(image d’illustration) – © Alexander NEMENOV Source: AFP
Par Roland Lombardi
Source : RT France
Depuis la nomination du nouveau Premier ministre israélien, Yaïr Lapid, connu pour ses positions pro-ukrainiennes, les relations entre la Russie et Israël se sont détériorées. S’achemine-t-on vers une rupture ?
L’Etat hébreu est l’un des rares pays à avoir d’excellentes relations avec l’Ukraine et la Russie. En Israël, il y a une forte communauté juive d’origine ukrainienne (le ministre israélien de la Construction, Zeev Elkin, est né en Ukraine) mais surtout russe, plus d’un million d’individus, soit 20% de la population totale israélienne.
Nombre d’observateurs sous-estiment naïvement les rapports entre Jérusalem et Moscou. Ils sont beaucoup plus profonds et solides qu’il n’y paraît. Et très anciens !
Depuis le début des années 2000 et l’entrée en fonction de Vladimir Poutine (premier chef d’Etat russe à avoir effectué une visite officielle en Israël en 2005), les relations diplomatiques et surtout commerciales entre Israël et la Russie n’ont cessé de se développer : plus de la moitié des importations israéliennes proviennent de Russie, matières premières contre produits de haute technologie, explosion du tourisme dans les deux sens, coopération spatiale (mises en orbite de satellites israéliens par l’agence spatiale russe), vente par Israël d’armements sophistiqués (systèmes radars, drones)…
La grande communauté d’Israéliens originaires de Russie, on l’a dit, est très représentée parmi les élites tant politiques qu’économiques. Le président Poutine y est aussi très populaire et les députés de la Knesset issus de cette communauté, ainsi que les médias israéliens russophones (plusieurs chaînes TV «russes»), sont des soutiens essentiels pour les hommes politiques israéliens, le plus connu étant Avigdor Liberman, l’actuel ministre israélien des Finances. La forte coopération militaire, technologique et dans le renseignement entre Moscou et Jérusalem n’a fait que s’intensifier depuis ces dernières années (cf. Poutine d’Arabie, VA Editions, 2020).
Depuis septembre 2015 et le début de l’intervention russe en Syrie afin de soutenir Assad, Israéliens et Russes ont mis en place un mécanisme de «déconfliction» afin d’éviter les accrochages entre leurs armées en Syrie. Les nombreux déplacements amicaux de l’ancien Premier ministre Netanyahou à Moscou ont battu des records. Jusqu’à encore aujourd’hui, les généraux israéliens et russes sont en contact quasi-quotidien. Par un accord tacite, alors que le ciel syrien est «russe» et malgré quelques «incidents» sans graves conséquences et des protestations de façade, le Kremlin laisse encore les Israéliens frapper en toute impunité les forces iraniennes et du Hezbollah présentes en Syrie (secrètement et en dépit des tensions internationales actuelles qui ont rapproché Moscou et Téhéran, les Russes comme Assad d’ailleurs, ne souhaitent pas une présence pérenne en Syrie).
Lire aussi : Pourquoi le monde arabe ne suit pas les Etats-Unis sur l’Ukraine ?
C’est pourquoi, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, le gouvernement israélien avait essayé de ne pas trop froisser Moscou. Cette prudence – pourtant maître mot dans les relations internationales ! – lui a valu de vives critiques du président ukrainien Zelensky, en Israël même mais surtout de la part des Occidentaux et de l’administration Biden. L’Etat hébreu a donc condamné du bout des lèvres l’agression russe mais s’est refusé, entre autres, d’envoyer du matériel militaire à Kiev (hormis des casques et des gilets pare-balles) et une aide humanitaire et médicale.
Quoi qu’il en soit, les responsables israéliens ont gardé la tête froide et n’ont pas cédé à l’hystérie occidentale anti-russe. Pays en conflit depuis sa naissance en 1948, Israël est rompu à la propagande de guerre (des deux côtés), à ses infox, ses batailles d’images ou de cartes. Il en fait lui-même les frais régulièrement… Par ailleurs, prudents comme leurs voisins arabes, les Israéliens préfèrent ainsi ne pas vendre la peau de l’ours russe avant de le voir à terre ! Ils ont vu les Russes à l’œuvre en Syrie et au Moyen-Orient depuis dix ans et où Moscou a acquis une influence inédite dans l’histoire.
