Août 2023 – Des fuites israéliennes sur une rencontre de niveau ministérielle israélo-libyenne à Rome, ont entraîné une evée de boucliers dans toute la Libye. La ministre libyenne des Affaires étrangères, Najla Al Mangoush, qui a assisté à cette réunion, a été exfiltrée vers la Turquie. La télévision libyenne Al Ahrar, citant une source gouvernementale, a annoncé son limogeage. » – Photo : via al-Watan
Par Mitchell Plitnick
Les manifestations qui ont éclaté en Libye à la suite d’une fuite intentionnelle révélant que le ministre israélien des affaires étrangères aurait rencontré son homologue libyen, sont la preuve que Joe Biden et Israël jouent cyniquement avec la vie des Libyens.
La ministre des affaires étrangères du gouvernement libyen reconnu par les Nations unies, Najla Mangoush, aurait été contrainte de fuir le pays à la suite de sa suspension et des manifestations violentes déclenchées par l’annonce qu’elle aurait rencontré le ministre israélien des affaires étrangères, Eli Cohen.
Cette rencontre était censée rester confidentielle, mais Cohen n’a pas pu s’empêcher de s’en vanter, apparemment pour marquer des points au plan de la politique intérieure.
La Libye reste un pays divisé entre le gouvernement de Tripoli, qui jouit de la reconnaissance des Nations Unies et d’une grande partie du monde, et qui est dirigé par le Premier ministre Abdulhamid al-Dbeibah, et la partie orientale du pays, contrôlée par l’opposition sous la direction de Khalifa Haftar.
Selon certaines informations, Haftar et Dbeibah, qui était le patron de Mangoush, étaient tous deux au courant de la rencontre entre les ministres des affaires étrangères de Libye et d’Israël, mais évidemment aucun des deux ne le reconnaît.
Et c’est donc Najla Mangoush qui porte le chapeau, alors qu’elle n’a probablement fait qu’obéir à ses supérieurs, avec la bénédiction de l’opposition.
Si cela se révélait vrai, l’indignation qui en résulterait ne manquerait pas d’entraver les efforts, déjà aléatoires, déployés en Libye pour redresser le pays après que l’OTAN a pratiquement détruit toute possibilité de le gouverner en assassinant Mouammar Kadhafi en 2011.
Selon un expert de la Libye, Jalel Harchaoui, du Royal United Services Institute for Defence and Security Studies au Royaume-Uni, « le Premier ministre Dbeibah a voulu faire un coup diplomatique, mais ça a mal tourné ».
Ce coup d’éclat répondait à des pressions venant de deux importants acteurs. D’une part, les Nations unies, qui ont pressé les deux camps, qui se disputent le pouvoir en Libye, d’organiser des élections nationales qui devaient avoir lieu il y a huit ans, mais ont été retardées par divers désaccords entre les deux camps.
L’autre pression, qui a eu un impact plus important sur cette décision, est venue des États-Unis, où l’obsession insensée de Joe Biden de négocier des accords de normalisation entre Israël et les États arabes a atteint de nouveaux sommets d’inconséquence.
L’administration Biden a discuté avec Dbeibah d’un accord de normalisation, et Dbeibah se serait montré « ouvert » à l’idée.
Quant à Haftar, chacun sait qu’il est en bons termes avec le gouvernement israélien depuis que son fils s’est rendu en Israël en 2021 pour proposer à Israël des relations normales en échange du son soutien dans la lutte d’Haftar contre Dbeibah.
Les Américains n’ont que faire de la volonté populaire
Ce n’est pas un hasard si Haftar est soutenu par les Émirats arabes unis et l’Égypte, même si, plus récemment, les Émirats arabes unis ont tenté de faciliter la tenue d’élections et la fin de la guerre civile libyenne qui fait rage depuis douze ans. Il s’agit de deux des principaux alliés arabes d’Israël.
Les États-Unis y ont vu l’occasion d’élargir une fois de plus les accords d’Abraham, mais ils n’ont pas tenu compte des sentiments du peuple libyen.
La Libye est depuis longtemps un fervent défenseur de la cause palestinienne, même si ses dirigeants ont été beaucoup plus inconstants. Il y a d’ailleurs eu un incident très similaire, il y a près de vingt ans. Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Qatar avaient facilité une rencontre entre des responsables libyens et israéliens à Vienne en 2004.
