Par Mohamad Hasan Sweidan
Profitant du chaos consécutif à la chute de Damas, la prise du barrage syrien d’Al-Mantara par Israël illustre la stratégie sioniste de longue date visant à assurer sa domination régionale sur l’eau, exacerbant ainsi les tensions dans une Asie occidentale déjà en proie à une grave pénurie hydrique.
Par Mohamad Hasan Sweidan
Source : The Cradle, 14 janvier 2025
Traduction : lecridespeuples.substack.com
Au début du mois de janvier, moins d’un mois après la prise de Damas par les forces rebelles et le renversement du gouvernement syrien, les forces d’occupation israéliennes ont lancé une avancée sans opposition jusqu’aux abords du barrage d’Al-Mantara, principale source d’eau de Deraa et plus grand barrage de la région, situé dans la campagne occidentale de Quneitra.
D’après les rapports, des chars et des troupes israéliens ont établi des avant-postes militaires, érigé des monticules de terre et imposé des restrictions strictes aux déplacements locaux, ne permettant l’accès qu’à des horaires précis et prédéterminés.
La géopolitique de l’eau
Les ressources naturelles ont toujours joué un rôle central en géopolitique, et parmi elles, les sources d’eau douce sont de plus en plus disputées. Si le pétrole et le gaz monopolisent l’actualité, l’eau, indispensable à l’agriculture, à l’industrie et à la vie quotidienne, est tout aussi cruciale pour la stabilité mondiale.
À mesure que l’eau douce se raréfie, le risque de conflits autour de cette ressource vitale augmente, menaçant le développement économique et la stabilité sociale.
Historiquement, les nations se sont affrontées pour le contrôle des territoires riches en eau afin de sécuriser des routes commerciales, nouer des alliances et favoriser les avancées technologiques. Les civilisations antiques du berceau de la civilisation, comme les Sumériens et les Babyloniens, ont prospéré grâce à l’exploitation du Tigre et de l’Euphrate. En revanche, les régions pauvres en ressources hydriques sont souvent restées en retard, freinant leur développement politique et technologique.
Aujourd’hui, la pénurie d’eau continue d’influencer les stratégies politiques régionales. Un exemple notable est le bassin du Nil, où l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie sont engagés dans un conflit autour du Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD).
Ce projet, la plus grande initiative hydroélectrique d’Afrique, a intensifié les tensions diplomatiques avec l’Égypte, qui dépend du Nil pour 90 % de son eau douce.
L’Asie occidentale [Moyen-Orient] et l’Afrique du Nord connaissent une pénurie d’eau sans précédent, 83 % de leur population étant soumise à un stress hydrique extrême. Selon le World Resources Institute, 12 des 17 pays les plus touchés par ce stress sont situés dans cette région, le Qatar, Israël et le Liban occupant les trois premières places du classement.
Par ailleurs, environ 40 % de la population mondiale dépend de rivières traversant des frontières internationales, ce qui fait de la gestion transfrontalière de l’eau un enjeu géopolitique majeur. L’incursion israélienne récente au barrage d’Al-Mantara illustre parfaitement cette réalité.
La demande mondiale en eau devrait augmenter de 20 à 25 % d’ici 2050, exerçant une pression considérable sur des régions comme l’Asie occidentale et l’Afrique du Nord. D’ici le milieu du siècle, 100 % de la population de cette région pourrait être confrontée à un stress hydrique extrême, ce qui accentuerait les tensions politiques et accroîtrait le risque de conflits interétatiques liés aux ressources en eau partagées.
Ces tensions sont déjà visibles entre Israël et la Syrie, où le contrôle des sources d’eau vitales est devenu un point de friction majeur.
Les réalités et ambitions hydriques d’Israël
Le climat aride de la Palestine et ses ressources naturelles en eau limitées ont depuis longtemps façonné la politique israélienne de gestion de l’eau, d’autant plus que les déserts couvrent plus de la moitié du territoire. Les principales sources d’eau douce du pays sont la mer de Galilée, le Jourdain et les aquifères côtiers et montagneux.
Toutefois, les avancées technologiques en matière de dessalement et de réutilisation des eaux usées ont permis à Israël de réduire sa dépendance aux sources d’eau naturelles. En 2018, Israël réutilisait 87 % de ses eaux usées traitées, principalement à des fins agricoles.
