Par Luc Michel
# CENTRAFRICA-NEWS-TV/
REVUE DE PRESSE (II) : LE FANTOMATIQUE ‘GROUPE WAGNER’, LA REVOLUTION MALIENNE ET LES RESEAUX D’INFLUENCE RUSSE EN AFRIQUE
2022 03 28/
« Connu de tous en RCA, Ivanov se charge de légitimer le rôle des «instructeurs » russes dans ce pays. Lors de son passage à Bamako, il s’est, sans surprise, exprimé sur l’arrivée de Wagner au Mali. « Nous sommes confrontés à une guerre de l’information menée contre nous parce que nous détruisons le système néocolonial […]. Nous continuerons à aider ceux qui ont besoin de nous », a-t-il noté, vantant les « prouesses » du groupe Wagner, à l’opposé d’une France « qui n’est pas intéressée par le développement des armées nationales ».
– Jeune Afrique.
* Voir l’analyse de Luc MICHEL:
LE FANTÔME DU SOI-DISANT GROUPE WAGNER AU MALI : LUC MICHEL RÉPOND A LA PROPAGANDE DE JEUNE AFRIQUE, DE LE DRIAN ET DE MME PARLY
« WAGNER AU MALI : ENQUETE EXCLUSIVE SUR LES MERCENAIRES DE POUTINE »
(Jeune Afrique, 18 février 2022)
« Depuis plusieurs mois, les hommes de Wagner ont pris pied au Mali. Comment leur présence s’est-elle décidée ? Combien sont-ils et où sont-ils déployés ? Comment se financent-ils ? Jeune Afrique lève le voile sur le théâtre d’ombres de Moscou à Bamako.
Chacun a veillé à apporter ses dossiers. Emmanuel Macron, costume noir et cravate assortie, a disposé sous sa main gauche une chemise de la même couleur. Le président français a pris soin de préparer de quoi prendre quelques notes. L’ancien ministre de l’Économie a été à bonne école : plusieurs de ses aînés au gouvernement lui ont naguère appris qu’un bon politicien ne se déplaçait jamais sans quelques papiers sous le bras. Question de crédibilité. À quelques mètres de là, de l’autre côté d’une table longue de cinq mètres, Vladimir Poutine l’observe. Habillé d’un bleu marin qui tranche sur les teintes crème du salon des représentations du Kremlin, les coudes écartés, le chef de l’État russe a planté ses talons dans le sol. La posture évoque la nonchalance, l’assurance et l’expérience.
Durant cinq heures, ce 7 février, les deux adversaires évoquent la sécurité en Europe de l’Est et la crise qui touche l’Ukraine, menacée d’invasion par la Russie. Mais le Mali est aussi au menu des discussions. Depuis plusieurs mois, Paris dénonce l’implication croissante du groupe Wagner à Bamako, tandis que Moscou se borne à nier tout lien avec ces mercenaires. Emmanuel Macron n’est pas dupe. Il a à sa disposition les informations de ses services de renseignement prouvant la connexion entre le groupe et Evgueni Prigojine, un familier de celui qui se trouve aujourd’hui face à lui, de l’autre côté de l’immense table.
Le président français le sait, cette arrivée des mercenaires au Mali qui a précipité le retrait de Barkhane s’est faite avec l’aval du Kremlin. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Emmanuel Macron dénonce cette relation. Il l’a fait voici quelques mois au sujet d’un autre pays africain, la Centrafrique, et son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, l’a lui aussi répété.
Il en faut plus pour déstabiliser Vladimir Poutine. Ce dernier se sait découvert mais protégé. Le groupe Wagner n’a aucune existence légale en Russie, où les sociétés militaires privées sont interdites. Et personne n’a jamais pu mettre la main sur un ordre direct du Kremlin aux mercenaires. Alors le président russe nie. Ce 7 février, la partie de poker menteur continue.
Ivan Maslov, numéro un à Bamako :
Une autre manche s’était déjà jouée à Bamako, le 22 novembre. Cette fois, Abdoulaye Diop, le ministre des Affaires étrangères malien, est aux commandes. À domicile, il a convoqué les ambassadeurs africains accrédités dans son pays pour échanger sur la brouille diplomatique avec la Cedeao, qui s’apprête à alourdir les sanctions infligées au Mali. Le chef de la diplomatie espère calmer le jeu. Il affirme que le président Assimi Goïta et son gouvernement sont prêts au dialogue et réfute toute ingérence extérieure. Pour Bamako, comme pour Moscou, Wagner n’existe pas et les informations selon lesquelles un accord a déjà été passé relèvent de la propagande et d’un acharnement contre le Mali.
