Un membre des Casques blancs se tient devant les décombres d’un immeuble lors de la recherche de survivants dans la ville syrienne tenue par les forces antigouvernementales de Jaindairis, le 8 février 2023 (AFP)
Par David Hearst
La catastrophe causée par ces séismes est l’occasion pour l’Occident de montrer au monde qu’il peut tout aussi bien reconstruire que détruire. Mais il s’agit bien de la dernière chose à laquelle la forteresse Europe pense aujourd’hui.
Une région de douze fois la taille de la Belgique a été frappée par une vingtaine de séismes en deux jours.
Le séisme d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter qui a frappé la Turquie et la Syrie a produit une explosion équivalente à 7,5 millions de tonnes de TNT. Il a rapidement été suivi d’une réplique de magnitude 6,7 dans le centre et l’est de la Turquie, et d’une autre de magnitude 5,6 à la frontière turco-syrienne.
Près de 800 répliques ont été enregistrées.
Jusqu’à 26 millions de personnes ont été touchées. À l’heure actuelle – et ces chiffres changent d’heure en heure – 35 000 personnes ont perdu la vie en Turquie et en Syrie, tandis que l’on dénombre des dizaines de milliers de blessés. Plus de 100 000 personnes en Turquie et 300 000 en Syrie ont été déplacées.
Des centaines d’immeubles, dont certains d’une douzaine d’étages, ne sont plus que des tas de décombres. Des quartiers entiers sont dévastés. Les grands axes routiers et les lignes ferroviaires reliant les grandes villes ont subi des dommages ou voient affluer l’aide humanitaire.
Si l’on transpose la carte de ce séisme sur la France, la faille s’étend sur une diagonale allant de Limoges à Nancy. Des villes comme Orléans, Bourges, Châteauroux, Poitiers ou Clermont-Ferrand auraient subi une violente secousse.
Ces données ne font qu’esquisser les contours de cette catastrophe. Les détails arriveront dans les jours et les semaines à venir.
Une perte d’attention du public
Des dizaines de pays ont envoyé des équipes de recherche et de sauvetage. Mais trois jours à peine après le premier séisme, au moment même où l’opération de recherche et de sauvetage se transformait en un travail sinistre et lent de récupération des corps, la tragédie ne faisait plus la une des journaux en Europe, voisine immédiate de la Turquie.
Nous savons ce qui suit cette perte d’attention du public.
Guerre en Ukraine : le soutien inconditionnel à Kyiv conduit au désastre
La semaine dernière, les séismes ont été supplantés par la visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Grande-Bretagne, à Paris et à Bruxelles.
Le courageux Zelensky, vêtu de son sweat kaki, qui s’est transformé dans la conscience politique en un mélange de Churchill, Boadicée et Jeanne d’Arc, est devenu un ticket politique en vogue que chaque Parlement s’arrache.
Le fait qu’il ait posé le pied en Grande-Bretagne avant de passer en France et à Bruxelles a été interprété comme un motif de fierté nationale.
Il en était de même pour l’aide militaire de 2,3 milliards de livres (2,5 milliards d’euros) accordée l’an dernier à l’Ukrainepar la Grande-Bretagne, une somme qui sera égalée cette année d’après le Premier ministre Rishi Sunak. Cela classe la Grande-Bretagne au deuxième rang des donateurs militaires de l’Ukraine.
Telles sont les sommes d’argent disponibles en Grande-Bretagne lorsque la volonté politique existe.
Comparons maintenant ce montant à celui qui sera versé, selon le gouvernement britannique, à la suite des séismes en Turquie et en Syrie. Lorsque les quinze organisations caritatives qui composent le Disasters Emergency Committee ont lancé leur appel jeudi pour fournir des secours et une aide médicale, des abris, des couvertures et de la nourriture, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères James Cleverly a annoncé que le Royaume-Uni s’engageait à verser une somme équivalente aux dons publics, de l’ordre de 5 millions de livres (5,6 millions d’euros).
