Par Naram Sarjoun

Désormais, j’ai peur d’écrire car il n’y a rien de nouveau dans ce que nous écrivons. Ce qui devait être dit a été dit. D’ailleurs, qui veut tuer la parole n’a qu’à la répéter encore et encore jusqu’à susciter l’ennui. Et ce, même lorsque cette parole porte sur la grandeur et le sacré, comme c’est parfois le cas d’une sublime mélodie dont on connaît chaque mouvement, mais dont on finit par se lasser à force de l’entendre.

C’est pourquoi, il ne sert à rien de répéter que Gaza a révélé que le monde d’aujourd’hui est encore au stade de l’homme des cavernes, que toutes les civilisations et toutes les religions n’ont pas élevé cet être appelé «homme», qu’au fond de nous-mêmes nous sommes des singes et des loups, en dépit de nos capacités à formuler des théories, de nos connaissances en matière de physique atomique et quantique, ou de nos voyages vers Mars. Car, tant que nous nous comportons comme des animaux, tels les Occidentaux, l’homme ancien qui tuait à coups de gourdin semble supérieur à celui dont le gourdin est devenu nucléaire.

Il est temps pour notre nation de reconsidérer certains de ses postulats à la lumière de la guerre à Gaza. À savoir, que ce n’est pas une guerre entre les chiites et les sunnites, entre les nationalistes et les islamistes, entre l’Iran et les Arabes. Ce n’est pas une guerre de l’islam contre le christianisme ou une guerre du christianisme contre l’islam. Ce n’est pas, non plus, une guerre des libertés démocratiques contre des dictatures. C’est le contraire de tout cela.

C’est la guerre de l’Occident contre les Arabes, contre l’islam, contre le christianisme oriental, tout autant que la guerre des riches contre les pauvres. C’est la guerre des ensauvagés contre des êtres humains enfantés par des mères libres et ayant grandi avec un penchant naturel pour la liberté. C’est la guerre des ethnies contre d’autres ethnies, la guerre des déviances en matière de principes et de valeurs contre les principes et valeurs, la guerre de la machine contre la chair humaine, la guerre du robot contre l’être humain, la guerre des lois circonstancielles contre les lois naturelles.

Aujourd’hui, je ne m’attends pas à ce que la plèbe et les défaillants, parmi les nôtres, entreprennent de juger leurs comportements avant et pendant le prétendu printemps arabe ; comme je ne m’attends pas à ce que quiconque a collaboré contre son pays puisse admettre qu’il a volé sa mère et son père. En revanche, je m’attends à ce que les élites, qui n’ont pas cherché à protéger notre nation contre ce qui se passe à Gaza, soient jugées et démissionnées.

Ce qui se passe à Gaza est une guerre odieuse provoquée par toutes les élites arabes qui nous ont inculqué durant des décennies un complexe d’infériorité vis à vis de la démocratie, de la liberté et de la civilisation de l’Occident, lequel n’accepterait pas de renoncer à son objectif et à son œuvre : les droits humains !

Un complexe qui a poussé les démagogues à détruire le Levant pour imiter ce rêve doré et construire un soi-disant Eldorado démocratique sur les ruines de l’Irak, puis sur celles de la Libye, de la Syrie et du Yémen ; le chaos engendré par nos élites ayant affaibli notre immunité face aux maladies et à la propagande.

Même l’Égypte a suivi Anouar al-Sadate parce que « Camp David » (les accords de paix entre l’Égypte et Israël de 1978-1979 ; NdT) fut le rêve des intellectuels égyptiens, tels Tawfiq al-Hakim, Naguib Mahfouz et d’autres, pour que nos sociétés deviennent amies de l’environnement civilisationnel occidental au lieu d’entrer en conflit avec lui. Puis, ils ont été suivis par des intellectuels libanais, irakiens et syriens à des époques différentes.

Tous ceux-là voulaient leur version de Camp David et la normalisation avec l’Occident. Tous étaient fascinés par sa culture. Tous parlaient du Superman européen qui se soucie de l’environnement comme du droit des mouches à la vie et du droit des poissons à l’eau propre, en circulant à vélo et en promulguant des lois contre les nuisances sonores et les pots d’échappement des véhicules, afin de protéger la nature. Tous nous reprochaient de ne pas penser à l’être humain comme valeur suprême, à la liberté, à la conscience, à l’environnement et au courage de la liberté d’opinion.