Depuis de longs mois, s’appuyant sur un sentiment anti-français en plein essor et diffusant les discours anticoloniaux (…), Moscou et Evgueni Prigojine ont pourtant bien avancé leurs pions en territoire malien. Grâce à son groupe de médias Patriot, à l’association Afric ou à la Fondation russe pour la défense des valeurs nationales, l’homme d’affaires a accordé soutiens et financements à plusieurs figures de la société civile. Adama Ben Diarra, président de l’association Yerewolo, en a notamment profité. Dès janvier 2019, Yerewolo affirmait avoir déposé une pétition de huit millions de signatures à l’ambassade de Russie – où le diplomate Igor Gromyko et sa « cellule d’influence » la suivent de près – pour appeler Moscou à « faire un contrepoids à la Minusma et à Barkhane ».
Ce 22 novembre donc, loin du ministère des Affaires étrangères, un homme est déjà à pied d’œuvre. Il se nomme Ivan Aleksandrovitch Maslov. Cet ancien sous-officier des forces spéciales (les fameuses « spetsnaz ») de la marine russe n’a pas encore quarante ans. Né le 11 juillet 1982 à Arkhangelsk, sur les rives glacées de la baie de la Dvina, dans le nord de la Russie, il a débarqué au Mali dans le courant de l’année 2021. Très discrètement. L’homme ne peut guère se permettre d’être trop aisément identifié : à Bamako, il a été chargé par Evgueni Prigojine, le financier de Wagner, et Dmitri Utkin, numéro deux et chef opérationnel du groupe, de prendre la tête des futures unités de mercenaires.
Un général malien à la manœuvre :
Les services de renseignement occidentaux ont classé ce personnage d’apparence joviale, qui partage volontiers photos de famille et contenus liés aux services de renseignement militaire russe (le fameux GRU) sur ses réseaux sociaux, numéro un dans l’organigramme de Wagner au Mali. À ses côtés, à Bamako, il dispose de deux bras droits, qui l’assistent pour préparer le déploiement du groupe et de ses troupes. Sa devise : « Je préfère être détesté pour ce que je suis plutôt qu’aimé pour ce que je ne suis pas. »
Détesté ou non, Ivan Maslov est en tout cas accueilli en terres maliennes par une figure de haut rang, un officier considéré comme le promoteur le plus zélé de Wagner au sein de l’armée : le colonel Alou Boï Diarra, chef d’état-major de l’Armée de l’air, promu général en janvier dernier.
Avant de jouer les entremetteurs pour les équipes de Prigojine, ce pilote expérimenté, un temps aux manettes du seul Casa C295 de l’armée malienne, a longtemps cultivé une certaine proximité avec la France. Formé en partie à Salon-de-Provence, il aurait aussi été, selon l’une de nos sources, un « correspondant » des services de renseignement français.
Puis viendra le temps des désillusions. L’humiliation de l’armée malienne en 2012, l’arrivée des soldats français qui, de sauveteurs, se transforment progressivement en occupants. Ce militaire au sentiment nationaliste exacerbé le vit mal. Il ne supporte plus l’état de déliquescence de son pays et de son institution. Malin, opportuniste, il se rallie aux meneurs du putsch contre Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), en 2020, puis parvient à se faire une place au sein de la junte. »
« SADIO CAMARA ET ALOU BOÏ DIARRA ONT PLANIFIÉ ET ORGANISÉ LE DÉPLOIEMENT DE WAGNER »
« L’officier se rapproche notamment de Sadio Camara, le russophile ministre de la Défense, décrit par beaucoup comme le véritable homme fort du pays. Formé en Russie, ce colonel de la puissante Garde nationale, le cou souvent ceint d’un chèche beige, est le principal artisan du rapprochement entre Moscou et Bamako. Ces derniers mois, ceux qui patientaient dans son antichambre climatisée voyaient souvent Alou Boï Diarra sortir de son bureau. Durant leurs rendez-vous, derrière la porte matelassée, nul doute qu’il a souvent été question de coopération avec les Russes.
« Sadio Camara et Alou Boï Diarra ont planifié et organisé le déploiement de Wagner au Mali. Le premier en a été le penseur, le second l’exécutant », assure une source française haut placée. Courant 2021, Sadio Camara effectue plusieurs allers-retours en Russie, y compris en juin et en août. Certaines sources assurent que le colonel Diarra était parfois du voyage. Objectif de ces missions : ficeler un accord entre Wagner et les autorités de transition maliennes.
