Le père endeuillé Mahmoud Tamimi. « Le moment approche où le peuple palestinien lancera une guerre de libération. Ça ne prendra pas beaucoup plus de temps ».

Par Gideon Levy

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 12/11/2022Fausto Giudice, Tlaxcala

Quand on a appris que cinq Palestiniens avaient été tués ce soir-là par des soldats à Naplouse, il est allé avec des amis protester près de la tour de garde de l’armée qui se dresse au-dessus de son village. Il a mis le feu à un pneu, puis des tireurs d’élite ont tué Qusai Tamimi, 19 ans, à une distance de plusieurs dizaines de mètres.

La maison la plus proche de la tour de garde de l’armée appartient à Mohammed Tamimi, un fermier de 83 ans qui élève des abeilles et des poulets et cultive également des’ oliviers – le tout dans sa petite cour. Un panneau sur la porte de fer offre du “miel de montagne” à vendre. Tamimi nous exhorte à regarder les ruches que les soldats israéliens ont démolies au fil des ans, la Subaru de 1986 qu’ils ont incendiée et les nombreuses cartouches de gaz lacrymogène répandues parmi les oliviers. Il n’est pas facile de vivre dans une maison attenante à une tour de garde surveillant un petit village palestinien qui a choisi la voie de la résistance non violente et y a persévéré depuis 13 ans.

Tamimi a construit sa maison à Nabi Saleh en 1965, avant l’occupation israélienne, et y vit avec sa femme âgée de 75 ans. Les Forces de défense israéliennes ont construit la tour fortifiée il y a 20 ans, pendant la deuxième Intifada. Depuis lors, la route menant au nord du village a été bloquée par des soldats stationnés dans la tour, tyrannisant les locaux jour et nuit par leur simple présence criminelle.

Nous aussi, nous sommes maintenant observés. Trois soldats se tiennent en haut de la tour, d’où la bannière rouge et blanche des parachutistes flotte fièrement, et ils nous regardent à travers des jumelles. On est à environ 70 mètres. À mi-chemin entre nous se trouve la porte de fer verrouillée qui mène au village – la porte était jaune, comme la plupart des portes des localités palestiniennes en Cisjordanie, maintenant elle est noircie par le feu.

Il y a environ deux semaines, alors qu’un autre groupe de personnes se tenait ici, en face des soldats, les troupes n’ont pas hésité à tirer et à tuer l’un d’eux après qu’il eut osé mettre le feu à un pneu pour protester contre les événements qui s’étaient déroulés le soir même à Naplouse. Tamimi et sa femme se réveillèrent effrayés en entendant les coups de feu. Il dit qu’il est souvent tiré de son sommeil par des soldats grimpant sur son toit, se comportant comme si l’endroit était à eux.

Nabi Saleh, un ancien village du centre de la Cisjordanie, se trouve en face de la colonie de Halamish – qui a été construite sur les terres du village. La protestation ne s’est jamais arrêtée ici. Cinq drapeaux palestiniens ont été hissés aux abords du village, comme pour défier les colons halamishites, à la suite d’un incident qui s’est produit il y a quelques semaines et au cours duquel des colons sont entrés dans le village et ont abattu des drapeaux palestiniens. Halamish se contente d’un drapeau israélien.

Sept villageois ont été tués ici lors de manifestations depuis 2009, année au cours de laquelle la campagne de protestation de Nabi Saleh a été lancée à la suite du vol par Halamish de plus de la moitié de ses terres.

Qusai Tamimi était la septième personne à y être tuée, la dernière pour le moment. Tous les 550 résidents de Nabi Saleh sont membres du clan Tamimi et partagent ce nom. La plus célèbre d’entre eux est Ahed Tamimi, alors âgée de 16 ans, qui a giflé un officier de Tsahal en 2017, a été condamnée pour des actes criminels contre des soldats, emprisonnée pendant huit mois et a ainsi été transformée en héroïne. Qusai, qui avait 19 ans, était son cousin : le frère d’Ahed, Waed, était avec lui le dernier soir de sa vie et, de loin, a vu les soldats le tuer.

Mohammed Tamimi près des ruches que les soldats israéliens ont démolies.

Qusai a terminé ses examens de fin d’études secondaires il y a un an et a décidé de prendre un peu de temps libre. Il prévoyait d’étudier l’histoire à l’Université Bir Zeit, près de Ramallah, à partir de janvier. Entre-temps, il a travaillé pendant environ trois mois dans un restaurant de Ramallah et a consacré les neuf derniers mois à un nouvel effort pour aider à protéger le village contre les colons, dont la violence et les raids se sont intensifiés ces derniers mois, tant à Nabi Saleh qu’en Cisjordanie en général. En mai, par exemple, des colons sont arrivés chez Bassem Tamimi, le père d’Ahed, et ont enlevé le drapeau palestinien qu’il y avait hissé.

