Le père endeuillé Mahmoud Khadour, avec son jeune fils Mohammed
Par Gideon Levy
Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 30/4/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Lorsque Hanan Khadour est née, Jénine était sous contrôle de l’armée israélienne en raison de l’opération « Bouclier défensif », et son père a dû la porter à l’hôpital dans ses bras. Il y a trois semaines, elle est montée à bord d’un taxi collectif dans la même ville, qui grouillait de soldats et de tireurs d’élite israéliens. Une seule balle a transpercé son corps
Hanan Khadour était née le 1er décembre 2002. Sa mère, Abir, était à son huitième mois lorsque les contractions ont commencé. L’hôpital le plus proche se trouvait à Jénine, à 12 kilomètres de chez elle dans le village de Faqua, mais il n’y avait aucun moyen de s’y rendre à cause des barrages routiers. C’était la période qui a suivi l’opération « Bouclier défensif » durant la deuxième Intifada, et le camp de réfugiés de Jénine était toujours bouclé. Abir a accouché à la clinique du médecin du village : Hanan est née prématurée. Elle avait un besoin urgent d’un incubateur, mais aucun n’était disponible localement. Le médecin a dit à la famille que la survie du nouveau-né dépendait de son transport urgent à l’hôpital.
Son père, Mahmoud, a décidé qu’il devait tout faire pour donner à sa fille une chance de vivre, comme il dit maintenant.
Mahmoud a appelé le service d’ambulances d’urgence du Croissant-Rouge juste après sa naissance, mais on lui a répondu qu’ils ne pouvaient pas se rendre à Faqua, l’armée ne les laissant pas passer. Il a alors conduit avec le petit bébé jusqu’à la berme de terre que l’armée avait érigée pour isoler le village de Jénine. Il est sorti de la voiture, sa fille dans les bras. Les soldats de l’autre côté de la barrière ont menacé de lui tirer dessus s’il faisait un pas de plus.
« Vous pouvez me tirer dessus », leur a-t-il dit, « mais j’emmène ma fille à l’hôpital ».
« C’est quoi le problème avec ta fille ? », lui a demandé un soldat.
« Elle vient de naître, et elle est sur le point de mourir », a-t-il répondu.
Finalement, Mahmoud a fini par franchir la barrière à pied. Une ambulance du Croissant-Rouge l’attendait et a transporté Hanan à l’hôpital de Jénine, où elle a été placée dans une couveuse, où elle a passé le mois suivant. Mais ce n’était pas la fin de son calvaire. Lorsqu’elle a eu un an et qu’elle a commencé à marcher, une anomalie congénitale a été découverte dans sa hanche et elle a été hospitalisée pendant 21 jours, cette fois à l’hôpital Mukassed de Jérusalem-Est, où l’anomalie a été corrigée. Son père n’a pas été autorisé à être avec elle, l’accès lui étant refusé pour des raisons de sécurité.
C’est ainsi qu’a commencé la courte vie d’Hanan Khadour, qui s’est terminée la semaine dernière.Au cours de la deuxième semaine d’avril, Hanan, 19 ans, est montée dans un taxi collectif de Jénine à Faqua. Tous les passagers du véhicule étaient des femmes. Le chauffeur se souviendra plus tard que des soldats israéliens étaient présents dans les environs et que des tireurs d’élite étaient positionnés sur les toits. Peu après le début du trajet, un coup de feu a transpercé le corps d’Hanan. Un seul coup avait été tiré : personne d’autre n’a été blessé. Pendant deux semaines, elle a lutté pour sa vie. Elle est morte au moment où il semblait qu’elle commençait à se remettre de ses graves blessures.
Faqua se trouve dans le coin nord-est de la Cisjordanie, près de la barrière de séparation, au pied du Mont Gilboa. Le village tire son nom d’un champignon qui pousse dans la région, et est célèbre pour le bel iris de Gilboa, qui orne la zone. Les gens viennent de toute la Cisjordanie pour voir cette fleur s’épanouir. Les 3 000 habitants de Faqua jouissent d’un paysage magnifique, qui est le plus magnifique lorsqu’on le regarde depuis la maison de la famille Khadour, à l’extrémité du village. C’est leur nouvelle maison, construite il y a exactement un an, petite et modeste mais de bon goût, avec un jardin bien cultivé et cette vue sur la vallée verte, Jénine et les montagnes. La beauté de l’endroit est renforcée par le fait qu’il n’y a même pas une seule colonie dans la zone, suite à l’évacuation de Kadim et Ganim, la colonie de Cisjordanie évacuée en même temps que celles de la bande de Gaza en 2005.