Israël avait divulgué la teneur de la réunion et le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a condamné la fuite, mis fin aux pourparlers et parlé avec force (pour se sortir d’affaire) du soutien de la Libye à la cause palestinienne.
Il ne fait aucun doute que Dbeibah ressent quelque chose de similaire à ce que Ghadafi a ressenti en 2004. Dans les deux cas, les fuites ont été provoquées par le désir d’Israël de marquer des points politiques en démontrant sa capacité à conclure des accords avec les États arabes sans faire de concessions aux Palestiniens.
En 2004, il s’agissait du gouvernement d’Ariel Sharon ; en 2023, de celui de Benjamin Netanyahu – mais dans les deux cas, il s’agit de la pire des violations diplomatiques. Les gouvernements se parlent en permanence de manière confidentielle.
Lorsque l’on divulgue ces réunions à des fins politiques, il s’agit d’un péché mortel sur le plan diplomatique.
C’est particulièrement vrai dans le cas d’Israël et de la Libye, un pays qui, en 1957, a fait des contacts avec les responsables israéliens un crime, passible d’une peine pouvant aller jusqu’à neuf ans de prison.
La cause palestinienne jouit d’une popularité écrasante en Libye et le ressentiment à l’égard d’Israël est très fort.
Pourtant, les États-Unis ont fait pression sur les dirigeants libyens pour qu’ils normalisent leurs relations avec Israël. L’ineptie et l’imprudence de cette démarche sont stupéfiantes, même pour les États-Unis, et même pour une Administration qui a prouvé à maintes reprises son inaptitude à gérer le Moyen-Orient et son mépris de la vie des populations qui y vivent.
Compte tenu de l’énorme responsabilité des États-Unis dans le chaos qui a englouti la Libye au cours des douze dernières années, on pourrait espérer qu’ils essayeraient au moins de ne pas attiser les conflits. Particulièrement Biden, qui, vice-président à l’époque de l’intervention menée par les États-Unis en Libye, s’y était opposé.
Pourtant, même si ses arguments contre le renversement du gouvernement libyen se sont avérés exacts, il a déclaré plus tard, en 2016, que « l’OTAN a eu raison en Libye ». Pourquoi cela ? Parce qu’aucun Américain n’y avait été tué.
Le racisme de Biden, qui apparaît clairement dans cette déclaration, et son mépris absolu pour les vies arabes en Libye expliquent les politiques actuelles de Biden. Plutôt que de tirer profit des leçons qu’il semblait avoir comprises en 2011, Biden se montre encore plus raciste qu’en 2016.
Faire pression sur Dbeibah pour qu’il normalise les relations avec Israël alors qu’il y a une chance de résoudre le conflit en Libye est un acte si insensible et imprudent qu’il doit être condamné.
Les États-Unis ont déjà beaucoup de comptes à rendre pour les crimes commis en Libye, même si l’écrasante majorité des Américains a oublié ce que nous y avons fait, et que trop de ceux qui s’en souviennent y repensent avec satisfaction, comme le fait Biden. Mais les enjeux sont encore plus grands.
Ces dernières années, la Libye a été divisée, mais les combats entre les deux camps ont considérablement diminué. Cependant l’implication étrangère en Libye reste importante. Si le calme actuel en Libye venait à se rompre, la potentialité d’un conflit régional plus large grimperait en flèche.
Les États-Unis accordent en principe leur soutien au gouvernement de Tripoli, mais ce soutien a des failles, si l’on en juge par les relations clandestines que l’administration de Donald Trump aurait entretenues avec Haftar par l’intermédiaire de l’ancien mercenaire notoire de Blackwater, Erik Prince, sans compter le soutien déclaré de Trump à Haftar.
Un partenaire indigne de confiance
C’est dans cette atmosphère que Joe Biden a choisi de pousser les dirigeants libyens à provoquer leur population en normalisant les relations avec Israël.
Les accords d’Abraham ont connu des temps difficiles. L’accord de l’ère Trump que Joe Biden a obsessionnellement tenté, sans succès, de faire sien n’a pas progressé comme les États-Unis l’espéraient.
En effet, l’un de ses signataires, le Soudan, a dû geler le processus en raison de troubles internes et parce que l’accord lui-même était impopulaire dans le pays.