Qusai était membre d’une force de volontaires qui gardait les entrées du village la nuit, avertissait des colons qui s’approchaient et essayait de sécuriser la zone. Il était l’un des cinq enfants de Mahmoud Tamimi, 57 ans, le père endeuillé, dont les yeux bleus perçants sont caractéristiques de nombreux résidents locaux. Sahar, 44 ans, est la mère qui a perdu un fils. Mahmoud est un employé à la retraite de l’Autorité palestinienne. Son frère Bakher a été tué par les FDI lors d’une manifestation en 1984. Quand nous les visitons cette semaine, Mahmoud porte un costume gris et une chemise blanche, ses yeux sont secs et il s’abstient de montrer des émotions, deux semaines après le meurtre de son fils. Une photo de Qusai est accrochée à un mur dans sa maison et une autre est postée sur le château d’eau du village.

Le lundi 24 octobre, c’était comme n’importe quel autre jour dans le village. Ayant pris part au quart de garde de nuit, Qusai se leva vers midi, alla se faire couper les cheveux et rentra chez lui. À 20 h, il se dirigea vers le café local où il traînait avec des amis comme d’habitude, jouant au billard et aux cartes, et fumant un narghilé.

Vers minuit, les médias sociaux ont commencé à faire état d’un massacre à Naplouse. Les FDI avaient attaqué la ville ce soir-là et tué cinq membres du groupe militant Arin Al Ousoud, La Tanière des Lions. Instantanément, l’atmosphère dans le café a changé. Qusai et ses amis ont décidé que ce n’était pas bien de jouer au billard et aux cartes pendant que le sang palestinien était versé à Naplouse. Les jeunes ont ressenti le besoin de faire quelque chose, nous dit le père de Qusai maintenant.

« Ce genre d’atmosphère motive les gens à agir », ajoute-t-il. « Dans le passé, les gens s’organisaient et chaque action était planifiée à l’avance. Mais là, c’était une décision spontanée de la part d’individus qui ne pouvaient pas rester silencieux. »

Apparemment, quelqu’un a suggéré que le groupe de jeunes se dirige vers la tour de garde de l’armée. Peut-être pour brûler des pneus à proximité, pour jeter des pierres de loin ou peut-être juste pour crier – c’était tout ce qu’ils pouvaient faire à cette heure tardive de la nuit. Quelque cinq ou six jeunes se dirigeaient vers la maison de Qusai, au centre du village ; de là, le plan était de descendre à la tour, située au-dessous de la maison.

Un panneau commémoratif pour Qusai Tamimi, à Nabi Saleh. Des témoins oculaires ont dit à Hadad, chercheur de B’Tselem, que personne n’avait lancé de pierres ou d’engins incendiaires sur les soldats.

Qusai et deux autres ont ouvert la voie. Son frère, Maher, âgé de 25 ans, qui avait été avec lui dans le café, est rentré chez lui pour mettre des chaussures, avec l’intention de rejoindre le groupe avec d’autres amis, dans la voiture de Waed Tamimi. Entre-temps, Qusai et ses deux amis avaient atteint un site situé à des dizaines de mètres de la tour et avaient mis le feu à trois pneus ; une barrière d’acier les séparait de la tour. Au moment où Waed, qui a également 25 ans, s’est arrêté dans sa voiture avec des amis, la zone était calme, seuls les pneus en feu jetaient une lueur rouge.

Iyad Hadad, chercheur sur le terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, a enquêté sur les événements de cette nuit-là et recueilli des témoignages de témoins oculaires. Son rapport indique qu’après l’incendie des pneus, les soldats ont tiré quelques grenades lacrymogènes sur le groupe de Qusai. Il était 1h50 du matin, Waed était dans sa voiture ; cinq jeunes gens et trois pneus en feu étaient en face. Les témoins oculaires ont dit à Hadad que personne n’avait lancé de pierres ou d’engins incendiaires. Un membre du groupe a ramassé un cartouche de lacrymo qui leur avait été lancé et l’a renvoyé en direction de la tour. Il a raté sa cible, mais comme le vent ne soufflait pas en direction des jeunes manifestants, ils n’ont pas été affectés par le gaz. Ils ont continué à se tenir en face de la tour, se cachant derrière une benne à ordures carbonisée.

Vers 2 heures du matin, Maher sentait le danger, nous dit Hadad ; il craignait que les soldats ne descendent de la tour et n’ouvrent le feu sur eux. Il s’est précipité pour se cacher derrière la clôture de Mohammed l’apiculteur à proximité et a appelé Qusai pour qu’il le rejoigne. « C’est dangereux avec les soldats là-bas », cria-t-il. Juste à ce moment-là, des coups de feu ont retenti. Hadad a entendu plusieurs versions du nombre de coups de feu tirés – le fermier âgé en a entendu quatre, d’autres en ont entendu trois, certains n’ont entendu qu’un seul coup de feu.