Cependant, ces innovations ont leurs limites. Le dessalement et le recyclage des eaux usées sont coûteux et ne compensent pas totalement les effets du changement climatique. La hausse des températures, la baisse des précipitations et la diminution des taux de recharge des aquifères aggravent la pénurie d’eau en Israël, tout comme la baisse du niveau et l’augmentation de la salinité du lac Kinneret, ainsi que la poursuite de la désertification dans le sud du pays.
Pour faire face à ces défis, Israël a développé un système de collecte et de traitement permettant de recycler environ 94 % de ses eaux usées, dont 87 % sont réutilisées, principalement pour l’agriculture. Globalement, entre 2000 et 2018, la part de l’agriculture dans les prélèvements d’eau douce a chuté de 64 % à 35 % du total.
Ces contraintes ont poussé Israël à chercher des ressources hydriques supplémentaires dans la région, notamment en exploitant le fleuve Yarmouk en Jordanie et le fleuve Litani au Liban.
L’eau est un pilier central de la stratégie d’Israël depuis les débuts du mouvement idéologique sioniste. Depuis la création de l’État, à travers guerres, occupations et négociations avec les États arabes voisins, l’accès à l’eau a toujours été une priorité stratégique pour Israël. Cette stratégie repose sur l’exploitation maximale des ressources en eau, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, même au détriment de la sécurité hydrique des pays voisins.
Les premiers dirigeants sionistes, tels que Chaim Weizmann, ont souligné l’importance de l’eau provenant de régions comme le mont Hermon, récemment occupé en Syrie, et le fleuve Litani au Liban, essentielle pour l’irrigation et le développement économique.
Le fondateur du sionisme moderne, Theodor Herzl, a insisté dès le départ sur la nécessité d’inclure le sud du Liban dans l’État juif, en partie en raison de ses ressources en eau vitales. Lors de la conférence de paix de 1919 à Paris, le mouvement sioniste a exercé une pression considérable pour annexer à la Palestine les sources du Jourdain, du Litani et de la plaine du Hauran en Syrie. Toutefois, ces revendications ont été rejetées par la France, qui détenait le mandat sur la Syrie et le Liban en vertu de l’accord Sykes-Picot de 1916.
En 1941, David Ben-Gourion, futur premier ministre d’Israël, a clairement exprimé la convoitise de l’État israélien pour le fleuve Litani, déclarant : « Nous devons nous rappeler que le Litani doit se trouver à l’intérieur des frontières de l’État juif pour garantir sa viabilité. »
Après 1948, Israël a nationalisé ses ressources en eau et lancé des projets ambitieux, comme le National Water Carrier, destiné à acheminer l’eau du nord vers le sud aride.
Les études hydrologiques des années 1930 et 1940 montrent que le projet Johnston de 1953, initié par Israël, a ignoré les frontières politiques des pays du bassin du Jourdain, considérant la mer de Galilée comme un réservoir naturel des eaux du fleuve. Dès 1953, Tel-Aviv a entrepris de détourner le cours du Jourdain à son profit, mettant en œuvre ces plans par l’intermédiaire de la société israélienne Mekorot.
Ces efforts ont conduit au détournement des eaux du Jourdain et de ses affluents vers la mer de Galilée, entraînant une baisse du niveau de la mer Morte et un rétrécissement de sa surface, accentué par l’assèchement des affluents utilisés pour l’irrigation et l’expansion agricole.
De plus, le fort taux d’évaporation dû aux températures élevées dans la vallée du Jourdain a accéléré la baisse du niveau d’eau. Au début des années 1990, le niveau de la mer Morte était descendu en dessous de 410 mètres sous le niveau de la mer, menaçant gravement son existence en tant que ressource naturelle unique.
La guerre de 1967 a marqué un tournant, Israël s’emparant de territoires riches en eau comme la Cisjordanie, Gaza et le plateau du Golan. Ces régions fournissent aujourd’hui une part importante de l’approvisionnement en eau d’Israël.