Les pays qui ont accepté de normaliser leurs relations avec Israël ont constaté que cela leur causait beaucoup de problèmes en raison du comportement de plus en plus autoritaire et violent d’Israël à l’égard des Palestiniens sans compter que l’accord ne leur a pas toujours apporté les bénéfices qu’ils escomptaient.
La décision de Cohen de divulguer la nouvelle de sa rencontre avec Mangoush a suscité un certain émoi à Washington. Dimanche, des responsables américains ont fait part de leur mécontentement au ministère israélien des affaires étrangères. Redoublant de malhonnêteté, les responsables israéliens ont affirmé que les Américains n’avaient jamais reproché à Cohen ce qu’il avait fait.
Lorsque le journaliste israélien Barak Ravid a demandé à ses contacts au sein du gouvernement américain s’il y avait eu des protestations, ils lui ont répondu : « Bien sûr que oui ».
Les responsables israéliens ont tenté de faire croire qu’il y avait eu « un accord au cours de la réunion sur le fait que cela finirait par être rendu public ».
Les responsables américains ont clairement indiqué qu’il n’y avait pas eu un tel accord, et bien sûr, il n’y en a pas eu. Les responsables libyens n’auraient jamais accepté de rendre publique une réunion visant à normaliser les relations avec Israël, alors qu’Israël fait chaque jour la Une de l’actualité pour sa violence débridée à l’encontre des Palestiniens.
Les chefs de gouvernement israéliens de l’opposition ont à juste titre blâmé le gouvernement Netanyahu pour cette violation des règles de la diplomatie.
Yair Lapid a qualifié l’incident d’ « amateurisme, d’irresponsabilité et de grave erreur de jugement », tandis que Benny Gantz a tweeté : « Quand on fait tout pour les relations publiques et les gros titres, sans aucun sens des responsabilités et sans aucun souci des conséquences, voilà ce qui arrive… C’est une matinée de honte nationale et de mise en danger de la vie humaine pour un gros titre dans les médias ».
La violation israélienne montre qu’on ne peut pas faire confiance au gouvernement israélien, ce qui n’est pas l’apanage des radicaux actuels, comme nous avons pu le constater au cours des années.
Les États-Unis se plaignent qu’Israël a rendu encore plus incertaine la route vers la normalisation – comme si c’était leur préoccupation et non celle d’Israël. Et ils ajoutent même que cette action a mis en péril la sécurité des États-Unis, ce qui est le cas, mais, malgré cela, ils sont toujours déterminés à offrir ce grand cadeau à Israël, bien que les responsables israéliens aient déclaré publiquement qu’ils ne coopéreraient pas au processus.
La situation est complètement absurde. Quoi qu’Israël fasse et quel que soit le mépris qu’il manifeste à l’égard des efforts déployés par les États-Unis pour parvenir à ces accords de normalisation, Joe Biden continue de se plier en quatre pour tenter de conclure de nouveaux accords entre Israël et les États arabes. Il le fait, bien que les États-Unis, eux-mêmes n’en aient pas particulièrement besoin.
Cette fois-ci, qui plus est, Biden a mis en danger un pays qui a passé la majeure partie d’une décennie dans une guerre civile sanglante que les États-Unis ont largement contribué à déclencher, et qui est finalement parvenu à un point où les choses se sont suffisamment calmées pour qu’une voie d’avenir soit enfin à portée de main.
En mettant en danger les responsables libyens et en menaçant de déclencher des troubles, Israël a fait preuve de sa fourberie habituelle. Mais ce sont les États-Unis qui sont en fin de compte responsables, une fois de plus, d’avoir pris le risque de mettre des vies libyennes en danger.
Et c’est tout à fait consternant, même selon les standards américains, qu’ils l’aient fait tout en sachant qu’ils n’en retireraient, au mieux, qu’un profit éphémère.
Auteur : Mitchell Plitnick
* Mitchell Plitnick est le président de ReThinking Foreign Policy. Il est le co-auteur, avec Marc Lamont Hill, de Except for Palestine : The Limits of Progressive Politics.
Mitchell a notamment été vice-président de la Fondation pour la paix au Moyen-Orient, directeur du bureau américain de B’Tselem et codirecteur de Jewish Voice for Peace.
Son compte Twitter.
29 août 2023 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…