Ballet aérien dans le ciel de Bamako :
À la fin de l’année 2021, à mesure que le fossé se creuse entre les autorités françaises et maliennes, Wagner tisse sa toile sur les terres de Soundiata Keïta. À la manœuvre, encore et toujours : Ivan Aleksandrovitch Maslov. En concertation avec Alou Boï Diarra, l’ancien spetsnaz poursuit ses repérages, organise et planifie l’arrivée des premiers contingents de mercenaires. Selon nos informations, il en réfère directement à son patron, le magnat Evgueni Prigojine, lequel a déjà suivi les opérations africaines de ses hommes en Libye, au Soudan, en Centrafrique ou encore au Mozambique. Dans les derniers jours du mois de novembre, accompagné du chef d’état-major de l’armée de l’air, Maslov se rend notamment à Nara, dans la région de Koulikoro, à Sikasso et à Mondoro, près de la frontière nigérienne.
À l’approche de la Saint-Sylvestre, les premiers mercenaires de Wagner débarquent à l’aéroport de Bamako. Leur nombre ne cessera de croître au fil du mois de janvier. Jusqu’à atteindre, d’après des estimations des services de renseignement français, environ 800 hommes début février – avec pour objectif un millier d’ici la fin du mois. Impossible de connaître précisément leur nationalité, mais la majorité d’entre eux seraient russes ou originaires d’Europe de l’Est et du Caucase. La plupart de ces combattants ont été acheminés au Mali depuis la Libye et la Syrie à bord d’Iliouchine de l’Armée de l’air russe. Ces dernières semaines, ces avions de transport ont multiplié les rotations entre l’aéroport de Bamako et les autres théâtres où opère Wagner.
Beaucoup de ces vols sont passés sous les radars, mais certains ont pu être recensés. Le ballet des Iliouchine II-76, mais aussi des Tupolev-154, un avion-cargo plus massif, se déploie des environs de Moscou à Bamako en passant par la Syrie, la Libye et, parfois, le Soudan. Ainsi, le 18 décembre, l’avion Tu-154 immatriculé RA-85042 s’est envolé à 22h17 de l’aéroport de Chkalovsky, situé à une trentaine de kilomètres au nord-est de Moscou et régulièrement utilisé par l’armée russe. Il s’est dirigé vers la Syrie puis l’Égypte, où il s’est posé dans les environs de la ville méditerranéenne d’Alexandrie. L’appareil a ensuite effectué une rotation en Libye, entre Syrte et Misrata… Avant de se poser à Bamako le 19 décembre, à 22h08.
Un aéroport sous pavillon russe ?
L’aéronef n’y passera qu’un peu plus de cinq heures. À 3h25 du matin, il reprenait la direction de la Syrie puis de la Russie, où il se posait dans la soirée à Chkalovsky. Il est loin d’être le seul à effectuer le voyage. De multiples allers-retours sont en effet organisés par les 223e et 224e unités de vol de l’armée de l’air russe, des entités hybrides public-privé qui assurent le déploiement militaire de la Russie et de ses partenaires privés. Celle-ci dispose d’une flotte d’avions-cargos Tupolev, Antonov ou encore de près de vingt Iliouchine II-76, appréciés pour le transport de troupes. Le 28 janvier dernier, un autre Tupolev (RA-85041) a ainsi une nouvelle fois atterri à Bamako, en provenance de Chkalovsky et après des étapes à Lattaquié, base militaire russe en Syrie, Khartoum – où le groupe Wagner entretient une présence depuis plusieurs années – et Benghazi, en Libye. »
« ILS SE POSENT, DÉCHARGENT ET REPARTENT. C’EST PRESQUE DEVENU UNE ROUTINE »
« Ce genre de circuit, les observateurs de l’aéroport de Bamako ont appris à le connaître. « Ils se posent, déchargent et repartent. C’est presque devenu une routine », explique une source sécuritaire. Une fois sur le tarmac, la plupart des mercenaires rejoignent la base construite par Wagner sur le versant sud-est de la piste d’atterrissage. Avec sa vingtaine de tentes et baraquements, celle-ci constitue une sorte de base arrière logistique de l’organisation dans le pays. À l’autre bout de la piste, un autre bâtiment, à l’abri des regards, sert également aux activités du groupe Wagner : le pavillon présidentiel de l’aéroport.
Construit par des entreprises chinoises, il avait été inauguré par IBK pour le sommet Afrique-France qui s’était tenu à Bamako en 2017. Officiellement, les autorités de transition continuent à s’en servir mais, depuis le mois de décembre et l’apparition de gardes armés barrant sa route d’accès, le doute s’épaissit sur ce qui se passe vraiment entre ses murs.