2,3 milliards de livres d’armes pour l’Ukraine et 5 millions de livres d’aide pour 23 millions de personnes ? Est-ce bien réel ? Oui, apparemment
« Lorsque des catastrophes comme ces terribles séismes surviennent, nous savons que les Britanniques veulent aider », a déclaré James Cleverly. « Ils ne cessent de montrer que peu de gens sont plus généreux et compatissants qu’eux. »
2,3 milliards de livres d’armes pour l’Ukraine et 5 millions de livres d’aide pour 23 millions de personnes ? Est-ce bien réel ? Oui, apparemment.
Il y a deux façons de mesurer cela sur l’« échelle de Richter » de l’inhumanité de l’homme envers l’homme.
Sur le plan humanitaire, les catastrophes d’ampleur mondiale exigent une réponse mondiale qui transcende la politique – ou plutôt la mesure dans laquelle le président turc Recep Tayyip Erdoğan ou le président syrien Bachar al-Assad sont traités comme des parias dans les rassemblements des grands de ce monde tels que Davos.
Une erreur de taille
Quelques heures à peine après la catastrophe, l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo a publié une caricaturemontrant un bâtiment endommagé, une voiture renversée et un tas de gravats avec pour légende : « Même pas besoin d’envoyer de chars ! »
Il ne s’agit pas d’une simple caricature de mauvais goût et Charlie Hebdo n’est pas n’importe quel magazine satirique.
Charlie Hebdo sous le feu des critiques après une caricature sur les séismes en Turquie
En 2015, Charlie est devenu l’épicentre de ce qui était décrit comme la défense de la démocratie et de la liberté d’expression face aux attaques de fanatiques et de terroristes – un peu comme ce que l’on dit de l’Ukraine aujourd’hui. Ses bureaux à Paris ont été attaqués par les frères Saïd et Chérif Kouachi, qui affirmaient représenter le groupe militant al-Qaïda et dont l’attaque a fait douze morts et onze blessés.
Cet attentat a provoqué des manifestations massives. Le slogan « Je suis Charlie » a fait le tour du monde. Charlie Hebdoest devenu le symbole de la liberté d’expression attaquée par des barbares barbus. Dans cette optique, le racisme sans fard de Charlie Hebdo a été, à l’époque, caché sous le tapis comme il continue de l’être aujourd’hui.
Peu de médias ont évoqué ce dernier écart en date, même si les réseaux sociaux n’ont pas tardé à réagir.
Le lent déclin des États-Unis et de l’Europe sur la scène mondiale, sous l’impulsion des armées disparates de talibans à Kaboul ou des assauts frontaux suicidaires de l’armée de condamnés du groupe Wagner dans le Donbass, a déjà fait couler beaucoup d’encre.
Mais la réticence de l’Union européenne à être le premier intervenant dans cette crise est entièrement volontaire. Il s’agit d’une erreur spontanée et de taille. Cette catastrophe est l’occasion de faire preuve de leadership moral et d’humanité envers des millions de personnes.
La forteresse Europe met ses richesses à l’abri. Ses hautes clôtures électrifiées et ses patrouilles de drones sont là pour empêcher les hordes païennes d’y entrer
C’est l’occasion de s’adresser directement à ces personnes plutôt qu’à leurs gouvernements ou à leurs présidents qui manœuvrent en vue de leur réélection.
C’est l’occasion pour l’Occident de montrer au monde qu’il peut tout aussi bien reconstruire que détruire.
Mais il s’agit bien de la dernière chose à laquelle la forteresse Europe pense aujourd’hui. La forteresse Europe met ses richesses à l’abri. Ses hautes clôtures électrifiées et ses patrouilles de drones sont là pour empêcher les hordes païennes d’y entrer.
Comment pourrait-on mieux encourager ces millions de personnes à rechercher un leadership ailleurs ?
Alors qu’aucune somme importante n’a encore été collectée en Grande-Bretagne, en France ou en Allemagne, les Saoudiens ont déjà rassemblé plus de 80 millions d’euros une semaine après le lancement de la plateforme Sahem pour venir en aide à la Syrie et à la Turquie.
Ce n’est certes qu’une bouchée de pain pour un membre de la famille royale saoudienne, mais il s’agit d’un don considérable de la part des Saoudiens ordinaires. De quoi faire honte à la Grande-Bretagne. Renonçons cependant à la moralité ou à tout sentiment d’humanité partagé.
