Wasim Lubadi montre une photo de lui et d’Ali Antar

Par Gideon Levy

 Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 16/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une nuit d’octobre, la police israélienne aux frontières a tué cinq personnes et en a blessé plusieurs autres dans cette ville de Cisjordanie. Deux des personnes tuées étaient des coiffeurs, abattus en même temps à des endroits différents. Un homme, aujourd’hui paralysé, travaillait depuis 13 ans dans des restaurants israéliens sans permis et rentrait rapidement chez lui pour voir sa famille. Un homme d’affaires local a perdu un œil.

Deux jeunes hommes sont allongés sur la route. L’un est mort. L’autre tente de lever la main en signe d’appel à l’aide. Il n’y a personne autour, personne n’est autorisé à s’approcher ou peut-être les gens ont-ils trop peur pour le faire – y compris les ambulanciers. Le survivant nous a raconté cette semaine que les deux hommes sont restés allongés là pendant près d’une heure.

Quelques minutes plus tôt, se souvient-il, il avait encore utilisé son téléphone pour filmer l’itinéraire de fuite que lui et son ami avaient emprunté pour sauver leur vie sur leur moto. Des dizaines, voire des centaines, de balles sifflaient dans l’air de tous les côtés, comme on peut le voir sur les images.

Dès qu’il a arrêté de filmer, ils sont devenus les cibles directes des tirs. Les tirs venaient de devant et de derrière eux. Le conducteur de la moto a été tué. Son ami a été grièvement blessé et est maintenant paralysé des deux jambes. Ils rentraient tous les deux d’un café.

Un lit d’hôpital a été installé dans le salon de cet appartement du troisième étage d’un immeuble moderne situé dans un quartier résidentiel de la ville de Naplouse, en Cisjordanie. La ville est perchée sur les pentes du mont Ebal, ou ce que les Palestiniens appellent la montagne du Nord, également connue comme le mont des malédictions dans la Bible.

Le flanc de la montagne est visible depuis la fenêtre ; le centre-ville de la ville, avec ses embouteillages et ses rues bondées, s’étend en contrebas, niché entre l’Ebal et le mont Gerizim, de l’autre côté.

L’homme dans le lit est Wasim Lubadi, 30 ans. Il a vécu dans des appartements de location et travaillé en Israël sans permis pendant quelque 13 ans, depuis qu’il a terminé ses études secondaires. Il a été arrêté 19 fois pour être dans le pays illégalement.

Wasim Lubadi est photographié sur son lit. Il tient une photo de lui-même et d’Ali Antar qui roulait avec lui sur la moto et qui a été tué lorsqu’ils se sont faits canarder

Il a été condamné et a purgé une peine de prison, et a payé des amendes et une caution qui, selon lui, s’élèvaient à 50 000 shekels (environ 14 600 dollars/euros) – mais il a continué à vivre et à travailler en Israël. Un autre procès pour le même motif est en préparation. À Naplouse, les gens l’ont pris pour un Juif avec son hébreu courant et son allure tout israélienne.

Pendant toutes ces années, Lubadi a travaillé dans les cuisines de cafés et de restaurants dans tout le pays. Plus récemment, il a été employé dans un bar de Haïfa – il demande à ce que son nom ne soit pas publié car il ne veut pas attirer d’ennuis au propriétaire – après avoir travaillé pendant des années au Café Landwer, sur la place Rabin à Tel Aviv.

Son téléphone contient des photos de lui sur un jet-ski dans le lac Kinneret ; il a de nombreux amis juifs et arabes en Israël, dit-il. Il ne retourne chez sa famille à Naplouse que tous les quelques mois pour une courte visite, avant de reprendre sa vie de sans-papiers en Israël.

C’est ainsi que quelques heures avant la nuit des morts à Naplouse, il est revenu chez lui pour une courte pause : Sa mère avait dit qu’il lui manquait et un ami allait se marier. Il semble maintenant que cette pause va durer de longues années, peut-être pour toujours.

Le 25 octobre, le jour en question, il est arrivé chez ses parents en début de soirée. Un câlin pour sa mère, une douche, un dîner, puis il est sorti avec un ami dans un café de la ville basse de Naplouse, entre Ebal et Gerizim, tous deux sur la moto de son ami.

