Gilles Devers DR
Par Gilles Devers
Entretien avec David Hury (France-Lebanon) –
20 octobre 2023 pour le site ByTheEast
Votre nom est connu en France en tant qu’avocat de causes politiques, comme celle de la Palestine ou du Sahara occidental. En Palestine, qui défendez-vous exactement ?
Je suis un des avocats de la cause palestinienne, je travaille avec tout le monde, sans exclusive. Pour des raisons pratiques, mon travail s’est organisé essentiellement à partir de Gaza et du mouvement de résistance Hamas. J’ai également d’autres contacts sur place, très divers, dans la société civile palestinienne. J’ai aussi des contacts avec l’Autorité palestinienne, en cours de concrétisation, ainsi que des contacts cordiaux avec des ambassadeurs. Je discute avec tout le monde. Quand on me demande des conseils, je réponds. Je suis comme un médecin : quand il y a des gens dans la salle d’attente, je ne leur demande pas s’ils s’entendent entre eux.
Justement, la terminologie est importante. En Occident, les institutions considèrent le Hamas ou le Hezbollah (Liban) comme des « mouvements terroristes », d’autres parlent de « mouvements de résistance ». Comment qualifiez-vous l’attaque du Hamas du 7 octobre : une « attaque terroriste », un « crime de guerre », un « acte de guerre » ?
Le Hamas est certes qualifié de terroriste par les États-Unis, mais la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère que cela n’a aucune valeur juridique en France ou en Europe, car la procédure aux US n’est ni contradictoire, ni motivée. Pour le reste, le Hamas a été listé sur décision politique par le Conseil de l’Union européenne, et la Cour de Justice de l’Union européenne n’a pas inversé cette décision et l’a donc validée. Mais le Hamas n’a jamais été condamné en tant que tel. Du point de vue juridique, c’est très différent.
Sur le dossier palestinien, je travaille essentiellement avec le droit international. Vous parlez des qualifications des infractions : selon les statuts de la Cour pénale internationale (CPI), le mot « terrorisme » n’apparaît pas. Historiquement, ce mot a été galvaudé pour désigner des opposants politiques. Pour rédiger les statuts de la CPI, la communauté internationale a défini près d’une centaine infractions et le mot « terrorisme » n’en fait pas partie. Qualifier les faits au regard du droit international en fonction de phraséologie politique ou selon des critères de droit interne ou de morale n’est donc pas très pertinent. Du point de vue du droit français, c’est vrai, le procureur de la République a le droit d’ouvrir une enquête pour terrorisme. Mais au niveau du droit international, c’est une notion qui n’existe pas.
En revanche, le « droit à la résistance » est prévu par les statuts de la CPI, et il doit s’exercer dans le cadre du droit international. Ce n’est pas parce que l’on est « résistant » que l’on peut faire n’importe quoi. Cela a toujours été dit, il n’y a pas de débat là-dessus. La limite est fixée par l’article 31-d du statut de Rome instituant la CPI. Cet article prévoit que la légitime défense peut aller jusqu’à la commission de certains crimes, si c’est le seul moyen de survie d’un peuple. Cette clause de l’article 31-d avait été très critiquée parce qu’elle tend à rendre légitime certains crimes de guerre. Bombarder un immeuble où vivent des familles, ou tuer des civils à bout portant, est-il un crime de guerre ? Ce sont matériellement des éléments de crime, car l’intention de tuer est là. Dans le contexte de l’attaque du 7 octobre, cela peut-il s’analyser sous l’angle de la légitime défense, selon l’article 31-d ? C’est un débat qui commence aujourd’hui.
À votre avis, le Hamas peut-il être condamné pour les faits du 7 octobre ?
Ceux qui attendent un procès du Hamas devant la CPI risquent d’être très déçus. Les faits se sont produits sur le territoire israélien, Israël va donc juger lui-même les faits. L’État israélien n’acceptera jamais de transférer sa compétence à la Cour pénale internationale. Non seulement Israël ne reconnaît pas la CPI, mais il vomit dessus.
Après l’arrêt du 5 février 2021 de la CPI validant sa compétence pour la Palestine – La Cour a reconnu que la Palestine était un État et qu’elle avait donc une compétence sur Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est –, le procureur général israélien a fait une longue analyse et a considéré que la CPI était incompétente et antisémite, et que les juges n’y comprenaient rien. Il s’agit là d’une négation totale du droit international. Donc, comme les faits ont été commis sur leur territoire, les Israéliens vont les juger eux-mêmes. Par application du principe de subsidiarité, ces faits n’arriveront donc jamais devant la CPI.
