Par Mikhael Awad

Le 28 juin dernier, le président turc Erdogan a déclaré : « Il n’y a aucune raison de ne pas établir des relations entre la Turquie et la Syrie… La Turquie n’a ni l’intention ni l’objectif de s’ingérer dans les affaires intérieures de la Syrie… Nous avons eu plusieurs rencontres avec Bachar al-Assad par le passé et même des réunions de famille… Il est impossible de dire que cela n’arrivera plus… ».

Quand on sait quelles souffrances cet homme, surnommé « le pilleur d’Alep », a volontairement infligé à la Syrie et aux Syriens en ouvrant la frontière turco-syrienne à tous les terroristes armés de la planète et à tous les prétendus révolutionnaires, on rit pour ne pas pleurer tout en se demandant comment se fait-il qu’il n’a pas prévu ce qui allait suivre.

En effet, suite à cette déclaration, la situation a explosé dans le nord de la Syrie et le sud de la Turquie, entre l’armée turque et les milices syriennes parrainées, armées et soutenues jusqu’ici par la Turquie, dont certaines ont servi de chaire à canon dans les guerres d’Erdogan en Libye et dans le Haut Karabakh. Des milices nourries pendant treize longues années par la haine et les mensonges, mécontentes de l’éventuel retrait de l’occupant turc exigé par le président syrien avant toute normalisation de ses relations avec la Turquie. Erdogan a pu ainsi constater les conséquences des mines à retardement prêtes à exploser qu’il a lui-même posées.

Par ailleurs, le racisme turc a également explosé contre les réfugiés ayant fui la guerre en Syrie vers le sud de la Turquie : maisons incendiées, déplacements forcés de l’autre côté de la frontière, exécutions sommaires, etc. Et là aussi, Erdogan a pu constater les conséquences désastreuses d’une immigration de masse qu’il a lui-même organisée avant même que la guerre n’éclate en Syrie, en dépit des avantages politiques et financiers qu’il a pu en tirer. Et face aux incendies et aux émeutes dans le nord de la Syrie, il n’a pu que menacer de « couper la main » de ceux qui s’en sont pris au drapeau de la Turquie et fermer les points de passage frontaliers entre les deux pays.

Et ce 3 juillet on apprend qu’Erdogan a rencontré le président russe Vladimir Poutine en marge du sommet d’Astana des dirigeants du Groupe de Shanghai. Il lui aurait confirmé qu’il était prêt à suivre les conseils russes de coopération mutuelle avec Damas. De sources turques, il serait prêt à une coopération mutuelle en matière de sécurité, afin d’affaiblir les groupes terroristes dans la région d’Idleb et les groupes séparatistes kurdes dans l’est de la Syrie.

L’écrivain et chercheur Mikhael Awad répond à la question de savoir ce que cache ce revirement d’Erdogan et quels en sont les objectifs. [NdT].

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Le président Erdogan est reconnu pour son intelligence politique, sa capacité à danser sur plusieurs cordes à la fois, et ses tentatives de plier les circonstances au profit de son propre projet. Lequel projet repose sur deux objectifs : gérer personnellement la Turquie en exploitant son importance géostratégique et, selon ses propres termes, travailler à restaurer le défunt Empire ottoman : « Nous devons arriver là où nos ancêtres sont arrivés sur le dos de leurs chevaux ».

Il a déclaré très tôt s’être porté volontaire pour le rôle d’agent des États-Unis d’Amérique en ce qui concerne leur projet d’un « nouveau Moyen-Orient ».

Il ne se soucie ni ne prête l’oreille aux critiques ou accusations, car ses fins justifient ses moyens.

Il combat en usant de son armée et d’éléments instrumentalisés parmi les Frères Musulmans et les adeptes de l’Islam erdoganien.

Il promet et signe avec Poutine et les Iraniens, mais élude et tergiverse pour mettre à exécution ce qu’il a promis et signé, sans tenir compte de sa parole ou de sa réputation.

Il soutient l’Ukraine et rejette l’annexion de la Crimée par la Russie, mais supplie Poutine de résoudre sa crise économique afin de s’assurer un nouveau mandat présidentiel.

Il insulte les chiites ainsi que les alaouites et accuse l’Iran, mais ouvre ses marchés, ses banques et ses ports au commerce iranien pour le protéger du siège qu’il subit.

Il tend la main à l’Arabie saoudite, à l’Égypte et aux Émirats arabes unis, mais continue à entretenir des relations chaleureuses avec les Frères Musulmans et les factions terroristes.

Par conséquent, il est logique de se poser des questions devant son revirement à 180 degrés lorsqu’il se déclare pressé de rencontrer le président Bachar al-Assad en sollicitant une médiation russo-iranienne, sans exclure la Chine et ceux qui la soutiennent.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce revirement et quels en sont les objectifs ? Tiendra-t-il ses promesses contrairement à son habitude ? Peut être. Nul ne peut donner une réponse définitive et en assumer la responsabilité, car l’homme en question est un manipulateur de premier ordre et cherche de toutes ses forces à atteindre ses objectifs.