En tout cas, Qusai est tombé au sol après un coup de feu. Ses amis l’emmenèrent aussitôt à la voiture de Waed et se dirigèrent vers un petit hôpital de la ville de Salfit, alors qu’il était à genoux sur le siège arrière. Une ambulance du Croissant-Rouge qu’ils avaient appelée les a rencontrés à mi-chemin et Qusai y a été transféré. Dans la voiture, il a marmonné à ses amis : « Mes pieds sont froids », et sa respiration s’est faire sifflante, jusqu’à ce qu’il se taise. Les ambulanciers ont essayé de le ranimer, mais en vain.

Une balle était entrée dans le corps de Qusai sur le côté droit et en était sortie sur la gauche, tranchant sa poitrine. Mahmoud, le père en deuil, dit qu’il pense que les soldats ont tiré trois autres coups de feu sur son fils, alors qu’il était allongé en train de mourir par terre. Mais cela n’aurait apparemment rien changé ; le premier coup était mortel. Une enquête menée par les procureurs palestiniens déterminera combien de balles ont frappé Qusai. Le docteur Ahmed Amru, le médecin qui l’a déclaré mort à l’hôpital de Salfit, a dit à Hadad qu’il ne restait plus de balles dans le corps de Qusai, mais il a admis que le nombre de balles qui l’avaient frappé n’était pas clair.

L’unité du porte-parole de Tsahal a déclaré cette semaine en réponse à une question de Haaretz : « Lors d’une violente perturbation qui s’est produite le 24 octobre près du village de Nabi Saleh, dans le périmètre de la Brigade territoriale d’Ephraim, ceux qui fomentaient la perturbation ont lancé des pierres et des engins explosifs sur les forces de Tsahal et ont brûlé des pneus. À la suite d’un rapport faisant état du décès d’une des personnes impliquées dans le trouble, une enquête de la police militaire a été ouverte pour clarifier les circonstances. À l’issue de l’enquête, les conclusions seront transmises pour examen à l’unité de l’avocat général militaire. »

Une photo de Qusai Tamimi sur le château d’eau de Nabi Saleh

« Ce qu’il est important de savoir, c’est que les soldats lui ont tiré dessus pour le tuer », nous dit Mahmoud en hébreu. « À Nabi Saleh, nous sommes arrivés depuis longtemps à la conclusion que les soldats ont reçu l’ordre de tirer pour tuer en réponse à chaque protestation. Si je regarde tous nos gens qui ont été tués au cours des 13 derniers mois – Mustafa, Izz a-Din, Mohamed de 12 ans, Rushdi et les autres – si je regarde tous ces cas, il est clair qu’il y a eu une décision de faire taire Nabi Saleh et que les soldats ont reçu l’ordre de tuer. Pour prendre le contrôle du village. Pour empêcher [les villageois] d’accéder à leurs terres et pour tuer tous ceux qui essaient de protester.

« Un garçon de 19 ans qui se tient à 70 mètres des soldats et ils le tuent – c’est un signe qu’il y a une décision explicite de le tuer », poursuit Mahmoud. « Qusai est mort avec honneur. Vivre avec honneur, ou mourir avec honneur. Il n’y a pas d’autre choix. Je dois vous dire : si je crois que c’est notre droit de vivre avec honneur, et si je vois que l’occupation prend le contrôle de tout dans notre vie, et si je me réveille chaque matin et que je vois comment trois soldats ferment un village entier, et si je vois que 80 pour cent de notre eau va à la colonie, et si je vois que depuis le début de l’année, près de 200 Palestiniens ont été tués et au cours des 10 derniers jours nous avons atteint 20 tués, et ce à une période où vous avez un gouvernement de « paix », et si je vois que 80 pour cent du peuple d’Israël a voté pour la droite religieuse et l’extrême droite, et si je vois qu’ils vont créer une nouvelle Afrique du Sud ici – si je ne vis pas avec honneur, il est préférable de mourir avec honneur.

« Le moment approche où le peuple palestinien lancera une guerre de libération. Ça ne prendra pas beaucoup plus de temps. Maintenant 5 pour cent participent à la résistance, ils deviendront 20 pour cent et après encore plus. Que dirai-je à mon fils qui ne voit plus son frère dans leur chambre ? »

Mamoud ajoute : « Les Israéliens doivent reconnaître tout cela, sinon ils paieront cher. Il n’y a pas d’autres solutions. Mon fils est mort, apparemment Dieu pensait que son heure était venue. Un garçon qui, il y a deux semaines, s’est rendu à Beit El [à la Direction de la coordination et de la liaison] pour voir s’il pouvait obtenir un permis de travail pour Israël et à qui on l’a refusé, et qui rentre à la maison et me demande : « Qu’est-ce que j’ai fait [pour qu’ils me refusent un visa]? » Un garçon qui n’a jamais rien fait et qui n’a jamais été arrêté. »

Mahmoud dormait quand on a tiré sur son fils. Sa femme s’est réveillée au bruit des coups de feu et a ouvert la fenêtre du salon, qui surplombe le poste de contrôle et la tour de garde. Son fils était alors allongé là, en train de rendre son dernier souffle.

Source : TLAXCALA
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