Fadi Assaf, avec les enfants de son frère Mohammed, Amin et Maryam
Par Gideon Levy
Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 21/4/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
L’avocat Mohammed Assaf emmenait chaque matin son fils et ses deux neveux à l’école à Naplouse. La semaine dernière, ils ont été confrontés à des affrontements près du Tombeau de Joseph. Quand Assaf a quitté sa voiture, un soldat dans une jeep roulant à vive allure a ouvert la portière et l’a abattu.
À l’entrée de la propriété familiale bien entretenue, un SUV se trouve dans l’abri à voitures, enveloppé de noir comme une installation de Christo. La nouvelle voiture pourrait être couverte pour être protégée du soleil et de la poussière, ou en signe de deuil. Le véhicule sous le tissu noir est la Hyundai Tucson grise qui appartenait à l’avocat Mohammed Assaf. Il a conduite jusqu’à sa mort la semaine dernière dans ce véhicule, qu’il était encore en train de payer. C’était la voiture dans laquelle, chaque matin, il emmenait son jeune fils à la maternelle et ses deux neveux au lycée de Naplouse. Puis il se rendait aux bureaux de la Commission Colonisation et résistance au mur, une agence de l’Autorité palestinienne où il travaillait comme conseiller juridique.
À côté de la voiture couverte se trouve la maison d’Assaf, une structure en pierre ornée et élégante, dont la façade est peinte en bleu. Des arbres fruitiers poussent dans la cour. À côté de l’habitation bleue se trouve la maison de ses parents âgés, qui ont perdu l’être cher, leur enfant unique qui a fréquenté l’université, la fierté de la famille.
Assaf travaillait dur sur sa thèse de maîtrise à la faculté de droit de l’université nationale An-Najah, à Naplouse, depuis quelques mois. Son sujet portait sur les droits des Palestiniens qui possèdent des terres du côté israélien de la barrière de séparation. L’un de ses frères nous montre les têtes de chapitre qu’il avait écrites à la main sur plusieurs pages, quelques jours avant qu’un soldat n’ouvre la porte d’une jeep roulant à vive allure dans une rue de Naplouse et n’abatte Assaf.
C’est un foyer en état de choc. Dans le salon de leurs parents, les deux frères de Mohammed, endeuillés, fondent parfois en larmes. Les trois petits, désormais orphelins, portés dans les bras des adultes, ne comprennent pas ce qui est arrivé à leur père. Les parents en deuil, Maryam, 62 ans, et Hasan, 70 ans, et la veuve, Sara Knaan, 30 ans, sont cloîtrés dans leurs chambres et refusent de rencontrer des visiteurs.
Il suffit d’une fraction de seconde de rage, aggravée peut-être par un sentiment de domination, un mépris de la vie et un besoin de vengeance ressenti par un soldat colérique dans une jeep blindée sur laquelle des jeunes ont jeté des pierres qui n’ont mis personne en danger – et une famille est brisée à jamais. Une photo de l’être aimé, portant la toque noire et la toge d’un diplômé universitaire, prise lors de la cérémonie de remise des diplômes à An-Najah, est accrochée au mur du salon des parents. Il y a d’autres photos de la cérémonie. L’une d’elles montre Rami Hamdallah, à l’époque président de l’université, puis Premier ministre palestinien, remettant son diplôme à Mohammed il y a dix ans. La vie qui gratifiait alors ce fils de village a été fauchée dans sa primeur la semaine dernière.
Kafr Laqif est un village particulier. Des ficus et des eucalyptus verdoyants ombragent les rues et les belles maisons ; tout semble vert et tranquille. Et le fait rare est que presque personne de ce village n’a été tué : une personne a été tuée en 1967, une autre lors de la première intifada et maintenant le juriste du village. Environ 1 500 personnes vivent ici, dont la plupart travaillent dans les nombreuses colonies voisines et quelques-unes en Israël. La proximité du village avec la barrière de séparation amène également les colons et peut-être d’autres Israéliens à venir faire leurs courses et réparer leurs voitures. La colonie de Karnei Shomron (« cornes de la Samarie ») se profile en face, ainsi que Ma’aleh Shomron (« hauteurs de Samarie ») et Ginot Shomron (« jardins de Samarie »). Pas moins de trois panneaux routiers en hébreu et en arabe mènent au village depuis la route principale – une autre rareté, car les panneaux routiers menant aux villages palestiniens sont presque inexistants en Cisjordanie.
Mohammed Assaf avait 34 ans. Son frère Firas, 40 ans, nous reçoit d’un air sombre. Le frère aîné, Fadi, 43 ans, nous rejoint rapidement. Le défunt laisse derrière lui trois enfants : Hasan, cinq ans, Maryam, deux ans et demi, et Amin, un an. Chaque matin, vers 8 heures, Mohammed partait pour Naplouse dans son 4×4, qui n’a pas encore un an. En chemin, il dépose Hasan au jardin d’enfants privé et très réputé Lueurs d’espoir. Puis il s’est rendu au lycée professionnel fréquenté par ses neveux de 17 ans : Yamen, qui est le fils de Firas, et Hasan, qui est le fils de Fadi. Dans l’après-midi, il les a ramenés au village en voiture. Mercredi dernier, le 13 avril, ils sont partis comme d’habitude, mais Mohammed n’est pas rentré.