Ali Antar, 30 ans, également célibataire, comme Lubadi, était coiffeur. Le café était bondé. Ils ont traîné pendant environ une demi-heure, jusqu’à ce que soudain des explosions et des coups de feu se fassent entendre au loin. La panique s’est emparée des clients. Lubadi et Antar se sont précipités sur la moto pour rentrer chez eux, dans la montagne, en passant par la rue principale de la ville, Tul Karm Road.

Ce soir-là, la police aux frontières avait monté une opération dans la ville contre le groupe violent connu sous le nom de Tanière des Lions. Au début, les deux hommes n’ont pas vu de soldats, dit maintenant Lubadi, mais ils ont entendu des tirs nourris en provenance des rues secondaires.

Après environ sept minutes de vitesse sur la moto – Antar conduisant et Lubadi criant les directions et filmant – ils ont soudainement entendu des cris et des coups de feu, cette fois à proximité. Ils approchent alors de la place Shuhada, dans le centre de Naplouse. Une camionnette blanche transportant des forces spéciales israéliennes s’est arrêtée à une centaine de mètres.

« Nous étions confus », dit Lubadi. « Nous ne savions pas quelle direction prendre. Une fois, nous avons tourné à droite, puis à gauche, et j’avais vraiment peur. J’ai dit à mon ami de continuer à aller tout droit ».

En un instant, ils ont été sous le feu, alors qu’ils étaient encore assis sur la moto. Lubadi a été touché aux deux jambes. Emmène-moi à l’hôpital, se souvient-il avoir dit à Antar. Puis il a ressenti une douleur aiguë à l’estomac. Il s’est penché pour voir s’il avait été touché à nouveau, et la balle suivante l’a manqué et a touché Antar au cou.

« J’ai eu de la chance », dit-il en parlant de la balle qui l’a manqué et a touché son ami.

Une autre balle a touché la moto, puis Lubadi a reçu une nouvelle balle dans une de ses jambes déjà brisée. Ils se sont tous deux effondrés, Lubadi saignant, mais pas Antar. Puis Antar a essayé de lever la tête un instant, et a été frappé à nouveau, à la poitrine.

Lubadi appelle cela une exécution. « Ils ne lui ont laissé aucune chance », dit-il, ajoutant qu’Antar était maintenant muet et immobile. Il est apparemment mort sur le coup de la deuxième balle.

Wasim Lubadi sur son lit

Cette semaine, un porte-parole de la police aux frontières a fourni cette réponse à une demande de Haaretz : « Comme pour chaque opération menée par les combattants de la Yamam [Unité spéciale anti-terroriste de la police], dans ce cas également, un débriefing approfondi et complet a été effectué.

« Dans cette opération, les combattants de la Yamam ont tiré uniquement sur les terroristes armés qui mettaient leur vie en danger. Nous continuerons à agir avec détermination, moralité et professionnalisme afin d’assurer la sécurité des résidents de l’État d’Israël » indique la réponse.

Lubadi raconte toute la chaîne des événements dans un hébreu courant, fumant à la chaîne, allongé dans le lit d’hôpital avec son matelas spécial censé prévenir les escarres. Il est incapable de se lever, ses jambes sont devenues atrophiées et inutiles. Il ne regarde pas la télévision, pas même la Coupe du monde.

Les membres de la famille et les amis passent tout le temps. Accrochée au mur du salon, une grande photo des deux amis, Wasim et Ali, la moto en arrière-plan, lors d’un voyage à Jéricho il y a quelques mois.

En cette même nuit sinistre, Lubadi et Antar étaient prostrés sur la route. Il faisait nuit. Lubadi a décidé de faire semblant d’être mort, après ce qu’on pourrait appeler la « confirmation d’une mise à mort » qui a été effectuée sur son ami, qui a reçu une balle dans la poitrine alors qu’il était déjà gravement blessé au cou.

Lubadi est resté là, le visage enfoncé dans l’asphalte, sans bouger. Il dit qu’une heure environ s’est écoulée avant que quelqu’un ne vienne à son secours. Finalement, une ambulance palestinienne l’a emmené, ainsi que le corps de son ami, à l’hôpital Rafadiya de Naplouse.

Lubadi a subi deux opérations aux jambes et devra subir d’autres opérations. Ses jambes sont déchirées, cicatrisées et recousues sur toute leur longueur ; ce n’est pas facile à regarder. Les os ont été complètement brisés et remplacés par du métal.