Néanmoins, après plusieurs guerres majeures, de la « Tempête du désert » sur l’Irak jusque la guerre sur Gaza, il s’avère que l’Occidental n’est pas plus fort que l’Oriental. Il est incapable de changer quoi que ce soit ou d’arrêter une guerre. Contre la caravane politique en marche, raciste et violente, il ne peut que hurler. Mais tous les hurlements et toutes les manifestations populaires n’ont ni arrêté un convoi militaire, ni interdit un largage de bombes, ni sauvé un enfant, depuis le siège et les frappes sur l’Irak jusqu’aux attaques sur la Libye, la Syrie et le Yémen. Les caravanes de la mort, de la destruction et de la hideur ont odieusement poursuivi leurs desseins.

Où sont donc passés ces prétendus intellectuels arabes qui se moquaient de nos critiques lorsque nous disions que la démocratie occidentale est un jeu pour les riches, que ce sont les médias qui façonnent les libertés, et que nous n’avions pas besoin d’une telle imposture. Du reste, il était difficile d’engager une discussion avec certains de ces hypnotiseurs, notamment ceux qui se prenaient pour des élites parce qu’ils avaient lu Voltaire, le «Contrat social» de Jean-Jacques Rousseau et s’étaient armés des écrits de Bertrand Russell, imitant l’Occident sans réfléchir. Où sont-ils maintenant ? Peuvent-ils nous expliquer cette folle violence occidentale qui nie le droit des enfants à la vie, cette euphorie du meurtre et cette indifférence devant le sang qui coule ?

Et si je me tourne vers les croyants, je sais que je ne retrouverai aucun de ces islamistes qui ont déterré les Compagnons du Prophète de leurs tombes et sont venus pour nous tuer, sous prétexte que l’islam est la solution.

Ils ont loué l’épée de Khaled ibn al-Walid à l’OTAN, lequel avait combattu et vaincu ses ancêtres à la « Bataille de Yarmouk » (en l’an 636 ap.J.C ; NdT), pour prétendument nous ramener la gloire de cette époque révolue. Ils ont donné le fouet justicier d’Omar ibn al-Khattâb aux Turcs et ont vendu la colère du Prophète dans des fatwas conditionnées en boîtes. Et quand le prétendu printemps arabe est arrivé, ils ont tous rejoint la campagne de la folie sans réfléchir et se sont empressés d’appeler à la normalisation, dans l’idée de se passer de l’indépendance et de remettre les clés de la patrie à l’OTAN après l’avoir sabotée car, pour eux, élever l’appel à la prière depuis les palais est plus important que d’élever les nations.

Où les chercher pour les vilipender et jeter leurs prières à la mer ? Où sont-ils passés ? Où sont passés leurs théoriciens qui nous disaient que l’islam est la solution ? Où est leur islam ? Pourquoi n’a-t-il pas résolu la souffrance de l’enfance affamée à Gaza ? Pourquoi cet Islam est-il allongé sur les canapés turcs et qataris ?

Pourquoi se relâche-t-il derrière ses armes en Libye et à Idleb en Syrie, au point où l’on peut se demander s’il s’agit d’une religion, d’une marchandise, ou d’une maison de mode en voyant le fondateur du Front al-Nosra et de Hay’at Tahrir al-Sham [HTS], Abou Mohammad al-Joulani, se présenter en diplomate policé et élégant après avoir échangé sa tenue de djihadiste contre un look Versace au plus fort de la guerre sur Gaza.

Je cherche ces islamistes et tends l’oreille au point que, comme Salomon, elle entendrait les fourmis, mais ne les entend pas. Où sont-ils ? Franchement, vu les réponses, j’ai honte de continuer à répéter ces mêmes questions qui donnent la nausée : «où sont les Arabes, où sont les musulmans, où sont les peuples, où sont les élites, où…?».

Gaza ne mérite-t-elle pas un seul milliard du Qatar, dont l’ex-ministre des Affaires étrangères a avoué que son pays avait accordé 137 milliards de dollars aux prétendus révolutionnaires syriens ?