Mahmoud, père endeuillé de 54 ans, est un ouvrier du bâtiment et un militant de gauche qui commet aussi occasionnellement le péché d’écrire. Dans sa jeunesse, il a été arrêté six fois par les autorités israéliennes en raison de son activité. Il parle également bien l’anglais grâce à ses liens avec Jewish Voice for Peace, une organisation basée en Californie. Cette semaine, il avait l’air brisé et hagard. Abir, 44 ans, une belle femme en noir, est restée cloîtrée à l’intérieur alors que nous étions assis dans leur petite cour, profitant d’une brise agréable venant de la vallée. Le couple a trois fils : Hanan était leur seule fille. Elle était en 12e année, dans la filière gestion d’un lycée de Jénine, après avoir redoublé une année à l’école primaire. Elle s’est épanouie au lycée, dit Mahmoud, obtenant d’excellentes notes. Ces dernières semaines, alors qu’elle préparait ses examens d’entrée au lycée, elle a pris des cours particuliers de mathématiques le samedi à l’école. Elle s’était coupée de tout le reste en raison de l’approche des examens.
Le matin du samedi 9 avril, elle s’est rendue à Jénine pour un cours de mathématiques. Elle a toujours eu peur de l’armée, dit son père. En raison de la proximité de leur maison avec la barrière de séparation, il y a des mouvements de l’armée à proximité ; parfois, des soldats viennent de l’oued voisin et ordonnent à la famille de rentrer dans la maison. Il arrive aussi que les soldats braquent sur eux les viseurs laser rouges de leurs fusils, ajoute Mohammed, 12 ans, le fils cadet, et cela l’effraie. Les points de contrôle sur le chemin du lycée terrifiaient Hanan, qui voyait souvent les soldats humilier les habitants du village. Un événement de routine.
Ce samedi-là, Mahmoud est parti tôt pour le dispensaire de l’UNRWA – l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens – à Jénine afin de récupérer ses médicaments ; sa vision est altérée par le diabète et il souffre également d’hypertension. À Jénine, il a remarqué une forte présence de soldats israéliens qui se livraient à des affrontements avec les habitants. La clinique du camp de réfugiés a été fermée en raison des perturbations.
Ce matin-là, lors d’un raid dans le camp, les soldats ont tué Ahmed Al Sa’di, qui était affilié au mouvement du Jihad islamique, à la suite de l’attentat terroriste perpétré rue Dizengoff à Tel Aviv deux jours plus tôt. L’atmosphère était volatile. Mahmoud a immédiatement appelé sa fille pour l’avertir de ne pas se rendre à son cours. Il voulait lui dire que c’était dangereux en ville, mais il n’a pas réussi à la joindre. À 9 h 30, Hanan a quitté la maison pour Jénine dans l’un des taxis collectifs qui font le trajet Faqua-Jénine. Son père se consolait en se disant que le chauffeur ne manquerait pas de prévenir les passagers des affrontements dans le camp de réfugiés.
Mahmoud a acheté des légumes au marché du camp et les a laissés à la station de taxi pendant qu’il retournait acheter du matériel d’irrigation goutte à goutte pour le jardin. Juste à ce moment-là, Hanan est arrivée à Jénine. Elle s’est rendue à pied à son école, non loin de la station de taxis, et a découvert qu’elle était fermée en raison des troubles. Elle s’est empressée de rentrer et est montée dans un taxi jaune, une Volkswagen Caravelle, conduite par Mahmoud Malah, 56 ans, un chauffeur habituel de la ligne et un résident de Beit Qad, un village près de Faqua. Il est parti vers 10h30 dans son taxi. Après avoir examiné les possibilités, Malah a décidé de passer par le quartier Al-Baider, dans la partie orientale de Jénine. Il espérait pouvoir passer en toute sécurité.
Pendant ce temps, Mahmoud était sur le point de rentrer chez lui, sans savoir que sa fille s’était rendue à la même station de taxi quelques minutes plus tôt et qu’elle était sur le chemin du retour – pour ce qui serait la dernière fois. Alors qu’il attendait que son taxi se remplisse de passagers, une nièce, également originaire de Faqua, est arrivée. Elle lui dit avec effroi qu’elle vient d’apprendre que Hanan a été gravement blessée et transportée à l’hôpital. Terrifié, Mahmoud se précipite à l’hôpital gouvernemental voisin, mais Hanan n’y est pas. Il s’est alors précipité à l’hôpital Ibn Sina, un établissement privé, où il a trouvé sa fille dans le service des soins intensifs. Il n’a été autorisé à entrer que deux minutes – Hanan était encore consciente. Elle n’a prononcé que les mots « Pardonne-moi », ce dont il a déduit qu’elle pensait être sur le point de mourir.
