Par Chris Hedges

RAMALLAH, Palestine occupée. – La puanteur des eaux usées, le grognement des véhicules blindés de transport de troupes israéliens, aux diesel et aux allures avachies, les camionnettes remplies d’une ribambelle d’enfants, conduites par des colons au visage blafard, certainement pas d’ici, probablement de Brooklyn ou de quelque part en Russie ou peut-être en Grande-Bretagne, tout cela revient en trombe. Peu de choses ont changé. Les postes de contrôle avec leurs drapeaux israéliens bleus et blancs parsèment les routes et les carrefours. Les toits de tuiles rouges des colonies – illégales au regard du droit international – dominent les collines au-dessus des villages et des villes palestiniens. Elles se sont multipliées et agrandies. Mais elles restent protégées par des barrières anti-explosives, des fils de barbelés et des tours de guet entourées de l’obscénité des pelouses et des jardins. Dans ce paysage aride, les colons ont accès à d’abondantes sources d’eau dont les Palestiniens sont privés.

Le mur de béton sinueux de 26 pieds de haut qui serpente les 440 miles de la Palestine occupée, avec ses graffitis appelant à la libération, ses peintures murales représentant la mosquée Al-Aqsa, les visages des martyrs et la bouille souriante et barbue de Yasser Arafat – dont les concessions à Israël dans l’accord d’Oslo ont fait de lui, selon les termes d’Edward Said, “le Pétain des Palestiniens” – donne à la Cisjordanie l’impression d’être une prison à ciel ouvert. Le mur lacère le paysage. Il se tortille comme un énorme serpent antédiluvien fossilisé, séparant les Palestiniens de leurs familles, coupant les villages palestiniens en deux, séparant les communautés de leurs vergers, de leurs oliveraies et de leurs champs, plongeant et surgissant des wadis, piégeant les Palestiniens dans la version actualisée d’un bantoustan de l’État hébreu.

Mes derniers reportages en Cisjordanie remontent à plus de vingt ans. Le temps se fige. Les senteurs, les sensations, les émotions et les images, ce rythme chantant de l’arabe et les miasmes d’une mort soudaine et violente planent sur les lieux et rappellent les vieux démons. C’est comme si je n’étais jamais parti.

Je suis dans une Mercedes noire cabossée conduite par un ami d’une trentaine d’années que je ne nommerai pas pour sa sécurité. Il travaillait dans le bâtiment en Israël mais a perdu son emploi – comme presque tous les Palestiniens embauchés en Israël – le 7 octobre. Il a quatre enfants. Il a du mal à joindre les deux bouts. Ses économies ont fondu. Acheter de quoi manger, payer l’électricité, l’eau et le carburant est de plus en plus problématique. Il se sent assiégé. Il vit sous blocus. Il ne fait guère confiance à l’Autorité palestinienne, qui n’est qu’un pion dans l’échiquier. Il n’aime pas le Hamas. Il a des amis juifs. Il parle hébreu. Le blocus le mine, lui et son entourage.

“Quelques mois de plus comme ça et c’est la fin”, dit-il en tirant nerveusement sur sa cigarette. “Les gens n’en peuvent plus. Ils sont de plus en plus nombreux à souffrir de la faim”.

Nous roulons sur la route sinueuse qui longe les collines arides de sable et de broussailles serpentant depuis Jéricho jusqu’à Ramallah, en passant par la mer Morte saturée de sel, le point le plus bas de la planète. J’y rencontrerai mon ami, le romancier Atef Abu Saif, qui était à Gaza le 7 octobre avec son fils de 15 ans, Yasser. Ils étaient venus voir leur famille lorsqu’Israël a lancé sa campagne de dévastation. Il a passé 85 jours à subir et relater quotidiennement le cauchemar du génocide. Il a publié dans son livre “Don’t Look Left” une sélection d’extraits de son carnet de bord particulièrement émouvants. Il a échappé au carnage en franchissant la frontière avec l’Égypte à Rafah, s’est rendu en Jordanie et est rentré chez lui à Ramallah. Mais les séquelles du génocide demeurent. Yasser quitte rarement sa chambre. Il ne voit pas ses amis. La peur, les traumatismes et la haine sont les principaux ingrédients transmis par les colonisateurs aux colonisés.