Pourras-tu- un jour te tenir debout ? Marcher ? « Demandez-moi dans un an, peut-être un an et demi. Be’ezrat hashem – avec l’aide de Dieu », dit-il en utilisant l’expression hébraïque.

Le rêve de Lubadi est de suivre un traitement et une rééducation en Israël. « Si je vais là-bas, je serai sur pied en quelques minutes ». En attendant, il est alité dans ce bel appartement bien conçu – acheté avec l’argent qu’il a gagné en travaillant en Israël.

Au moment où Antal et lui traversaient la ville à toute allure sur leur moto, l’industriel et homme d’affaires palestinien Abdul-Jabbar Saqf al-Hait, 31 ans, rentrait chez lui. Il était sorti dîner avec sa femme et sa sœur dans un restaurant du quartier de Rafadiya et était sur le chemin du retour dans son 4×4 Seat. Il était un peu plus de minuit à ce moment-là.

Abdul-Jabbar Saqf al-Hait

L’appartement des parents de Hait, où nous le rencontrons, se trouve sur les pentes inférieures de la montagne du Nord, près du centre-ville ; lui et sa femme, Samar, vivent dans le quartier de Ras al-Ain, de l’autre côté de Naplouse.

Il possède une usine qui fabrique des extraits utilisés dans la fabrication de boissons et de glaces pour les cafés et les hôtels, et importe également des marchandises qu’il vend en Israël. Au moment où Lubadi et Antar quittaient le café, Hait avait terminé son dîner avec sa femme et sa belle-sœur, et ils se dirigeaient vers Ras al-Ain.

Les rues étaient calmes lorsqu’ils sont partis. Soudain, alors qu’il attendait à un feu rouge, Hait a vu deux motards tomber à terre, blessés, à quelques mètres de là – Lubadi et Antar. Puis il a été choqué de voir un rayon laser rouge dirigé vers lui depuis une camionnette située à une centaine de mètres.

Il a immédiatement compris que le rayon provenait d’un fusil et s’est empressé de reculer sa voiture pour fuir, mais à ce moment-là, il a entendu des coups de feu et des balles se sont écrasées sur sa voiture. Son visage était couvert de sang. Il ne comprenait pas ce qui se passait et s’est évanoui de frayeur.

Salma a-Deb’i, chercheuse sur le terrain à Naplouse pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, qui nous a accompagnés dans la ville cette semaine avec son collègue, Abdulkarim Sadi, nous montre des photos sur lesquelles 13 impacts de balles sont visibles dans la voiture de Hait. Il est difficile de croire que seuls ses yeux ont été blessés ; les deux femmes dans la voiture, accroupies sur le sol, en sont sorties indemnes.

Un fragment de métal a détruit son œil droit de façon permanente, et un autre fragment reste logé dans son œil gauche, bien qu’il puisse voir avec.

« Je n’ai pas d’ennemis et je ne déteste personne. Je travaille avec Israël, depuis des années j’ai eu un permis d’entrée dans le pays, alors cela me fait encore plus mal », dit Hait, assis avec ses parents, Faisa et Abd el-Karim.

Hait a été emmené à l’hôpital Rafadiya, où, en raison du choc, il a été incapable de parler pendant un certain temps. Lorsqu’il a été placé dans l’appareil de tomodensitométrie et qu’il a senti le froid des climatiseurs dans la salle d’examen, il se souvient avoir pensé qu’on le mettait à la morgue.

Les noms des personnes tuées cette nuit-là ont été lus par les haut-parleurs de l’hôpital, et il dit avoir été surpris que son nom ne soit pas mentionné. Il a finalement réalisé qu’il avait survécu. Ce n’est que vers l’aube qu’il sort de son cauchemar muet et découvre ses parents à son chevet.

L’un des cinq noms lus à l’hôpital était celui de Hamdi Sharaf, 33 ans, qui était marié et avait deux enfants. Comme Ali Antar, Sharaf était également coiffeur, mais il vivait dans la vieille ville de Naplouse, la “Casbah”.

C’est là que Sharaf gagnait sa vie et c’est là qu’il a été tué, à peu près au même moment où la police des frontières a abattu un autre barbier de l’autre côté de la ville.

Source : TLAXCALA
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