Par Pierre Abi Saab

Et Lamis n’a pas grandi comme le lui souhaitait son oncle assassiné en même temps qu’on l’assassinait. Mais l’histoire de « La petite lanterne » qu’il avait écrite et illustrée pour l’un de ses anniversaires continue de grandir au fur et à mesure que les enfants palestiniens grandissent [NdT].

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La regrettée Radwa Achour a rapporté dans son livre de référence sur Ghassan Kanafani, ‘’Le chemin vers l’autre tente’’ publié par Dar al-Adab en 1977, qu’en 1969 un ami a posé la question suivante à cet auteur du roman intitulé ‘’De retour à Haïfa’’ : Ghassan, je t’ai vu porter une plume, puis un crayon, et maintenant une arme ! Que porteras-tu à l’avenir ? Ghassan a répondu : « N’importe quel outil qui me permettrait de me défendre, une plume, un crayon, une arme, ou tout autre outil qui peut servir à cela ».

Ghassan Kanafani, dont nous commémorons le 8 juillet l’assassinat aux mains du Mossad qui a fait exploser sa voiture par un matin torride de l’été 1972 à Hazmieh qui surplombe Beyrouth, a incarné l’exemple de l’intellectuel engagé convaincu que la culture, la créativité et l’écriture sont autant d’armes efficaces pour affronter la Nakba, l’exil et l’occupation ; des armes indispensables sur le chemin de la Palestine. Sa nièce Lamis était du voyage ce jour là.

Kanafani a été assassiné deux mois après la première opération sur l’aéroport de « Lod » en Palestine occupée, le 8 mai 1972, opération exécutée par des éléments du Front populaire de libération de la Palestine [FPLP]. Et cet assassinat ayant précisément ciblé un écrivain, un journaliste et un éducateur à la fois a été la tête  de liste d’une stratégie toujours poursuivie par Israël, afin d’étouffer la voix de la conscience palestinienne.

En effet, la liste de ce genre d’assassinat n’a cessé de s’allonger. D’autres ont subi le même sort, dont Abdel Wael Zwaiter, Mahmoud Hamchari, Ezz El-Din al-Qalq, ainsi que les trois dirigeants du Fatah assassinés rue de Verdun à Beyrouth : Kamal Nasser, Kamal Adouan et Youssef Al-Najjar.

Nous connaissons tout du parcours de Kanafani : ses premières peintures, ses nouvelles, ses romans, ses pièces de théâtre et ses affiches. Nous connaissons aussi ses articles satiriques et son rôle au niveau de la direction du FPLP aux côtés de George Habache et de Wadie Haddad, ainsi que ses contributions pionnières au nom du « Mouvement nationaliste arabe » au quotidien ‘’Al-Raï’’, puis ‘’Al-Hurriya’’, ‘’Al-Hadaf’’ en passant par ‘’Al-Mouharrer’’ et ‘’Al-Hawadess’’.

Et aujourd’hui, Kanafani, dont la créativité s’adresse à notre conscience collective, est un cas particulier pour les jeunes générations dans la mesure où il reste une école de pensée, un modèle et un symbole que l’ennemi n’a pas réussi à effacer 51 ans après son assassinat. Il suffit de rechercher son nom sur les sites et les réseaux de communication pour mesurer à quel point ils s’intéressent à son enseignement, ses prises de position et ses écrits. Finalement, il nous a appris que la culture est inséparable de la politique, et que c’est le chemin le plus court vers la conscience révolutionnaire. Si bien que même le théâtre fait peur à  l’occupation […].

Ce qui nous amène à rappeler brièvement l’histoire du « Théâtre de la Liberté » de Jénine en Cisjordanie, lequel s’appelait la « Maison de l’Enfance » quand Arna Mer Khamis l’a fondée dans une pièce située sur le toit de la maison des Al-Zubaidi. Son objectif était d’assurer l’éducation des enfants privés d’école. Ensuite, il est devenu le « Théâtre des pierres » en référence à la première Intifada des pierres de 1987.

Or, la première œuvre mise en scène était intitulée « La petite lanterne » d’après une histoire de Ghassan Kanafani. Elle a remporté un prix international, ce qui a permis d’élargir l’expérience et a suscité un large intérêt qui a transcendé les frontières de la Cisjordanie et de la Palestine. Une histoire dédiée par Ghassan Kanafani à sa nièce Lamis en ces termes :

« Ma chère Lamis,

Après toutes ces années, il me semble que je sais enfin qui je suis et où est mon chemin.
C’est pourquoi je ne pourrai pas t’écrire un poème parce que je ne suis pas poète, ni t’écrire un article parce que je ne suis pas un rédacteur d’articles.
Alors, pour tenir ma promesse et t’offrir mon cadeau, j’ai décidé de t’écrire une histoire, car mon métier est d’écrire une histoire.
Je t’écrirai une histoire intitulée « La petite lanterne ». Elle grandira avec toi au fur et à mesure que tu grandiras.