Dans le sens inverse, des crimes de guerre sont en train d’être commis à Gaza. Qu’allez-vous faire au niveau de la CPI ?
Nous sommes en train de préparer une plainte qui sera déposée dans les jours qui viennent. Israël a des crises d’apoplexie dès qu’on lui parle de la Cour pénale internationale car il sait bien que le droit international est efficace. De même, les États-Unis refusent de signer absolument tous les traités – même les conventions sur les droits de l’enfant – parce qu’ils savent que le droit international est efficace et que s’ils respectaient le droit international, ils ne pourraient plus dominer le monde comme ils le font. Je fais partie de ceux qui défendent ce vrai droit international, et je ne suis pas le seul juriste dans ce cas.
Depuis le 7 octobre, les intenses bombardements israéliens ont des conséquences évidentes sur les populations civiles de Gaza. Comment faites-vous pour remonter l’information du terrain en vue de futures plaintes auprès de la CPI ?
Cela se fait en deux temps. Par exemple, en 2014 après l’opération israélienne sur Gaza (ndlr : baptisée « Bordure destructrice » pour détruire les tunnels du Hamas), nous avons déposé une plainte que le ministre palestinien a signé alors qu’il était sous les bombardements. C’est notre métier d’avoir des relations nous permettant d’être en contact avec les plaignants, au moment où sont commis les faits.
L’enregistrement de cette plainte avait eu beaucoup d’impact car cela avait amené la Palestine à ratifier le statut de Rome de la CPI, le 1er janvier 2015. Dans sa déclaration, Mahmoud Abbas avait validé notre plainte et l’avait faite remonter jusqu’au 13 juin 2014. Quand les crimes sont en train d’être commis, il faut donc « sentir » le moment judiciaire.
Ensuite, il y a un long travail d’enquête. À Gaza, nous disposons d’une équipe de six personnes, qui est actuellement mal en point à cause des bombardements, financée par l’administration palestinienne et qui prépare nos dossiers. Par exemple, pour la Marche du retour de 2018 – qui pour moi était un dossier à privilégier –, son travail nous a permis d’envoyer 3000 dossiers complets à la Cour pénale internationale. Et croyez-moi, ces dossiers sont très bien constitués, aussi bien que s’ils étaient faits en France, avec des croquis, des témoignages, des documents médicaux ou des rapports d’autopsie quand il y a besoin. Je pense entre autres à une famille qui a accepté une exhumation afin de récupérer une balle. Nous travaillons à Gaza comme à Paris.
L’examen préliminaire de la plainte déposée en 2014 a pris plus de quatre ans. Cette lenteur est-elle normale ou due à une volonté politique ?
En effet, il a fallu attendre 2018 pour que l’Autorité palestinienne puisse faire ce qu’on appelle un « referral », c’est-à-dire « porter plainte » en bonne et due forme. Dans un premier temps, elle avait donc ratifié le traité, ce qui ne signifiait pas saisir le procureur. Mais cela a été un événement majeur puisque la Palestine a signé en tant qu’État. À la CPI, la Palestine est donc reconnue comme un État à part entière, aux côtés de 120 autres États qui siègent avec elle. Au-delà du droit international, cela a eu un sens politique très fort, même si les Palestiniens n’ont pas beaucoup utilisé cet argument.
Sur le plan politique, où en est la solution à deux États ?
Pour moi, juridiquement parlant, cette solution est morte avec les accords d’Oslo de 1993. Le peuple palestinien est souverain, il dispose du droit à l’autodétermination car il était le premier sur la terre de Palestine. Israël s’est créé en 1948 en continuation de l’État de Palestine. À l’époque, Israël a fait une déclaration disant qu’ils étaient successeurs de l’État de Palestine sur son nouveau territoire, reconnaissant que la Palestine préexistait.
Marginalisé en 1948, le peuple palestinien a résisté par la lutte armée – que le ministre Darmanin aurait qualifiée de « terroriste » à l’époque –, avec des attentats similaires à celui du métro Barbès à Paris par le résistant Pierre Georges en 1941 ou celui du Milk Bar par le FLN à Alger en 1956. Tous ces faits ont été qualifiés de « terroristes » en leur temps. Mais avec le recul, l’Histoire les qualifie autrement.