Ainsi, dès les premières semaines du conflit ukrainien et après avoir essuyé un premier refus, le précédent Premier ministre israélien Naftali Bennett avait proposé une nouvelle médiation acceptée cette fois-ci par le Kremlin. Poutine avait donc reçu le 5 mars dernier à Moscou le dirigeant israélien, issu de l’extrême droite religieuse, ancien des forces spéciales, ex-entrepreneur et ministre de la Défense. Pour les Russes, Bennett était un intercesseur respectable. Après sa visite dans la capitale russe, l’Israélien s’était rendu à Berlin pour rencontrer le chancelier Olaf Scholz et avait eu un entretien téléphonique avec le président ukrainien. Peu de détails avaient filtré sur le contenu exact des discussions car ici, loin de la diplomatie spectacle de l’Elysée, nous étions entre gens discrets et sérieux. Deux jours plus tard, il y avait eu un assouplissement des positions des deux côtés pendant le troisième round des négociations entre les délégations russes et ukrainiennes. Or, les Américains s’étaient empressés de faire capoter ces pourparlers…
Lapid, le pro-ukrainien
Alors que Naftali Bennet, Premier ministre israélien au moment du déclenchement des hostilités, avait adopté, on l’a vu, une approche mesurée et diplomatique, son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Yaïr Lapid, s’était montré très sévère à l’égard de l’opération russe. Il avait notamment accusé Moscou de «crimes de guerre» et les forces russes de «tuer des civils innocents». Cette liberté de ton avait fait réagir vivement les Russes. Un communiqué avait été publié déclarant que ces propos étaient une «attaque anti-russe» qui constituait une «tentative cynique» pour détourner l’attention mondiale du conflit en cours entre Israël et les Palestiniens.
L’ambassadeur d’Israël en Russie, Alex Ben-Zvi, avait ensuite été convoqué par les autorités moscovites pour une clarification.
Or, cette position n’était pas étonnante venant du centriste laïc Yaïr Lapid, 58 ans, ancien journaliste vedette de la télé israélienne et qui s’est lancé en politique en 2012 en créant son parti Yesh Atid («il y a un futur»). Libéral voire progressiste pour certains, Lapid a travaillé dans sa jeunesse dans l’industrie des médias à Los Angeles et a surtout entretenu durant toute sa carrière des relations professionnelles et d’amitiés avec des dirigeants démocrates au Sénat et au Congrès.
Lire aussi : Confronté à une énième crise parlementaire, le Premier ministre israélien va dissoudre la Knesset
Son parti a contribué en juin 2021 à mettre un terme à 12 ans de règne sans discontinuer de Benjamin Netanyahu, en formant avec son ami Naftali Bennett (du parti Yamina, droite radicale) une coalition unique dans l’histoire d’Israël, réunissant des formations du centre et de gauche, de droite et pour la première fois, un parti arabe.
Mais en juin dernier la coalition a implosé. Bennett et Lapid ont appelé à la dissolution du Parlement pour convoquer de nouvelles élections.
Le problème pour les Russes, c’est qu’en vertu d’un accord de partage du pouvoir, Naftali Bennett a cédé sa place à Yaïr Lapid qui sera à la fois Premier ministre et chef de la diplomatie d’ici à la formation d’un nouveau gouvernement, après les législatives fixées au 1er novembre prochain. En dépit de déclarations rassurantes des proches du nouveau Premier ministre affirmant qu’il n’y aurait pas de changements dans les relations entre Israël et la Russie, cette nomination a bien évidemment inquiété Moscou au regard de la position et des propos persistants de Lapid sur l’Ukraine.
En guise de représailles, le Kremlin a menacé de fermeture les bureaux de l’Agence juive à Moscou, organisation israélienne quasi gouvernementale chargée de faciliter et d’encourager l’immigration juive en Israël.
Le Premier ministre israélien a indiqué que cette mesure serait un «événement grave» susceptible d’altérer les relations diplomatiques entre Jérusalem et Moscou. Les tensions diplomatiques et verbales sont à leur comble. Or une délégation israélienne s’apprête à se rendre en Russie pour des pourparlers.
Encore une fois et comme toujours en relations internationales, c’est dans les coulisses que le plus important va se jouer.
Les deux pays ont trop à perdre avec une fin de leurs bons rapports.
Pour la Russie, l’Etat hébreu est LE pivot stratégique du Moyen-Orient. Lorsqu’on arrive dans une cour d’école, on ne se met pas à dos le petit «caïd» aux gros bras, on s’en sert ! Israël est une puissance nucléaire non assumée, un très proche allié des Etats-Unis mais un allié parfois turbulent et qui garde sa propre politique internationale strictement fondée sur le pragmatisme et ses seuls intérêts stratégiques (à l’inverse des Européens).
Du côté israélien, même si Joe Biden, lors de sa récente visite, a dû inciter Lapid à tenir sa ligne antirusse, ce dernier ne peut se le permettre. Intelligent, il reviendra assurément à une «approche impartiale, équilibrée et plus réfléchie» sur la question ukrainienne. Dans la perspective des futures élections, le vote de la communauté russophone est crucial. S’il était la cause de la détérioration des relations avec Moscou, il serait vivement critiqué par son principal opposant politique, le Likoud de Netanyahou, l’«ami de Poutine». L’intérêt d’Israël est de préserver les solides partenariats dans tous les domaines évoqués précédemment. Enfin, l’Etat-major israélien est farouchement opposé à une rupture avec les Russes. Ils ont trop besoin d’eux afin de garder les mains libres pour continuer de frapper les Iraniens et leurs alliés en Syrie.
Lire aussi : La venue de Biden au Moyen-Orient n’apportera pas la sécurité à Israël, soutient Raïssi
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Editions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Editions, 2021)
Source : RT France
https://francais.rt.com/…