Peu après, Abir est arrivée avec d’autres parents du village, mais Hanan avait déjà perdu connaissance. La balle l’avait touchée au bras droit, puis était entrée dans son estomac, où elle avait ravagé ses organes internes, avant de se loger dans son bras gauche. Une photographie du taxi montre un trou assez large dans la portière. Hanan était assise à l’arrière, près de la porte, sur le côté droit du véhicule. Son père pense qu’elle s’est penchée et a couvert sa tête avec ses bras, et a donc pris la balle à cet endroit. Elle a subi une intervention chirurgicale pour arrêter l’hémorragie, mais est restée inconsciente. Le mardi et le mercredi suivants, elle s’est réveillée brièvement avant de rechuter à nouveau. Au bout d’une semaine, elle a été transférée de l’unité de soins intensifs à un service ordinaire ; les médecins ont déclaré que son état s’était stabilisé. Hanan s’est levée et a même fait quelques pas dans la chambre. Cependant, sur le plan psychologique, elle était en grande difficulté. Elle soupçonnait que le tube de drainage qui avait été inséré dans son corps était une bombe que les Israéliens avaient implantée. Elle ne laissait pas son père quitter la pièce, de peur que les soldats israéliens ne le tuent.
« Ne bouge pas, ils vont te tirer dessus », le mettait-elle en garde, souffrant apparemment de stress post-traumatique.
Le lendemain, le huitième jour de son hospitalisation, Mahmoud lui a acheté quelques livres à Jénine, pensant qu’elle serait capable de les lire, des vêtements neufs en prévision de sa sortie, ainsi qu’un carnet et un stylo pour qu’elle puisse noter ses expériences de l’incident. Il est resté avec elle jusqu’à 16 heures cet après-midi-là, puis est rentré chez lui ; Abir est restée avec leur fille.
À 19 heures ce soir-là, Abir a appelé son mari : « Hanan est dans un état critique. Viens vite ». Lorsqu’il est arrivé, elle était dans le coma. Une hémorragie massive s’était déclarée dans son estomac. Elle est morte à 23 heures.
Pendant tous ces jours entre désespoir et espoir, Mahmoud n’a pas envisagé la possibilité de transférer Hanan dans un hôpital en Israël, dit-il en réponse à une question. Il garde un mauvais souvenir de l’hospitalisation de son fils Ahmed au centre médical Rambam de Haïfa, après qu’on lui eut diagnostiqué un cancer à l’âge de 6 ans. Ahmed a été complètement guéri et est aujourd’hui un jeune homme de 22 ans en bonne santé, mais le traitement humiliant que son père a enduré aux points de contrôle et à l’hôpital a laissé des cicatrices indélébiles. Ibn Sina est considéré comme un hôpital moderne et de pointe, et les médecins lui avaient dit que l’état de Hanan était stable.
Le chauffeur de taxi, Malah, a lui aussi été traumatisé par cet événement. Il a rendu visite à la famille tous les jours pendant les quatre jours de deuil, restant assis en silence. Mahmoud dit que le chauffeur ressent un profond sentiment de culpabilité pour ne pas avoir protégé la vie de sa passagère. Quelques jours plus tard, Malah a raconté l’incident à Abdulkarim Sadi, chercheur sur le terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, qui a rédigé un rapport sur le meurtre. Malah se souvient que quelques minutes après que le taxi eut fait le plein, et qu’il eut choisi de passer par les quartiers Est, il a soudainement entendu des cris horribles provenant de l’arrière. Il s’est arrêté et a sauté dehors, puis a vu que le siège arrière était couvert de sang. Il a dit avoir eu un trou de mémoire et être entré en état de choc. Quelques passants ont sorti Hanan du taxi et l’ont emmenée à l’hôpital. Avant cela, tout ce dont le chauffeur se souvient, c’est d’avoir vu une jeep militaire dans la rue, des tireurs d’élite sur les toits et quelques soldats à pied. Rien de plus.
L’unité du porte-parole des FDI s’est contentée d’une réponse brève et particulièrement laconique en réponse à une question posée par Haaretz cette semaine : « Les circonstances de l’affaire sont en train d’être clarifiées ». Pas même une enquête cette fois-ci.
Mahmoud écrit désormais un livre sur la vie de sa fille – il refuse qu’elle ne reste qu’un nom et un numéro. Il a écrit un long message sur sa page Facebook cette semaine, intitulé « Écrit par son père ».À sa fille morte, il a écrit :
« Hanan, on me demande tellement de choses sur toi maintenant, et je me sens tellement inadéquat face à toutes ces questions. J’ai l’impression que je n’ai pas été un bon père et que je n’ai pas réfléchi en profondeur à tes talents. Il y a des gens qui m’ont demandé : Qui est Hanan ? Et qu’est-ce que c’est, Hanan, dans ton rêve ? Tout est mélangé en moi.
« Nous sommes une famille palestinienne simple. Nous ne fêtions pas les anniversaires, car nous avions l’impression de naître chaque jour à nouveau. Nous sommes nés en ces temps difficiles, dans un endroit qui ne réalise même pas un seul de nos rêves… Et quand je vois l’armée attaquer des femmes et que nous ne pouvons pas venir à leur défense, je suis brisée. Hanan me l’a dit avec ses yeux : Ça suffit, papa. Je vois ses yeux. Hanan a toujours parlé à travers ses yeux ».
Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/…
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