Ceci étant dit, il est indubitable que la Turquie traverse une crise économique, sociale, politique et qu’aucune des promesses électorales d’Erdogan n’a été mise en œuvre et ne le sera. Sa défaite aux élections municipales a été une gifle d’autant plus retentissante qu’il s’est compromis avec Israël et les États-Unis dans leur guerre contre les Palestiniens de Gaza ; ce qui a aggravé ses relations tendues avec son peuple, avec la base de son Parti, et avec l’Islam qu’il a tenté de réduire à sa personne et de se présenter comme son calife.

Il n’empêche que le plus remarquable est que ce virage vers la Syrie s’accompagne d’un important rassemblement militaire dans le nord de l’Irak, un signe avant-coureur de la possibilité d’opérations militaires à grande échelle contre le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) à un moment où, à l’est de l’Euphrate, les forces kurdes séparatistes des FDS qui bénéficient de la protection des États-Unis s’apprêtent à organiser des élections municipales afin de renforcer leur projet de sécession d’avec la Syrie.

De ce fait, le problème le plus grave, qui justifie probablement cette quête de réconciliation avec le président syrien, est que les États-Unis n’accélèrent sérieusement la mise en œuvre de leur ancien/nouveau « projet de création du Grand Kurdistan ». Un projet devenu un besoin urgent pour les États-Unis et leurs lobbys mondialistes, maintenant qu’Israël est devenu un lourd fardeau et que ses capacités de protéger leurs intérêts sont désormais inexistantes.

Les États-Unis ne quitteront pas la région et n’accepteront pas d’en sortir vaincus. Leur retrait signifierait nécessairement leur déclin au niveau mondial, comme ce fut le cas des empires qui les ont précédés et ont été vaincus faute de projets alternatifs.

Le Grand Kurdistan est justement le projet alternatif des États-Unis et des mondialistes. Une alternative à Israël qui a failli et a rendu leur déploiement militaire naval coûteux et inefficace, comme c’est le cas de leur guerre contre les Houthis yéménites.

En effet, la géographie du projet du Grand Kurdistan s’étend sur plus de quatre cent mille kilomètres carrés et compte plus de quarante millions d’habitants. Situé au carrefour de la Turquie, de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie, il coupe les chemins du projet stratégique chinois des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative- BRI) ; assiège la Russie en Syrie et en Méditerranée ; constitue une base stable et solide entre l’Asie et l’Europe située à proximité de l’Iran et des pays arabes du Golfe ; assure la présence pérenne des États-Unis dans la région ainsi que leurs communications avec leurs bases en Afrique, en Jordanie, dans le Golfe, en Europe et en Asie de l’Est ; contrôle l’Irak ; épuise l’Iran et la Syrie ; et le plus dangereux pour Erdogan : divise la Turquie en trois pays destinés à s’affronter.

C’est probablement la raison secrète du revirement d’Erdogan, lequel aurait acquis la certitude que tous les services rendus aux États-Unis, à leurs guerres et à leurs lobbys n’auront plaidé ni pour lui ni pour la Turquie. Autrement dit, il aurait compris que la Turquie, issue du Traité de Lausanne de 1922, risque elle-même de tomber sous le couteau du chaos, de la division et de la guerre, tandis que  tous ses efforts et toutes ses illusions portant sur la restauration de la gloire de ses ancêtres ont échoué.

La Syrie lui fera-t-elle confiance encore une fois ?

L’Iran a-t-il vu en lui un partenaire pouvant empêcher son épuisement du côté kurde et, par conséquent, aurait poussé le Premier ministre irakien à servir de médiateur entre lui et le président Al-Assad ?

Qu’en est-il de la Chine et de la Russie, de leur capacité à protéger la Turquie d’Erdogan et à contrecarrer le projet américain d’un Grand Kurdistan qui les vise tout autant que les pays voisins ?

Certes, les États-Unis d’Amérique ont vieilli, ils perdent des guerres et se retournent contre leurs alliés, mais ils ne perdront pas les moyens et les théâtres qui leur permettent d’assurer leur hégémonie sur le monde et de lutter pour empêcher leur déclin et leur extinction. Seules les prochaines élections présidentielles pourraient en décider autrement. Sauveront-elles la Turquie et la région des massacres, des rivières de sang et de nouveaux théâtres de guerre ?

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas faire confiance à Erdogan le manipulateur opportuniste qui danse sur toutes les cordes à fois, car « le croyant ne se laisse pas piquer deux fois à partir d’un même terrier ».

Mikhael Awad
03/07/2024

Traduction de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal

Source : Al-Idaate

كردستان الكبرى وخطر تفكيك تركيا؟ دوافع الانفتاح التركي المستجد على سورية.
https://ida2at.org/article/117247-

Mikhael Awad est libanais. Il est écrivain et chercheur en sciences du futur et évolutions stratégiques.

Source : Mouna Alno-Nakhal