Par Matthieu Buge
La France a déployé une inquisition unilatérale contre l’ingérence des puissances étrangères.
Un comité de parlementaires cherche à débusquer l’ « ingérence » russe et chinoise, en passant sous silence tout le reste.
Par Matthieu Buge, qui a travaillé sur la Russie pour le magazine Histoire, le magazine de cinéma russe Séance, et en tant que chroniqueur pour Le Courrier de Russie. Il est l’auteur du livre Le Cauchemar russe.
Source : RT, 3 mai 2023
Traduction : lecridespeuples.fr
Un spectacle intéressant est en cours à l’Assemblée nationale française. Depuis deux mois maintenant, le Comité d’enquête sur l’ingérence étrangère invite différentes personnes à témoigner.
Ce sont les députés qui mènent la danse, tandis que les invités commencent leur intervention en prêtant serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Mais comme on peut l’imaginer, certains éléments de vérité peuvent facilement être omis, et le contenu complet du rapport final sera grandement influencé par la sélection des témoins entendus par le comité.
Les trois mousquetaires de l’OTAN
Parmi les témoins, trois ardents partisans de l’OTAN se distinguent grâce à leur partition partagée. Nathalie Loiseau, Raphaël Glucksmann et Nicolas Tenzer.
Nathalie Loiseau est membre du Parlement européen, ancienne ministre lors du premier mandat de Macron et ancienne porte-parole de l’ambassade de France à Washington. Son discours vague et ses réponses aux questions étaient consacrés au rôle prétendument pernicieux que la Russie aurait joué lors de la campagne du Brexit, des élections américaines et françaises, du piratage et du harcèlement d’institutions et de personnes occidentales, etc. Elle a dénoncé la prétendue « guerre hybride » que la Russie mènerait apparemment. Elle a expliqué comment certains hommes politiques français se comportent scandaleusement en raison de leur désir de développer des relations avec Moscou. Elle s’oppose à l’application des « normes occidentales de liberté d’expression » aux « pays fermés aux processus décisionnels obscurs ».
Raphaël Glucksmann est un autre membre du Parlement européen, ancien conseiller politique de l’ex-président géorgien Mikhail Saakashvili et ex-mari de la politicienne géorgienne et ukrainienne Eka Zguladze. Il est allé plus loin avec plus de détails, mais pas sans difficultés. Il a parlé de Vladislav Sourkov, ancien conseiller de Poutine, comme d’une sorte de dangereux magicien idéologique qui aurait inspiré la « guerre hybride » contre l’Occident, sans mentionner que Sourkov a été écarté de son poste en 2020. En utilisant les anciens chanceliers allemand Schroder et ancien premier ministre français Fillon comme exemples, il a expliqué comment la Russie tente de « capturer » les élites occidentales. Les deux hommes ont effectivement collaboré avec des entreprises russes, mais après avoir quitté la politique.
Il a ensuite abordé le cas de la Chine, le grave problème du refus de la Hongrie de se conformer à la vision éclairée de l’Occident en matière de géopolitique, et son profond souhait de voir l’Union européenne travailler en étroite collaboration avec l’OTAN pour lutter contre l’épidémie de fausses informations. Depuis des années, Glucksmann est une sorte de porte-parole officieux de l’OTAN, dénonçant les politiques de Pékin en Occident et toute action de Moscou visant ce qu’elle considère comme une menace contre la Russie.
Après ces deux très mauvais rhéteurs, il convient de mentionner Nicolas Tenzer. Cet ancien membre du think tank américain Aspen Institute était beaucoup plus articulé mais ne cachait pas son propre fanatisme. Sa présentation entière était consacrée à la Russie. Ainsi, selon Tenzer, la Russie non seulement s’est immiscée dans le Brexit et les élections occidentales, mais elle a également encouragé les troubles des Gilets jaunes et les manifestations contre les politiques de vaccination pendant la pandémie de Covid-19. Selon lui, « il n’y a aucune raison de faire la moindre différence entre l’État islamique ou Al-Qaïda et la Russie. Sauf que la Russie a tué beaucoup plus de personnes. » Tenzer, qui a expliqué l’année dernière lors d’une émission de télévision que l’OTAN n’avait jamais harcelé aucun pays, a ensuite vivement critiqué toutes les personnalités françaises qui acceptaient de collaborer de quelque manière que ce soit avec la Russie, voire de donner des interviews à RT.