“Je suis toujours à Gaza”, me confie plus tard Atef, “je ne suis pas parti. Yasser entend toujours les bombardements. Il voit toujours des cadavres. Il ne mange pas de viande. La viande rouge lui rappelle la chair qu’il a ramassée lorsqu’il s’est joint aux équipes de secours pendant le massacre de Jabalia, et la chair de ses cousins. Je dors sur un matelas posé à même le sol, comme je le faisais à Gaza lorsque nous vivions sous la tente. Je ne dors pas. Je pense à ceux que nous avons laissés derrière nous en attente d’une mort brutale”.

Un virage à flanc de colline. Les voitures et les camions se déportent mécaniquement à droite et à gauche. Devant nous, certains font marche arrière. Nous apercevons devant nous un checkpoint israélien aux épais blocs de béton de couleur brunâtre. Des soldats arrêtent les véhicules et vérifient les papiers. Les Palestiniens attendent parfois des heures avant de pouvoir passer. On peut les sortir de leur véhicule et les mettre en détention. Tout est possible à un checkpoint israélien, souvent établi sans préavis. La plupart du temps, les choses se passent mal.

Nous faisons marche arrière. Nous empruntons une route étroite et poussiéreuse en retrait de l’autoroute principale. Nous roulons sur des pistes cahoteuses et défoncées qui traversent des villages déshérités.

Telle était la situation des Noirs dans le sud ségrégationniste et des Américains indigènes. Ce fut le cas des Algériens sous le joug français. Les Britanniques l’ont appliqué à l’Inde, à l’Irlande et au Kenya. Le masque de la mort – trop souvent d’origine européenne – du colonialisme ne change pas. Pas plus que l’autorité divine des colons qui traitent les colonisés comme de la vermine, prenant un plaisir pervers à les humilier et les faire souffrir, et qui les tuent en toute impunité.

Le douanier israélien m’a posé deux questions lorsque j’ai traversé la Jordanie pour entrer en Palestine occupée par le pont du roi Hussein.

“Êtes-vous titulaire d’un passeport palestinien ?

“L’un de vos parents est-il palestinien ?”

En bref, êtes-vous contaminé ?

Ainsi fonctionne l’apartheid.

Les Palestiniens veulent récupérer leurs terres. Alors, ils parleront de paix. Les Israéliens veulent la paix, mais exigent la terre palestinienne. Voilà, en trois phrases, la nature insoluble du conflit.

Au loin, j’aperçois Jérusalem. Ou plus exactement, j’aperçois la colonie juive implantée sur les collines surplombant Jérusalem. Les fenêtres des villas, édifiées en arc de cercle au sommet de la colline, sont intentionnellement étroites et forment des rectangles verticaux qui servent également de meurtrières.

Nous atteignons la périphérie de Ramallah. Nous sommes bloqués dans un embouteillage devant la base militaire israélienne tentaculaire qui gère le checkpoint de Qalandia, le principal passage entre Jérusalem-Est et la Cisjordanie. C’est le théâtre de fréquentes manifestations contre l’occupation, qui peuvent se terminer par des coups de feu.

Je rencontre Atef. Nous marchons jusqu’à un kebab et nous nous asseyons à une petite table en terrasse. Les stigmates de la dernière intervention de l’armée israélienne sont au coin de la rue. Il y a quelques jours, dans la nuit, les soldats israéliens ont incendié les boutiques de transferts d’argent depuis l’étranger. Ce ne sont plus que des ruines calcinées. Maintenant, il sera plus compliqué de recevoir de l’argent de l’étranger, ce qui, j’imagine, était le but recherché.

Israël a considérablement renforcé son emprise sur les plus de 2,7 millions de Palestiniens de la Cisjordanie occupée, encerclés par plus de 700 000 colons juifs logés dans quelque 150 lotissements stratégiquement situés et dotés de leurs propres centres commerciaux, écoles et centres médicaux. Ces lotissements coloniaux, ainsi que les routes spéciales qui ne peuvent être empruntées que par les colons et les militaires, les checkpoints, les étendues de terre interdites aux Palestiniens, les zones militaires fermées, les “réserves naturelles” déclarées par Israël et les avant-postes militaires, forment des cercles concentriques. Ils peuvent instantanément interrompre la circulation et isoler les villes et villages palestiniens en une série de ghettos assiégés .