Toutefois, ce contrôle s’est exercé aux dépens des États voisins et des Palestiniens, qui subissent de sévères restrictions d’accès à l’eau. Par exemple, la consommation d’eau par habitant des Palestiniens est en moyenne de 20 mètres cubes par an, contre 60 mètres cubes pour Israël.
Le gouvernement israélien réglemente strictement l’usage de l’eau par les Palestiniens, interdisant le forage de nouveaux puits et imposant des amendes en cas de dépassement des quotas, tandis que les colonies israéliennes ne sont soumises à aucune de ces restrictions. Il en résulte une inégalité criante dans l’accès à l’eau : l’agriculture palestinienne demeure sous-développée et inefficace, tandis que les colonies juives des territoires palestiniens bénéficient de systèmes d’irrigation modernes.
![](https://www.palestine-solidarite.fr/wp-content/uploads/2025/02/0ef1cf08-d291-11ef-addf-00163e02c055.jpeg)
Carte des sources d’eau israéliennes et de l’expansion israélienne en Syrie
Une réalité alarmante dans le sud de la Syrie
L’incursion israélienne dans le sud de la Syrie illustre ses ambitions persistantes en matière d’eau. Selon certains rapports, Tel-Aviv contrôlerait désormais 40 % des ressources en eau partagées par la Syrie et la Jordanie. Après s’être emparées du barrage d’Al-Wehda dans le bassin du Yarmouk en décembre, les forces israéliennes ont avancé jusqu’au barrage d’Al-Mantara.
Le bassin du Yarmouk est une zone stratégiquement cruciale, formant une partie de la frontière naturelle entre la Syrie et la Jordanie. Sa principale source d’eau, le fleuve Yarmouk, irrigue des terres agricoles et fournit de l’eau potable aux communautés des régions syriennes de Deraa et de Soueïda, ainsi qu’au nord de la Jordanie.
Le fleuve s’étend sur 57 kilomètres, dont 47 en territoire syrien, le reste constituant une portion de la frontière syro-jordanienne. Sur ses rives, la Syrie a construit plusieurs barrages, notamment le barrage du Yarmouk, ainsi que le plus grand barrage d’Al-Wehda, dont la capacité de stockage atteint 225 millions de mètres cubes.
Ces barrages servent à irriguer de vastes zones agricoles, estimées à environ 13 640 hectares, et à alimenter les villages environnants en eau potable via d’importants réseaux de pompage, tels que la ligne Thawra, qui relie le bassin à la ville de Deraa et sa campagne, jusqu’aux environs de Soueïda.
Cette voie d’eau vitale est toutefois devenue une victime de la stratégie plus large de Tel-Aviv visant à asseoir sa domination régionale sur les ressources hydriques.
Malgré ces défis, les récentes actions d’Israël dans le sud de la Syrie illustrent une stratégie cohérente : pallier ses pénuries d’eau par une expansion régionale. Les troubles politiques en Syrie ont offert à l’État occupant une occasion historique d’avancer ses ambitions.
Voir Naïm Qassem révèle les causes des revers subis par le Hezbollah
Les événements qui se déroulent en Asie occidentale montrent que le principal facteur de dissuasion contre l’exploitation par Israël des ressources en eau du Liban a toujours été une résistance efficace [Note du traducteur : lorsque Israël a déclenché son invasion terrestre au Liban en septembre 2024, il a ordonné aux populations du sud-Liban d’évacuer jusqu’au nord du fleuve al-Wazzani, lui-même situé à 6 kilomètres au nord du fleuve Litani, démontrant une volonté d’en prendre complètement le contrôle, réduite à néant par la résistance farouche du Hezbollah]. Jusqu’aux revers stratégiques subis par l’Axe de la Résistance, celle-ci avait réussi à empêcher Israël de reproduire dans la région ses gains territoriaux liés à l’eau.
Aujourd’hui, en prenant le contrôle d’infrastructures hydrauliques essentielles, Israël menace directement la Syrie, la Jordanie et le Liban. Pourtant, alors que la région est confrontée à des crises de plus en plus graves, la portée de cette stratégie axée sur l’eau risque d’être éclipsée par des préoccupations géopolitiques plus larges. Il apparaît de plus en plus clairement que la soif d’Israël pour les ressources en eau ne connaît aucune limite.
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Source : Le Cri des Peuples
https://lecridespeuples.fr/…