Les trois experts sont catégoriques : la Russie et la Chine (mais surtout la Russie) sont des États autoritaires jaloux des normes occidentales qu’ils souhaitent détruire. Cette rhétorique anti-Russie renforcée est couronnée par l’intervention émotionnelle de la journaliste Cécile Vaissie, mais comme elle n’a aucune influence, nous n’insisterons pas sur son cas.
Le choix des députés
Parmi les témoins, on compte des personnes comme Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, un groupe de réflexion qui cherche à se distancier de la politique. Mais parmi les autres invités convoqués, de nombreuses personnalités ont quelque chose en commun. Qu’est-ce que cela peut être ?
Jean-Maurice Ripert est en phase avec l’agenda occidental sur tous les fronts, mais il a été ambassadeur de France en Russie et en Chine. L’ancien ministre français Maurice Leroy, qui était chargé du projet du « Grand Paris », a été engagé il y a des années par une entreprise russe pour développer le « Grand Moscou » – il vit donc à Moscou, est marié à une citoyenne russe et a obtenu un passeport russe en 2021.
L’ancien ministre français et actuel membre du Parlement européen, Thierry Mariani, a une épouse russe et s’efforce depuis des années de favoriser les relations entre Paris et Moscou avec son association, Dialogue Franco-Russe. Cependant, il a commis l’erreur apparemment criminelle de se rendre en Crimée après que la péninsule ait voté pour rejoindre la Fédération de Russie en 2014.
Le journaliste Régis Le Sommier et l’entrepreneur Charles d’Anjou ont fondé Omerta, un nouveau média, et ont fait des reportages des deux côtés du front dans le conflit en cours en Ukraine. Les députés français étaient très curieux de savoir comment Omerta était financé, car Charles d’Anjou avait vécu à Moscou par le passé et parle russe. Ils ont également demandé pourquoi le média adoptait une ligne « pro-russe et anti-‘woke’ ». En effet, Cécile Vaissie avait déclaré qu’Omerta devait être « surveillé », car ses positions étaient proches de celles du Kremlin.
Jusqu’à présent, et alors que la commission arrive à sa fin, je n’ai pas encore vu d’intervention liée aux témoins travaillant pour des entreprises américaines, ayant un passeport israélien, créant des médias qui récitent exclusivement le récit de l’OTAN, ou ayant épousé une femme ukrainienne.
La seule et remarquable exception dans cette chasse aux sorcières Maccarthyste a été l’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg. Lors de son témoignage, Montebourg a expliqué comment l’allié le plus fiable de Paris, les États-Unis, se livrait depuis des années à des pratiques de racket à l’encontre des banques et des entreprises françaises, emprisonnant un homme d’affaires français, rachetant des sociétés françaises, etc. Lui-même a tenté d’empêcher la prise de contrôle des actifs clés français par les États-Unis, mais son successeur, Emmanuel Macron, a fini par tout céder. Montebourg, qui connaît le système de l’intérieur, a partagé de manière très convaincante le fonctionnement des grandes entreprises américaines avec l’administration américaine. Les rumeurs concernant la Russie et la Chine – même si elles sont avérées – semblaient, en comparaison, être des menaces assez ridicules. Cependant, les députés ne semblaient pas très intéressés. Ils ne voulaient pas entendre parler de l’espionnage des chefs d’État européens par les États-Unis. Au lieu de cela, ils voulaient entendre des choses sur la Russie.