“Depuis le 7 octobre, c’est compliqué de se déplacer où que ce soit en Cisjordanie”, explique Atef. “Il y a des checkpoints à l’entrée de chaque ville et de chaque village. Supposons que vous vouliez aller voir votre mère ou votre fiancée. Vous voulez aller de Ramallah à Naplouse. Cela peut prendre sept heures parce que les routes principales sont bloquées. Vous êtes obligé de passer par des routes secondaires dans les montagnes”.

Un trajet de 90 minutes – en principe

Depuis le 7 octobre, les soldats et les colons israéliens ont tué 528 civils palestiniens, dont 133 enfants, et en ont blessé plus de 5 350 autres en Cisjordanie, selon le responsable des droits de l’homme de l’ONU. Israël a également arrêté plus de 9 700 Palestiniens – ou devrais-je dire otages ? – dont des centaines d’enfants et de femmes enceintes. Nombre d’entre eux ont été gravement torturés, notamment des médecins torturés à mort dans les cachots israéliens et des travailleurs humanitaires tués après leur libération. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, a appelé à l’exécution des prisonniers palestiniens afin de laisser la place à d’autres.

Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne, a toujours été préservée des pires violences israéliennes. Depuis le 7 octobre, la situation a changé. Des raids et des arrestations ont lieu presque quotidiennement dans la ville et ses environs, parfois accompagnés de tirs meurtriers et de bombardements aériens. Depuis le 7 octobre, Israël a détruit au bulldozer ou confisqué plus de 990 habitations et maisons palestiniennes en Cisjordanie, obligeant parfois les propriétaires à démolir leurs propres bâtiments ou à payer des amendes exorbitantes.

Des colons israéliens lourdement armés se sont livrés à des massacres dans des villages situés à l’est de Ramallah, notamment à la suite du meurtre d’un colon de 14 ans, le 12 avril, près du village d’al Mughayyir. En représailles, les colons ont brûlé et détruit des maisons et des véhicules palestiniens dans 11 villages, ont défoncé des routes, ont tué un Palestinien et en ont blessé plus d’une vingtaine d’autres.

Israël a ordonné la plus grande saisie de terres en Cisjordanie depuis plus de trente ans, confisquant de vastes étendues de terres au nord-est de Ramallah. Le ministre israélien des Finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich, qui vit dans une colonie juive et est chargé de l’expansion coloniale, a promis de submerger la Cisjordanie d’un million de nouveaux colons.

Smotrich a promis de rayer de la carte les différentes zones de Cisjordanie créées par les accords d’Oslo. La zone A, qui comprend 18 % de la Cisjordanie, est sous contrôle exclusivement palestinien. La zone B, qui représente près de 22 % de la Cisjordanie, est sous occupation militaire israélienne, en collusion avec l’Autorité palestinienne. La zone C, qui représente plus de 60 % de la Cisjordanie, est sous occupation israélienne totale.

“Israël réalise que le monde est aveugle, que personne ne l’obligera à mettre fin au génocide à Gaza et que personne ne prêtera attention à la guerre en Cisjordanie”, explique Atef. “Le terme ‘guerre’ n’est même pas prononcé. On parle d’une opération militaire israélienne classique, comme si ce qui nous arrive était normal. Il n’y a plus de différence de statut des territoires occupés, classés A, B et C. Les colons confisquent de plus en plus de terres. Ils multiplient les attaques. Ils n’ont pas besoin de l’armée. Ils sont devenus une armée de l’ombre, soutenue et armée par le gouvernement israélien d’extrême droite. Nous vivons une guerre permanente depuis 1948. Ce n’est que l’épisode le plus récent”.

Jénine et le camp de réfugiés voisin sont assaillis quotidiennement par des unités armées israéliennes, des commandos infiltrés, des snipers et des bulldozers, qui rasent des quartiers entiers. Des drones équipés de mitrailleuses et de missiles, ainsi que des avions de combat et des hélicoptères d’attaque Apache, tournent au-dessus de la ville et détruisent les habitations. Comme à Gaza, des médecins sont assassinés. Usaid Kamal Jabarin, un chirurgien de 50 ans, a été abattu le 21 mai par un sniper israélien alors qu’il se rendait à son travail au Centre hospitalier gouvernemental de Jénine. La famine est endémique.