Suivons plutôt l’air du temps actuel, qui penche vers l’intérêt personnel.
Des chiffres stupéfiants
Avant la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient représentait 25 % des demandeurs d’asile en Europe en 2021. Ils venaient principalement de Syrie, d’Irak mais aussi de Turquie, en cinquième position. L’Afghanistan occupait la deuxième place.
La guerre en Syrie a fait de la Turquie le plus grand pays d’accueil de réfugiés au monde, avec plus de 3,6 millions de réfugiés syriens et 320 000 personnes d’autres nationalités relevant de la compétence du HCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés).
Séismes : les victimes syriennes sont-elles oubliées ?
Le pays a dépensé 5,59 milliards de dollars en aide humanitaire l’an dernier, soit 0,86 % de son PIB, ce qui le place en tête du classement mondial selon un rapport de Development Initiatives.
Sur le plan de l’argent dépensé, la Turquie n’est devancée que par les États-Unis. Ces chiffres sont stupéfiants pour un gouvernement si souvent vilipendé en Occident.
Mais cet effort n’est pas figé. Les partis d’extrême droite turcs comme le Zafer Partisi (Parti de la victoire) sont à l’affût, organisant notamment des collectes de fonds pour financer l’achat de tickets d’autocar afin d’expulser les Syriens.
À la recherche de boucs émissaires compte tenu de la lenteur des efforts de secours, certains Turcs se retournent contre les réfugiés à la suite de cette catastrophe.
Ces événements sont suffisamment importants pour provoquer de futures vagues de réfugiés, dans la mesure où la reconstruction prendra des années voire des décennies.
Il est absolument dans l’intérêt de l’Europe de veiller à ce que la Turquie puisse faire face et poursuivre sa politique de réinstallation des réfugiés dans le nord de la Syrie.
Mais la Syrie, à laquelle l’Occident a secrètement envoyé tant d’armement par le passé, est elle aussi abandonnée. Les réfugiés syriens mouraient déjà de froid bien avant que le tremblement de terre ne frappe Alep et Idleb.
Le fossé entre ce qu’il faudrait faire et ce que nous finissons par faire s’élargit d’année en année. Chaque année, les paroles prononcées par les dirigeants européens deviennent encore plus grotesques
Un tiers des victimes se trouveraient dans la province du Hatay, de l’autre côté de la frontière syrienne. L’ampleur de la destruction dans le Hatay a eu un effet immédiat sur l’aide à la Syrie qui transite par le passage frontalier de Bab al-Hawa, cordon ombilical de l’aide humanitaire destinée aux millions de personnes qui vivent dans les zones échappant au contrôle du gouvernement syrien dans le nord-ouest de la Syrie.
Les Syriens vivant dans les régions contrôlées par le gouvernement ne sont pas mieux lotis. L’État est ravagé par la guerre et, comme l’Iran dès l’aube de la République islamique, paralysé par les sanctions.
Le fossé entre ce qu’il faudrait faire et ce que nous finissons par faire s’élargit d’année en année. Chaque année, les paroles prononcées par les dirigeants européens deviennent encore plus grotesques.
Le 13 octobre dernier, le responsable de la politique étrangère de l’UE Josep Borrell, a prononcé un discours lors de l’inauguration de l’Académie diplomatique européenne à Bruges. Voici ce qu’il a déclaré, selon la transcription officielle :
« Oui, l’Europe est un jardin. Nous avons construit un jardin. Tout fonctionne. C’est la meilleure combinaison de liberté politique, de prospérité économique et de cohésion sociale que l’humanité ait pu construire – les trois choses ensemble. […] La plus grande partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin. Les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent être beaucoup plus engagés avec le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, de différentes manières et par différents moyens. »
S’il doit y avoir une occasion unique de mettre un terme à ce charabia primitif, celle-ci se présente sous nos yeux.
L’Europe la saisira-t-elle ? J’en doute, car cela fait longtemps que je ne crois plus au concept de progrès. Et le jardin d’Eden dépeint par Josep Borrell mérite pleinement son sort biblique.
– David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Source : MEE
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