L’audition de l’ancien Premier ministre François Fillon le 2 mai a été encore plus claire : le président de la commission est allé droit au but. Fillon, qui a quitté ses fonctions dans les entreprises russes après le début de l’opération militaire en Ukraine, a livré une excellente présentation. Comme Montebourg, il a parlé des actes « inacceptables » d’ingérence américaine, mais aussi chinoise, marocaine, algérienne… et a ajouté que lorsque les Russes essaient de s’immiscer, ils le font généralement de manière très peu subtile. Selon lui, lorsque les Français traitaient avec les Russes à son époque, la France ne perdait jamais une négociation. Il a ajouté que les pays cherchent toujours à s’immiscer dans les affaires des autres : la France avait autrefois un parti communiste très fort, qui dépendait de l’Union soviétique. C’était toléré. La géopolitique était différente à l’époque. Fillon, qui a occupé divers postes de responsabilité politique pendant 36 ans, a une vision globale de l’évolution du monde. Il voulait développer l’effet boomerang des sanctions qui viennent unilatéralement de l’Occident, sur la perte d’influence subséquente des États-Unis dans les affaires mondiales, sur la montée du yuan en tant que prochaine monnaie principale… mais les députés voulaient en savoir plus sur la Russie.
Le comportement des « commissaires », comme ils s’appellent eux-mêmes, est assez étonnant pour un organisme politique qui se prétend l’incarnation d’une démocratie libérale. Tout d’abord, parce qu’ils montrent à quel point ils sont ignorants lorsqu’ils se vantent d’avoir adopté une loi condamnant l’Holodomor comme génocide, mais qu’ils semblent oublier que cela était le résultat de politiques soviétiques à une époque où très peu de Russes étaient aux commandes et beaucoup sont également morts dans le processus. La Russie contemporaine n’a rien à voir avec cela. Deuxièmement, leur parti pris géopolitique et leur cécité sont trop évidents. La commission est composée de députés de l’ensemble de l’échiquier politique français. Cependant, ils adoptent tous la même attitude et posent les mêmes questions. Le rapporteur a expliqué que, pour toute personne normale, RT et Sputnik ne sont que des instruments de propagande, puis a qualifié, sans aucune raison apparente, l’un des témoins, en son absence, de « d’extrême droite ».
Même lorsque le spécialiste Thomas Gomart a décrit avec précision la méthode et le travail de son institut, la question du rapporteur pouvait se résumer ainsi : « C’est très intéressant, mais parlez-nous de la Russie et de la Chine. » Un autre député a salué le « courage » de Nicolas Tenzer et les « explications exhaustives et inquiétantes » de Glucksmann. La commission demande constamment pourquoi quelqu’un choisirait de vivre en Russie, « un pays si différent, avec une langue et des institutions si différentes ». Malheureusement pour eux, lorsqu’ils ont interrogé Charles d’Anjou, ils ont découvert qu’il vit maintenant à Dubaï. Ils semblaient déçus, ils s’attendaient à quelque chose de russe. Mais ils ne voulaient pas savoir pourquoi il avait choisi Dubaï. Étrange. Quant à moi, je suis assez triste de ne pas avoir été invité à la fête.
À la fin de l’audition de François Fillon, le président de la commission a posé une dernière question sur l’espionnage des dirigeants européens par les États-Unis, demandant : « Qu’a-t-on fait pour l’empêcher ? » Fillon a expliqué avec regret que c’est un problème culturel : « Tout le monde pense que c’est normal, parce que ce sont nos ‘amis américains’, donc rien n’a été fait […] c’est là le véritable problème. » En parlant au téléphone avec un proche en France, j’ai été à moitié surpris par la réaction des rares Français qui suivent ce spectacle. Ils tendent à considérer le manque de méfiance à l’égard de l’ingérence américaine comme normal, soit parce que les États-Unis sont « une démocratie », soit parce que « ça a été ainsi pendant des décennies ». Le processus de colonisation de l’UE a été accompli il y a bien longtemps, mais le servilisme et le manque de réaction face à cette servitude pourraient être le dernier clou dans le cercueil de l’existence politique de l’Europe occidentale.
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Source : Le Cri des Peuples
https://lecridespeuples.fr/…
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