“L’armée israélienne effectue des raids pour tuer des Palestiniens, puis elle repart”, explique M. Atef. ”Mais elle revient quelques jours plus tard. Les Israéliens ne se contentent pas de voler notre terre. Ils cherchent à tuer le plus grand nombre possible d’habitants autochtones. Voilà pourquoi ils organisent des opérations incessantes. Voilà pourquoi les affrontements armés sont récurrents. Mais ces affrontements sont provoqués par Israël. Ils sont le prétexte à des attaques ininterrompues. Nous subissons une pression constante. Nous sommes confrontés à la mort chaque jour.”

Le génocide de Gaza fait oublier la montée dramatique de la violence en Cisjordanie. Pourtant, elle est devenue le deuxième front. Si Israël peut évacuer Gaza, ce sera au tour de la Cisjordanie. “L’objectif d’Israël ne change pas”, affirme-t-il. “Il cherche à décimer la population palestinienne, à confisquer des superficies de plus en plus importantes de terres palestiniennes et à y bâtir de plus en plus de colonies. Il cherche à judaïser la Palestine et à priver les Palestiniens de tous les moyens de subsistance. Le but ultime est l’annexion de la Cisjordanie.

“Même au plus fort du processus de paix, alors que tout le monde semblait hypnotisé par la paix, Israël a réussi à faire de cette proposition de paix un véritable cauchemar”, poursuit-il. “La plupart des Palestiniens étaient opposés aux accords de paix signés par Arafat en 1993, mais ils l’ont tout de même salué à son retour. Ils ne l’ont pas tué. Ils voulaient donner une chance à la paix. En Israël, le Premier ministre qui a signé les accords d’Oslo a été assassiné”.

“Il y a quelques années, quelqu’un a tagué un étrange message sur le mur de l’école de l’ONU à l’est de Jabalia”, écrit Atef depuis l’enfer de Gaza. “‘Nous progressons à reculons’. Ça sonne juste. Chaque nouvelle guerre nous ramène à l’essentiel. Elle détruit nos maisons, nos institutions, nos mosquées et nos églises. Elle ravage nos jardins et nos parcs. Il faut des années pour récupérer d’une guerre, et avant que nous puissions nous en remettre, une nouvelle guerre éclate. Pas de “sirènes d’alarme”, pas de messages envoyés sur nos téléphones. La guerre est là, tout simplement”.

Le projet colonial des pionniers juifs est protéiforme. Il modifie la forme, mais pas le fond. Ses stratégies fluctuent. Les vagues de répression se succèdent avec une intensité croissante. Sa rhétorique sur la paix maquille ses intentions. Il poursuit sa logique meurtrière, perverse et raciste. Et pourtant, les Palestiniens endurent, refusent de se soumettre, résistent en dépit d’une adversité accablante, s’accrochent à de minuscules germes d’espoir au fond d’abîmes de désespoir. Il existe un terme pour cela  l’héroïsme.

Chris Hedges  – 12 juillet 2024

Chris Hedges est aujourd’hui un journaliste indépendant lauréat du prix Pulitzer. Il a été correspondant à l’étranger pendant quinze ans pour le New York Times, où il a été chef du bureau du Moyen-Orient et chef du bureau des Balkans. Auparavant, il a travaillé à l’étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l’animateur de l’émission The Chris Hedges Report. Il a fait partie de l’équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage explicatif pour la couverture du terrorisme mondial par le New York Times, et il a reçu le prix mondial 2002 d’Amnesty International pour le journalisme sur les droits de l’homme. Hedges, qui est titulaire d’une maîtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l’auteur des best-sellers ‘American Fascists : The Christian Right and the War on America’, ‘Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle’ et a été finaliste du National Book Critics Circle pour son livre ‘War Is a Force That Gives Us Meaning’. Il rédige une chronique en ligne pour le site ScheerPost. Il a enseigné à l’université Columbia, à l’université de New York, à l’université de Princeton et à l’université de Toronto.

Illustration: M. Fish, Scheerpost

Source: https://scheerpost.com/2024/07/12/chris-hedges-the-old-evil/

Source : Arrêt sur Info
https://arretsurinfo.ch/…