vingtième siècles ; elle s’est progressivement effacée sous l’effet conjugué de l’invocation des souffrances des Juifs dans l’Empire tsariste puis en Union Soviétique et de la pression d’un certain nombre d’États occidentaux pour limiter la population juive dans leurs pays. Le génocide nazi a convaincu le monde post-guerre que l’accueil des Juifs en Palestine s’imposait, d’autant que nombre de pays fermaient leurs portes aux rescapés.

L’État d’Israël s’est ainsi créé dans la confusion des lendemains de la guerre, non pas comme UN pays pouvant accueillir des Juifs mais comme LE pays DES Juifs. Dès lors, les grandes puissances du monde, non contentes de s’appuyer sur cet État comme leur alter ego en région (arabe) ennemie, ont contribué à en faire l’État-Nation du peuple juif, formule consacrée par une loi israélienne de 2018. Les Juifs de par le monde sont invités à immigrer en Israël ou, a minima, à exercer leur solidarité avec leur « patrie ». Et voilà comment s’exerce la centralité d’Israël sur le monde juif. Rejeter cette centralité, cette référence obligatoire, va à contre-courant d’opinions bien établies, encouragées de toutes parts. Périodiquement, des dirigeants israéliens se font les commis voyageurs de l’incitation à l’aliya (la montée) en Israël en agitant l’épouvantail de l’antisémitisme : Ariel Sharon en son temps, Benjamin Netanyahou plus récemment. Parallèlement, une alliance mondiale s’est forgée depuis le 11 septembre 2001 entre les États-Unis, l’Europe et quelques autres pays sur une ligne de répression antiterroriste qui développe un discours islamophobe et la répression des critiques d’Israël. L’étau se resserre un peu partout et les incidents autour du séminaire Palestine de l’ENS ou les exclusions d’étudiant.es à Sciences Po Paris en relèvent.

Le projet de loi

Avant de se pencher sur le contenu de cette loi, il convient de s’interroger sur son existence même. Y a-t-il eu dans la période actuelle une telle disposition législative sur d’autres formes de racisme, par exemple pour réprimer l’islamophobie ? Bien sûr que non, au contraire des mesures de plus en plus répressives sont prises (signalements, interdiction du voile…) au bon vouloir des chefs d’établissement. Aucune loi non plus n’est envisagée pour lutter contre la négrophobie ou la romophobie. Or qu’est-ce que l’antisémitisme sinon un racisme, un rejet essentialiste d’un groupe humain ?

La distinction entre le racisme et l’antisémitisme, qui n’a pas de sens, sert opportunément la stratégie de division entre l’antisémitisme et les autres formes de racisme et permet d’isoler, en vue de punir, des manifestations hostiles aux Juifs. Ici intervient un autre élément discutable : qu’est ce qui est retenu comme manifestation hostile aux Juifs ? Au-delà des insultes, inscriptions ou agressivité directement menaçantes dont on ne contestera pas le caractère raciste et donc condamnable, d’autres faits assimilés à de l’antisémitisme relèvent de démarches politiques qui faussent le jugement. Parler de la Palestine, relever l’acharnement de la violence contre la population de Gaza et de Cisjordanie seraient de l’antisémitisme. Les recommandations émanant du rapport des sénateurs Levi et Fialaire instaurent une véritable chasse aux sorcières.

La présentation de l’antisémitisme comme source d’une insécurité « ressentie » par « 91% des étudiants juifs de France », frise le ridicule, sachant que l’échantillon de l’enquête de l’IFOP réalisée pour le compte de l’UEJF est reconnu trop restreint et que le sondage lui-même ne saurait être dénué de biais ; toutes formes d’actes dont la plupart sont des injures, sont mêlées sous la dénomination « d’actes antisémites » et l’une d’elles interroge particulièrement : 43% sont des attaques concernant Israël. En quoi des critiques d’Israël exposent-elles des étudiants juifs à « un sentiment global de malaise ou d’insécurité » ? Là on est dans le domaine de la politique et non du ressenti ou du malaise : soit « les » élèves ou étudiants juifs (lesquels ?) savent se distancier de la politique israélienne et donc, pas de malaise, cela ne les concerne pas davantage que n’importe qui ; soit ils soutiennent la politique israélienne et les interpeller à ce sujet les place devant leurs responsabilités politiques qu’ils peuvent assumer sans y voir d’antisémitisme. On en revient toujours à la confusion savamment entretenue entre Juifs et Israël. Or, Marie-Suzanne Le Quéau, procureure générale près la Cour d’Appel de Paris a précisé que « les propos exprimant une prise de position politique ne sont a priori pas répréhensibles ».