Gaza ne mérite-t-elle pas qu’Erdogan soit en colère comme les Yéménites, ne serait-ce qu’en cessant d’expédier les carburants et les légumes qui affluent généreusement de Turquie vers Haïfa, si bien que la balance commerciale turque s’est nettement améliorée ces trois derniers mois ?

Gaza ne mérite-t-elle pas que l’un des kamikazes d’Al-Joulani fasse don de son corps, après qu’ils se soient rués, en bandes quantitativement plus importantes que les bancs de sardines, dans les rues d’Irak et de Syrie où ils n’ont même pas épargné les bus des écoles maternelles, ciblés par leurs ceintures explosives ?

Il est étrange, terrible, déchirant, laid, sordide et méprisable que certains révolutionnaires syriens, qui ont tellement écrit sur la Révolution et la Liberté, aient vu dans Gaza l’opportunité de conclure avec les Israéliens et les Américains un accord signifiant : «  Prenez Gaza, nous garderons le silence, mais en retour donnez-nous le pouvoir en Syrie et profitez-en pour porter des coups durs à l’armée syrienne et au Hezbollah. Ainsi, vous vous débarrasserez de Gaza et nous nous débarrasserons de la Syrie et du Hezbollah ».

Ce qui se traduit déjà par l’incitation de prétendus révolutionnaires à semer le chaos au sud et au nord de la Syrie, où Erdogan occupe l’Armée syrienne à Idleb et au nord d’Alep, au lieu d’envoyer à Gaza ou vers les fronts qui soutiennent Gaza, des éléments de la prétendue armée nationale syrienne qu’il a rassemblée et envoyée combattre en Libye et au Nagorno-Karabakh.

Aujourd’hui, tous ces intellectuels et toutes ces élites qui ont dirigé la révolution syrienne par leurs écrits et leurs déclarations sur les chaînes satellitaires du monde dit libre et ses suivistes, se sont tus. Pourquoi ? Parce qu’il leur est strictement interdit d’exercer une telle activité révolutionnaire en faveur de Gaza et que leur rôle s’arrête ici. Ils n’ont jamais été des héros ou des théoriciens qui pourraient occuper une place dans l’Histoire. Ils ont été fabriqués par les médias et ne sont que des conteneurs vides que le courant américain a jetés dans nos vies. Désormais, un autre courant est entrain de les emporter vers un lointain infini.

Si Gaza n’assèche pas ce marécage, ne balaie pas ledit printemps arabe ainsi que ses slogans et ses meneurs, et si elle ne dissipe pas l’illusion du Levantin quant à la supériorité occidentale en matière de morale et de liberté, le sang de son peuple aura coulé en vain. Car ce sang généreux n’a pas pour seule mission la défaite d’Israël. Il peut remplir une mission tout aussi importante que celle des prophètes. En effet, c’est le sang de Jésus Christ qui a porté son message et a balayé les illusions, ainsi que les commerçants du Temple. Et c’est le sang d’Al-Hussein ibn Ali qui a complété le message de son grand-père. Autrement dit, le sang ne change l’histoire que lorsqu’il change les croyances et les convictions, efface les illusions, révèle ce qui est caché, éclaire jusqu’à la fin des temps telles les étoiles éternelles, et provoque le changement au sein des nations.

Le sang de Gaza est donc le juge. Il est le prophète du Jour de la Résurrection et du Jour du Jugement. Quiconque éprouve du respect pour le message de ce sang généreux doit appeler à dégeler le sang stagnant dans nos veines et  à nous extraire de nos péchés ; des péchés commis par une élite minable qui peut être achetée ou vendue.

Finalement, la morale qui dit : malheur à une nation qui mange ce qu’elle ne cultive pas, boit ce qu’elle ne presse pas, et porte ce qu’elle ne tisse pas, n’est pas suffisante. En l’occurrence, il faudrait qu’elle dise : malheur à une nation qui ne cultive pas ses propres idées, ne presse pas sa propre foi, et ne tisse pas ses propres valeurs, mais importe les idées et les valeurs qu’elle consomme. La preuve en est ce qu’endure Gaza à cause des péchés que nous avons commis depuis des décennies.

Naram Sarjoun
Écrivain et patriote syrien
10/03/2024

Source : le blog de l’auteur

غزة ستغسل قلب البشرية .. كما فعل دم المسيح ودم الحسين .. ويل للأمم

Traduit de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal

Source : Mouna Alno-Nakhal