18 juillet 2019 – Manifestation de réfugiés palestiniens à Ain-al-Hilweh
Photo : Mohammad Zaatari
Par Romana Rubeo & Ramzy Baroud
Lundi 31 octobre, les Palestiniens de la ville d’Al-Eizariya, à l’est de Jérusalem-Est occupée, ont entamé une grève générale. Elle venait sanctionner l’assassinat de Barakat Moussa Odeh, âgé de 49 ans, par les forces israéliennes d’occupation à Jéricho qui avait eu lieu la veille, et dont la communauté portait le deuil.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Ces dernières semaines, des grèves générales ont été déclenchées dans tous les territoires palestiniens occupés pour protester contre l’attaque des villes de Naplouse, Jérusalem, Jénine et Hébron par les forces d’occupation israéliennes.
Elles ont également été organisées pour marquer le deuil de combattants palestiniens tués lors d’expéditions armées contre des soldats israéliens qui protègent les colons juifs illégaux.
Historiquement, les grèves générales étaient déclarées par les Palestiniens de la classe ouvrière. Cette forme de protestation représentait l’épine dorsale de la résistance populaire de base en Palestine, qui a commencé des années avant la création d’Israël sur les ruines de la patrie historique palestinienne.
Le retour de la tactique de la grève générale suggère que la nouvelle révolte en Cisjordanie est le résultat direct de la résistance de la classe ouvrière. En effet, beaucoup de jeunes combattants palestiniens viennent des camps de réfugiés ou des quartiers ouvriers.
Leur révolte découle de la prise de conscience croissante que les tactiques politiques des élites n’ont abouti à rien de concret et que les Palestiniens ne peuvent pas compter sur Mahmoud Abbas, qui ne poursuit que son intérêt personnel, pour leur libération.
La révolte qui est en train de naître ressemble beaucoup à la révolte palestinienne anticoloniale de 1936-1939, ainsi qu’à la première Intifada, le soulèvement populaire de 1987. Les Palestiniens de la classe ouvrière étaient à l’origine de ces deux événements historiques.
Alors que les classes aisées ont souvent négocié, par intérêt, des espaces politiques qui leur ont permis d’exister aux côtés des différents pouvoirs en place, les Palestiniens de la classe ouvrière, qui souffrent le plus du colonialisme et de l’occupation militaire, ont résisté collectivement.
L’écrivain et historien palestinien Ghassan Kanafani – assassiné par le Mossad, les services secrets israéliens, en juillet 1972 – a analysé les événements qui ont conduit à la révolte palestinienne des années 1930 dans son essai intitulé « La révolte de 1936-1939 en Palestine », publié peu avant sa mort prématurée.
Selon Kanafani, trois ennemis constituent une « menace principale » pour le mouvement national palestinien : « La direction locale, réactionnaire ; les régimes arabes qui entourent la Palestine et l’ennemi impérialiste-sioniste. »
« Le passage d’une société semi-féodale à une société capitaliste s’est accompagné d’une concentration accrue du pouvoir économique entre les mains de la machine sioniste et donc de la société juive en Palestine. À la fin des années 1930, le prolétariat arabe (palestinien) est tombé victime du colonialisme britannique et du capital juif (sioniste), le premier en portant la responsabilité principale », poursuit Kanafani.
Comme on pouvait s’y attendre, les travailleurs palestiniens sont, une fois encore, en première ligne de la lutte pour la libération. Ils semblent parfaitement conscients du fait que le colonialisme de peuplement israélien n’est pas seulement un oppresseur, mais aussi un ennemi de classe.
Le colonialisme de peuplement est souvent défini comme une forme de colonialisme qui vise à exploiter les ressources de la terre colonisée en l’occupant physiquement, c’est à dire en éliminant simultanément et méthodiquement la population indigène.
Les travaux de l’historien Patrick Wolfe ont été particulièrement éclairants à cet égard. Il a soutenu dans son ouvrage fondamental, « Settler Colonialism and the Elimination of the Native », que : « L’élimination est au cœur du colonialisme de peuplement. »
Cependant, selon Wolfe : « La logique de l’élimination ne se limite pas à la liquidation sommaire des autochtones, bien qu’elle l’inclue. »
La longévité des sociétés coloniales repose sur des facteurs clés qui permettent à ces sociétés de se maintenir sur de longues périodes. L’un de ces facteurs est le contrôle total des ressources naturelles, qui passe aussi par l’exploitation systématique de la population autochtone en tant que main-d’œuvre bon marché.