C’est sur une base aussi erronée que le rapport des sénateurs Levi et Fialaire propose des mesures de répression dignes d’un régime autoritaire, sous trois axes : Améliorer la détection des actes antisémites, Prévenir les dérives et Poursuivre et sanctionner les auteurs. Dans ce cadre sont énoncées 11 recommandations dont, par exemple (n°4) : Assurer, à titre pédagogique, la diffusion dans les établissements, de la définition opérationnelle de l’antisémitisme de l’IHRA, conformément à la résolution adoptée par le Sénat le 5 octobre 2021 – définition dont on sait qu’elle est assortie d’exemples comme la critique du régime israélien.  De nombreux travaux ont dénoncé l’ajout de ces exemples dont la seule visée est d’empêcher toute critique d’Israël en la qualifiant d’antisémite. Et une des dernières recommandations (n°10) vient renforcer cette posture en préconisant de compléter « la liste des faits permettant de la déclencher (la procédure disciplinaire) en renforçant les pouvoirs d’investigation des établissements ».

Le texte de loi, voté à l’unanimité, avec quelques amendements, par le Sénat le 20 février, reprend l’esprit et la lettre du rapport de mission des deux sénateurs.

DEUXIÈME PARTIE : UNE CONVERGENCE PARTISANE QUI A UNE LONGUE HISTOIRE

L’antisémitisme a été le moteur du sionisme qui a donné lieu à la création de l’État d’Israël, État des Juifs selon les vœux de Theodor Herzl, sur la terre de Palestine. Un malentendu s’est immédiatement instauré entre la conception sioniste d’un État-Nation pour tous les Juifs du monde et la vision, majoritaire au début du sionisme, mais peu à peu évincée, d’une distinction entre cet État et la population juive. Les Juifs, quelle que soit la définition qu’on en donne, sont un peuple diasporique et Israël n’en est qu’un pôle. Or, un impératif de reconnaissance de la centralité d’Israël s’est imposé ; les principales puissances occidentales s’y sont d’autant plus engouffrées qu’elles en étaient à l’origine, le corollaire étant que si l’on ne reconnaît pas la centralité d’Israël, on est antisémite.

Il n’est sans doute pas inutile de revenir sur la construction de cet impératif.

Petit retour sur la construction de l’antisémitisme comme arme de protection d’Israël

Si l’on passe rapidement en revue, quelques dates-clef de l’histoire d’Israël, l’instrumentalisation de l’antisémitisme apparaît clairement, dans une convergence entre le mouvement sioniste et les grandes puissances occidentales. 

  • Les fondateurs du sionisme s’appuient sur l’antisémitisme et surtout sur les antisémites.

La démarche des promoteurs du sionisme prend appui sur la détestation des Juifs dans un certain nombre de pays. Herzl, dans son livre l’État des Juifs, déclare : « Il sera à peine utile de faire de grands efforts pour activer le mouvement (d’émigration). Les antisémites s’en chargent ».