Ces actes violents ont permis aux Palestiniens – qui étaient éliminés de toute déclaration de l’ONU après 1948 – de réapparaître au tournant des années 70 jusqu’à ce que l’Assemblée générale reconnaisse la souveraineté du peuple palestinien sur sa terre, avec le droit à l’autodétermination en 1974 (ndlr : résolution 242 du Conseil de sécurité). Une fois le peuple restauré dans cette dimension, ce dernier a été en position de négocier.
Mais avec les accords d’Oslo, les Palestiniens ont abandonné le jeu du droit international. Tout le régime juridique du mouvement de libération s’est dilué dans un processus impossible : l’Autorité palestinienne est devenue un objet juridique non-identifié qui dépendait entièrement d’un accord bilatéral – et uniquement bilatéral – avec un État qui lui-même l’agresse, et surtout qui s’était présenté comme successeur. Les accords d’Oslo étaient une régression, leur base était complètement véreuse.
Sur le plan économique, que fait concrètement cette Autorité palestinienne pour faire reconnaître sa souveraineté ?
L’Autorité palestinienne m’a demandé à plusieurs reprises de travailler sur la question des produits originaires des colonies, mais il n’y a jamais de suivi. En 2000, l’OLP a signé un accord avec l’Union européenne, stipulant que l’accord sur l’échange de produits s’appliquait aux territoires palestiniens, c’est-à-dire Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Mais concernant les produits venant des colonies, les dirigeants palestiniens ne sont jamais allés au bout de leurs revendications pour faire exécuter cet acte juridique alors qu’il existe des dispositions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur ce point. Ce n’est pas le droit qui est en faille, mais la direction palestinienne. Les produits venant des colonies sont autant d’immixtions dans cet accord entre l’OLP et l’UE. Si bien que des recours de la part des dirigeants palestiniens seraient assez simples à faire. Mais je constate, sur un plan clinique, que ces recours n’ont pas été faits.
Le processus d’Oslo a fait que les Palestiniens sont sortis du droit international, ils ont rompu avec ce qu’ils avaient réussi à gagner. Cet accord bilatéral ne voulait rien dire, et les place depuis lors dans une dépendance juridique et économique telle qu’ils sont complètement assistés par les pays européens et par les États-Unis. Cette dépendance est terrible : si les financements ne viennent plus d’Europe ou des États-Unis, la paye des fonctionnaires palestiniens s’arrête. Comment être indépendants dans ces conditions ? Pourtant, le peuple palestinien aurait toutes les possibilités pour développer son économie. Mais aujourd’hui, la diplomatie palestinienne est dans une impasse.
Que peut faire la société civile de son côté ?
La société civile appelle par exemple au boycott des produits issus des colonies, elle organise des manifestations… Une initiative citoyenne avait été prise en 2020 s’appuyant sur le droit européen, précisant que les consommateurs européens ne voulaient plus acheter de produits issus de zones de guerre ou sous occupation militaire, et portant donc un label donné par la puissance occupante. J’ai plaidé cette affaire devant la CJUE pour que cette initiative soit posée. Elle a été combattue par la Commission européenne, mais nous avons gagné contre la Commission. Il fallait ensuite réunir un million de signatures à travers les 27 Etats européens. Malheureusement, ce type de démarche est un peu intellectuelle, les militants n’ont pas compris l’importance que cela pouvait avoir, ils sous-estiment souvent la question juridique. Cette initiative n’aura donc pas lieu, hélas. Pourtant, le droit international est solide, il peut être parfaitement efficace, comme l’a démontré ma démarche qui a fait jurisprudence concernant le Sahara occidental. C’est un simple constat.
Qu’attendre aujourd’hui de la communauté internationale ? Des États-Unis ou de l’Europe ?
Quand le secrétaire d’État Anthony Blinken est venu au Proche-Orient la semaine dernière, il n’a pas voulu aller à Ramallah, il a convoqué Mahmoud Abbas à Amman (Jordanie) et lui a passé un savon. Vous vous rendez compte ? Les États-Unis se présentent comme les défenseurs de la liberté dans le monde alors qu’ils refusent de signer tous les actes internationaux ! Il faudrait savoir ce que les Etatsuniens et les Européens se font comme idée de l’avenir des 12 millions de Palestiniens, alors que le droit international leur reconnait le droit à l’autodétermination ? Que va-t-on faire de ce peuple ? Ce peuple a le droit de vivre sur sa terre : on fait comment si on n’annule pas l’annexion de Jérusalem-Est et les colonies de Cisjordanie ? Y a-t-il encore un cerveau dans la diplomatie européenne et française ? C’est une vraie question.
Interview en anglais sur https://www.bytheeast.com
Source : M-A P.