Ghassan »

L’histoire de ce théâtre devenu une poche de résistance est unique et émouvante. Sa fondatrice, Arna Mer Khamis (1929-1995) était, comme elle se définissait elle-même, une «juive palestinienne» car née en Palestine au sein d’une communauté juive qui s’y était installée bien avant l’occupation israélienne.

Dans sa jeunesse, Arna fut une icône de la « lutte sioniste » avant de rejoindre le Parti communiste israélien, d’épouser l’un de ses dirigeants, le Palestinien Saliba Khamis, puis devenir l’une des plus farouches opposantes au projet sioniste et l’une des combattantes les plus acharnées pour la défense des droits du peuple palestinien.

Lorsque Jénine a été envahie en 2002, il n’était donc pas étonnant que l’occupant démolisse son théâtre même après qu’elle ait quitté ce monde. Son fils, le réalisateur Juliano Mer Khamis, l’a reconstruit et l’a baptisé « Théâtre de la liberté » en hommage à sa mère. Et, pour raconter son histoire, il a produit un documentaire intitulé « Les enfants d’Arna » [*] où l’on voit certains de ces enfants qui ont grandi et sont devenus des fidayins qui luttent contre l’occupant israélien, dont le prisonnier Zakaria Zubeidi qui fut l’un des dirigeants des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa.

D’autres enfants d’Arna sont incarcérés dans les prisons israéliennes, tels Bilal al-Saadi, Nabil al-Raee, Adnan Naghaniyah, et Firas al-Charida ; alors que d’autres se sont élevés au rang de martyrs, leurs portraits couvrant les murs du Théâtre de la Liberté.

Arna est morte le 15 février 1995. Juliano a été assassiné le 4 avril 2011 devant le Théâtre de la Liberté. Et à l’aube du 3 juillet dernier, ce même théâtre, qui a subi les raids successifs de l’armée israélienne, a de nouveau été bombardé au cours de l’agression israélienne sanglante et dévastatrice sur le camp de réfugiés palestiniens de Jénine, dans l’indifférence de l’Occident démocratique.

Il n’en demeure pas moins que le Théâtre de la liberté est désormais au cœur de la résistance épique de la victorieuse Jénine, laquelle est devenue le symbole et l’incarnation éloquente du rôle de la culture engagée dans la bataille existentielle pour la libération de la Palestine, sur le chemin tracé par Ghassan Kanafani.

Pierre Abi Saab
2023/07/08

Extraits traduits de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal

Source : Al-Mayadeen
[« إسرائيل » استهدفت « مسرح الحريّة » في جنين مجدداً.. الثقافة طريقاً لتحرير فلسطين]

Notes :
[*] Les Enfants d’Arna
Documentaire : Réalisé par Danniel Danniel, Juliano Mer Khamis • Écrit par Danniel Danniel, Juliano Mer Khamis. Pays-Bas, Israël • 2003 • 84 minutes • Couleur

Résumé :
En 1989, Arna Mer Khamis, juive israélienne, crée un centre d’éducation alternatif dans le camp de réfugiés palestiniens de Jénine. Dans le théâtre qu’elle y fait construire, les enfants palestiniens peuvent exprimer leurs frustrations et leurs peurs quotidiennes, occupation militaire oblige. Juliano, le fils d’Arna, entreprend alors de filmer les répétitions et les représentations… En 2002, quand éclate la deuxième Intifada, Arna est morte de maladie depuis sept ans. Juliano retourne à Jénine pour retrouver ceux qu’il a filmés treize ans plus tôt. La ville est en ruines, et le théâtre détruit. Derrière sa caméra, le réalisateur constate que la plupart des enfants d’alors sont soit morts, soit en lutte contre l’occupant israélien. Il décide alors de suivre les combattants…
http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/13797_0

Arna Mer Khamis a reçu « le prix Nobel alternatif » en 1993.

Pierre Abi Saab, journaliste engagé et critique d’art, est le directeur adjoint de la rédaction du quotidien libanais Al-Akhbar.

Source : Mouna Alno-Nakhal