Pendant la nuit, de jeunes Palestiniens ont mis le feu au site du Tombeau de Joseph. L’armée est arrivée dans la matinée. Le Tombeau de Joseph se trouve à quelques centaines de mètres du lycée de ses neveux. Lorsque l’armée envahit Naplouse, les jeunes descendent dans la rue et lancent des pierres et des cocktails Molotov sur les troupes. Vers 9 heures du matin, le convoi militaire a quitté la ville. Vers 10 heures, des véhicules blindés conduits par un bulldozer blindé ont traversé les rues en quittant Naplouse.
Peu après 9 heures, Fadi a reçu un appel téléphonique d’une connaissance de l’usine métallurgique où il travaille, à Ginot Shomron : ton frère a été blessé par balle à Naplouse. Il a immédiatement appelé son fils, qui était censé être avec son oncle, mais n’a obtenu aucune réponse. Son fils était en fait stupéfait d’avoir vu son oncle se faire tuer sous ses yeux quelques minutes plus tôt. C’est un ami qui a répondu au téléphone et a confirmé que Mohammed était mort. L’autre frère, Firas, qui travaille dans une usine textile de la zone industrielle de Barkan appartenant à Israël, a reçu un appel de son fils, Hasan, qui a également été témoin du meurtre de Mohammed.
Yamen, un élève de 12e année grand et costaud qui étudie la mécanique automobile, se tient dans un coin de la pièce, tenant dans ses bras sa cousine Maryam, orpheline de père, et raconte ce qui s’est passé. Ils étaient sur le chemin de l’école lorsqu’ils ont soudain été confrontés à des affrontements entre Palestiniens et troupes israéliennes. Des dizaines de jeunes jetaient des pierres sur le convoi militaire. Ils ont bloqué la route avec des pneus brûlés et des pierres. Mohammed s’est garé et les trois jeunes sont sortis de la voiture. Ils avaient déjà déposé Hasan à son jardin d’enfants. Selon Yamen, son oncle a commencé à filmer la confrontation avec son téléphone ; selon un autre récit, il a participé aux jets de pierres. En tout état de cause, il ne s’est écoulé que 5 à 7 minutes entre le moment où Mohammed Assaf est sorti de la voiture et l’instant où il a été abattu.
L’avocat Assaf avait assisté à des dizaines de manifestations dans le cadre de son travail, mais cette fois, il est tombé dessus, souligne sa famille. Un ancien ministre palestinien, Walid Assad, qui a dirigé la commission colonisation et résistance au mur, a présenté ses condoléances pendant que nous étions sur place. Il a également souligné que son parent éloigné était tombé sur l’événement tout à fait par hasard, et non dans le cadre de son travail pour l’AP.
Des images vidéo montrent l’une des jeeps de l’armée passant à toute allure, au milieu d’une volée de pierres. Soudain, alors qu’elle passe à toute vitesse, sa portière s’ouvre et le soldat assis à côté du conducteur ouvre le feu. Il a tiré trois coups de feu, selon Yamen. En tout cas, il est certainement impossible de viser quand on se déplace à cette vitesse.
Haaretz a demandé au bureau du porte-parole des FDI si l’utilisation de balles réelles lors de déplacements à grande vitesse, lorsqu’il n’y a pas de danger de mort, répond aux critères des règles d’engagement de l’armée. Le bureau a répondu : « Une enquête de la police militaire a été lancée sur cet événement. À sa conclusion, les conclusions seront fournies au bureau de l’avocat général des armées pour examen ».
Une des balles a touché Assaf en plein cœur. Il s’est effondré sur la route, le sang jaillissant de sa bouche. Ses deux neveux se sont précipités vers lui, mais ils n’ont rien pu faire. La balle a apparemment explosé dans son corps et a fait des ravages. Les soldats ont continué leur chemin comme si rien ne s’était passé. Ils n’ont même pas ralenti. Une ambulance palestinienne a été appelée sur les lieux. Les ambulanciers ont tenté de réanimer Assaf, mais il a été déclaré mort à son arrivée à l’hôpital Rafadiya de la ville.
À ce moment-là, Murad Shtewi, l’un des leaders de la lutte incessante de Kafr Kadum contre le blocage par l’armée, depuis longtemps, de la route d’accès au village, voyageait avec son chauffeur de Naplouse à Ramallah. Shtewi est également le directeur général de la Commission colonisation et résistance au mur, où travaillait Assaf. En entendant la nouvelle, il a demandé au chauffeur de s’arrêter. Il n’en croyait pas ses oreilles. Jamais, dit-il, il n’avait imaginé que son excellent conseiller juridique mourrait si jeune.
« Ils ont volé son âme trop tôt », dit Shtewi. Ce n’est qu’après avoir vu la vidéo des tentatives de réanimation d’Assaf qu’il a compris qu’il était vraiment mort. Un reportage d’un site d’information israélien a suscité l’indignation ici : « Nos forces ont tué une personne à Naplouse. Le terroriste a été grièvement blessé lors de troubles près du Tombeau de Joseph et a succombé à ses blessures après avoir été évacué dans un état critique ». Leur Mohammed, partisan de la lutte non-violente, a été qualifié de « terroriste ».
Comment vont les parents ? Fadi éclate en sanglots, Firas se joint à lui. « Ils n’ont pas encore digéré cette tragédie. Que Dieu les aide ». Ils leur ont annoncé la nouvelle progressivement. Au début, ils leur ont dit que Mohammed avait subi des blessures légères, puis qu’elles étaient graves, jusqu’à ce qu’ils leur disent enfin la vérité. Yamen, le neveu, raconte que pendant le trajet de ce matin -là, le dernier voyage de son oncle, qui a duré 45 minutes, ils étaient tranquillement assis dans la voiture. Ils roulaient en silence.
Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/…
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