Par Bruno Guigue
« Quand les États occidentaux actuels se prétendent démocratiques, c’est un double abus de langage, car ils ne sont ni des démocraties au sens antique du terme (le peuple gouverne), ni des républiques au sens rousseauiste (le peuple légifère). La supercherie de la démocratie moderne réside en ceci que le peuple n’y exerce ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir législatif. Alors que Rousseau précise que le citoyen d’une république est à la fois souverain et sujet, le citoyen des États modernes est le sujet d’un souverain qu’il n’est que fictivement. Le pouvoir législatif est capté par les représentants qu’il a élus pour faire les lois à sa place, et ces représentants obéissent à la classe dominante.
Dépossédé des attributs de la souveraineté, le peuple n’en est pas moins soumis à des injonctions dont on lui prête hypocritement la volonté : n’a-t-il pas voté ? En participant au scrutin, n’a-t-il pas consenti d’avance à son résultat ? La suprême ruse de la démocratie bourgeoise, c’est qu’elle retourne le processus électoral contre la souveraineté du peuple : l’onction du suffrage fonde la légitimité d’un pouvoir qui n’est pas le sien, et auquel il obéit en croyant l’avoir choisi. Ayant lâché la proie pour l’ombre, il doit alors se contenter du spectacle dérisoire qui tient lieu de démocratie ».
« Dans les régimes qui se disent démocratiques, non seulement il n’y a aucune démocratie, mais la souveraineté populaire n’y est affirmée que pour être dévoyée. Elle l’est même doublement. A travers le mécanisme de la représentation, tout d’abord, qui dépossède le simple citoyen au profit de la classe dirigeante. Mais surtout à travers une dépossession plus profonde : celle qui tient à la structure même de la société, aux rapports de classes qui la déterminent. Non seulement les représentants usurpent le pouvoir issu de la volonté populaire, mais ils se contentent généralement de faire de la représentation au profit des détenteurs du capital.
Car la société, contrairement à ce que dit le libéralisme, n’est pas composée d’individus dotés des attributs formels de la liberté et de l’égalité. C’est un tissu de relations concrètes entre des individus auxquels la division du travail assigne une place singulière. La société, dans sa structure même, est définie par des rapports sociaux soumis à la division fondamentale entre possédants et non-possédants. Et les riches, parce qu’ils détiennent le capital social, ont des moyens d’influer sur le pouvoir politique dont Benjamin Constant avait compris la redoutable efficacité, lorsqu’il décrivait, pour s’en réjouir, la tyrannie de l’argent-roi derrière le paravent du régime représentatif ».
Bruno Guigue, « Philosophie politique », Editions Delga, 2021.
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