Sai Englert affirme dans « Settlers, Workers, and the Logic of Accumulation by Dispossession » que : « Dans les sociétés coloniales de peuplement, la lutte de classe interne entre les colons se joue non seulement sur la répartition de la richesse que ces colons produisent eux-mêmes mais aussi sur la répartition du butin accumulé par la dépossession de la population indigène. »
La logique d’Englert s’applique au modèle sioniste de colonisation de la Palestine, entamé bien avant la création de l’État d’Israël sur le sol palestinien en 1948. Englert souligne le double objectif du sionisme en s’appuyant sur les travaux de Gershon Shafir, qui décrit le sionisme primitif comme : « Un mouvement de colonisation qui devait simultanément fournir une terre à ses colons et des colons à sa terre ».
Cependant, comme l’installation des migrants juifs – pour la plupart venus d’Europe – en Palestine était un processus long et lent, le sionisme de peuplement a dû procéder par étapes.
Dans un premier temps, de la fin du XIXe siècle aux années 1930, le colonialisme sioniste s’est concentré sur l’exploitation de la main-d’œuvre arabe palestinienne indigène, puis sur l’exclusion de cette même main-d’œuvre en tant qu’étape préparatoire au nettoyage ethnique du peuple palestinien.
Expliquant le modèle sioniste à ce stade historique, l’historien israélien Ilan Pappé écrit : « Les premiers sionistes étaient pleinement conscients que ce processus, celui de l’exploitation de la main-d’œuvre palestinienne n’était qu’une simple étape – une ‘exploitation temporaire’ – dans le développement de ce que les dirigeants sionistes, David Ben-Gourion et Yitzhak Ben-Zvi, appelaient ‘avoda ivrit’, ‘travail hébraïque’. »
« Mon espoir est qu’en temps voulu, nous (‘les travailleurs hébraïques’) prendrons une place décisive dans l’économie de la Palestine et dans sa vie collective et sociale », expliquait Ben-Zvi.
« Il était inutile de préciser qui devait occuper le rôle marginal dans l’économie : les Palestiniens qui formaient la grande majorité de la population à l’époque », écrit Pappé.
« Yaakov Rabinowitz (l’un des fondateurs du parti orthodoxe Agudat Israël), ne voyait aucune contradiction entre le fait de diriger un mouvement à prétention socialiste, comme Hapoel Hazair, et de plaider pour un marché du travail d’essence coloniale et ségrégationniste : ‘L’establishment sioniste devrait défendre les travailleurs juifs contre les Arabes, comme le gouvernement français protège les colonialistes français en Algérie contre les indigènes’. »
L’héritage de ces premiers sionistes continue de définir la relation entre les travailleurs palestiniens et Israël jusqu’à aujourd’hui – une relation basée sur la ségrégation raciale et l’exploitation.
Le colonialisme de peuplement d’Israël n’a pas changé de nature depuis sa création au début du 20e siècle. Il n’a jamais cessé de s’adonner au nettoyage ethnique de la Palestine et d’usurper les ressources palestiniennes, dont la main-d’œuvre palestinienne.
Toutes les tentatives pour contourner cette exploitation sans merci ont largement échoué parce que les travailleurs palestiniens sont aussi exploités partout ailleurs dans la région, que ce soit dans l’espace économique limité et semi-autonome géré par l’Autorité palestinienne ou dans les autres pays arabes.
Malgré tout cela, les travailleurs palestiniens continuent de résister à leur exploitation de nombreuses manières, notamment en se syndiquant, en faisant grève, en protestant et en s’opposant à l’occupation israélienne.
Il n’est pas surprenant que les différents soulèvements palestiniens au fil des ans aient été alimentés par des Palestiniens de la classe ouvrière.
Cette réalité nous oblige à repenser notre compréhension de la lutte palestinienne. Il ne s’agit pas d’un simple « conflit » sur les politiques, les frontières géographiques ou les narratifs, mais d’un conflit qui repose sur plusieurs strates de luttes de classe à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine.
Ces luttes, comme l’histoire le montre, sont au cœur même de la résistance palestinienne et s’expriment par la grève et la rébellion palestiniennes, depuis les années 1936-1939 jusqu’à aujourd’hui.
Auteur : Romana Rubeo
* Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Passionnée de lecture, elle s’intéresse à la musique, à la politique et à la géopolitique.
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Auteur : Ramzy Baroud
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son dernier livre est «These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Center for Islam and Global Affairs (CIGA)
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5 novembre 2022 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…
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