  • Le gouvernement du Royaume Uni du début du XXe siècle est un allié antisémite de poids du sionisme. La Déclaration Balfour de 2017 ouvre la voie à l’implantation juive en Palestine, même si Lord Montagu, le seul ministre juif du gouvernement de Lloyd George, s’oppose à cet acte et dénonce l’antisémitisme du gouvernement britannique.
  • En 1933 : les accords de Haavara sont du gagnant-gagnant pour les sionistes et pour les nazis : ils permettent la sortie d’Allemagne de plus de 50 000 juifs dont la vente d’une partie des biens est utilisée pour des échanges commerciaux qui bénéficient à l’Allemagne nazie comme aux sionistes en Palestine, tandis qu’ils portent un coup fatal au boycott de l’Allemagne tenté par des Juifs américains.
  • 1945-1960 : l’établissement juif en Palestine passe de l’ignorance des rescapés du génocide nazi à la sanctuarisation de la shoah : c’est la justification éclatante de la monopolisation de la terre de Palestine par des Juifs qui s’arrogent alors l’impunité et imposent la centralité d’Israël, dont le refus est tenu pour antisémite.
  • 1967, 1973 : deux guerres qui marquent le suprémacisme juif à l’échelle internationale, mais aussi le début d’un retournement de l’opinion dans le monde envers Israël.
  • 1975 : la résolution 3379 de l’ONU considère que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». Le rapport de forces favorable au sionisme parvient à faire annuler la résolution en 1991.
  • 2018 : la loi État-Nation du peuple juif officialise (sans le dire) l’apartheid en Israël.

En synthèse

Chaque étape renforce l’image dominante : Israël, éternelle victime de l’antisémitisme, se bat contre tous pour s’affirmer gardien unique du judaïsme.

Aujourd’hui, un désaveu de la politique d’Israël et de sa guerre à Gaza, même avec un propos modéré, déchaîne contre ceux qui le prononcent des accusations d’antisémitisme non seulement en Israël, mais également dans nombre de pays occidentaux.

Les critiques de l’intervention israélienne à Gaza et de sa qualification de génocide font l’objet d’accusations d’antisémitisme aux conséquences potentiellement redoutables pour celles et ceux qui les prononcent ou les écrivent. Et ces derniers temps la répression se durcit.

La confusion entre critique de la politique israélienne, voire critique du sionisme, et antisémitisme  demeure la règle de la part des gouvernements, des médias dominants et des institutions académiques des pays occidentaux ; cela aboutit au paradoxe selon lequel critiquer un gouvernement composé de ministres d’extrême droite, promoteur d’un suprémacisme religieux, auteur de lois discriminatoires, rejetant le droit international et commettant des massacres de populations civiles, expose à se trouver soi-même accusé d’antisémitisme ou même d’apologie du terrorisme ! La France a depuis longtemps entériné cette confusion.

Cette « communautarisation du conflit » au sommet de l’État, qui associe lutte contre l’antisémitisme et défense de la politique israélienne, en laissant du reste entendre, d’une part, que tous les Français juifs soutiendraient automatiquement cette politique et, d’autre part, que l’antisémitisme serait principalement lié à la question palestinienne, ne s’est jamais démentie, notamment depuis Sarkozy. C’est un déni historique de ce qu’a été effectivement l’antisémitisme à travers les siècles.

Elle a pris un tour remarquable en 2019, lorsqu’au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France, qui se définit comme une organisation sioniste, le président français a déclaré que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme » après avoir affirmé, à rebours de la déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (élaborée en réponse à celle de l’IHRA), que la France allait adopter une définition de l’antisémitisme incluant l’antisionisme. On assiste en France à un paradoxe qui ne semble gêner personne, avec un parti à l’influence grandissante « parti clairement antisémite dans son histoire, qui se présente comme le meilleur défenseur des juifs pour mieux défendre, sans avoir besoin de le proclamer, son caractère anti-arabe et antimusulman » (Gustave Massiah)

Ces déclarations d’antisémitisme sont là pour justifier la progression guerrière d’Israël en train de réaliser son projet fondamental de conquête de l’ensemble de la Palestine en en chassant les habitants. L’argument du droit de se défendre d’Israël vient opportunément, mais fallacieusement, conforter ce projet. C’est le monde à l’envers : Israël, puissance occupante, tenue par le droit international d’assurer des conditions de vie décentes à la population dont elle occupe le territoire, aurait le droit de se défendre contre la résistance de cette population, également légitimée par le droit international ! Dans ce contexte, l’allégation d’antisémitisme des voix critiques d’Israël n’est qu’une construction chimérique qui fera long feu. Mais en attendant, le débat est dominé par le philosémitisme d’État qui forme un chœur avec l’extrême droite de tradition antisémite.

Source : UJFP
https://ujfp.org/…

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