Loin du tumulte du bâtiment principal de l’aéroport, les passagers peuvent y pénétrer sans être vus. Le bâtiment, décrit comme « immense » par un de ses anciens habitués, dispose de grandes salles, de salons, de sanitaires, de cuisines et même d’appartements privés tout équipés. Bref, de quoi héberger sans problème des invités de marque tels que des responsables de Wagner et une partie de leur matériel. « Les Russes sont parfois accueillis en zone présidentielle », confirme une source sécuritaire malienne, sans plus de précisions (…)
Une fois à Bamako, les mercenaires sont envoyés vers leurs théâtres d’opération, par voie terrestre ou aérienne. Quelques hélicoptères russes de transport de troupes ont notamment été acheminés de Centrafrique au Mali courant janvier. Selon une source à Bangui, les allers-retours sont réguliers depuis le mois de novembre entre le camp banguissois de Kassaï et le Mali. Aleksander Maltsev, commandant des mercenaires basés à Bria, en Centrafrique, a notamment été dépêché au Mali à la fin du mois d’octobre pour travailler avec Ivan Aleksandrovitch Maslov sur le déploiement des troupes en territoire malien.
Début février, environ 200 éléments de Wagner étaient présents sur la base de Bamako, 150 à Sikasso et 150 autres à Tombouctou où – ironie de l’Histoire – ils ont pris leurs quartiers dans l’ancienne enceinte française. Fin janvier, ils ont commencé à patrouiller aux alentours de la « ville aux 333 saints », mais sans y engager encore de combats avec les groupes jihadistes. Ils ont aussi démarré la formation des Forces armées maliennes (Famas) à Diabali, dans la région de Ségou.
Surtout, les mercenaires ont commencé à passer à l’action dans le centre du pays. Près de 300 d’entre eux sont ainsi répartis entre Mopti et un poste avancé situé à Sofara, d’où ils mènent leurs missions de sécurisation – dont certaines sous couvert de l’opération Keletigui, déclenchée en décembre par l’armée malienne. Sur le terrain, les combattants de Wagner et les Famas forment des unités conjointes. La plupart du temps, elles sont composées d’une cinquantaine d’hommes de chaque bord. Parmi les unités maliennes déployées avec Wagner se trouve notamment le Bataillon autonome des forces spéciales (BAFS), dont est issu un certain… Assimi Goïta. Quant au matériel, les membres de Wagner disposent de leur propre armement, de moyens d’interception de communications et de drones d’observation, mais ils se déplacent souvent à bord des Typhoon ou autres blindés des Famas pour rester (relativement) discrets.
À la fin du mois de janvier, plusieurs opérations impliquant des mercenaires ont été recensées par les services français. Dans le cercle de Niono et à Diabali, mais essentiellement dans les zones de Sofara, Bandiagara et Bankass. Ils y procèdent à des patrouilles de repérage, et sont parfois dotés d’un appui aérien – des hélicoptères, donc, mais aussi de petits avions. Au sol, ils traquent les membres des groupes jihadistes ou ceux qu’ils suspectent d’en être (…)
Quid des pertes côté Wagner ?
Difficile d’en donner une estimation précise. Plusieurs de leurs hommes ont été blessés dans des combats ou après le passage de leurs convois sur des IED. Certaines sources évoquent également des morts, sur la foi de sacs mortuaires aperçus dans des hélicoptères allant de Mopti-Sévaré à Bamako. Mais, bien évidemment, aucune annonce officielle n’a été faite. Les décès au sein du groupe sont traités dans la plus grande discrétion, les sociétés d’Evgueni Prigojine se chargeant de dédommager d’une faible somme les familles des disparus. Une manière, également, d’acheter le silence des intéressés et d’entretenir le mythe de toute-puissance des mercenaires (…)
Peu importe le coût. Pour les autorités de transition, il faut désormais montrer qu’elles ont eu raison de mettre les Français à la porte et de faire appel à Wagner. D’où leur volonté d’afficher rapidement un bilan de la coopération avec leur nouveau partenaire dans le centre du pays (…)
Dans l’esprit de certains membres de la junte, et notamment de Sadio Camara, la tentation de déployer ces alliés dans le Nord est réelle. »
« AVEC, POUR OBJECTIF ULTIME, LA RECONQUETE DE KIDAL, DONT LA PRISE PAR LES EX-REBELLES TOUAREGS N’A JAMAIS ETE DIGEREE »
« En plus de Tombouctou, où leurs hommes sont déjà présents, des responsables de Wagner se seraient aussi rendus à Gao pour y effectuer des repérages début janvier. Si les contingents français et européens sont sur le départ, les Casques bleus de la Minusma, principalement présents dans le Nord, restent, eux, sur ce terrain miné. Pour l’instant, aucun accrochage n’a eu lieu avec les troupes de Wagner. Mais des cadres onusiens le redoutent et s’inquiètent de cette cohabitation. »
« LE BURKINA FASO ET LE NIGER, PROCHAINES CIBLES DE WAGNER ? »
Quant aux Français et à Emmanuel Macron, ils craignent désormais un phénomène de contagion. Après avoir sous-estimé celle-ci quand Wagner prenait pied en Centrafrique, puis après avoir pensé, à tort, qu’une répétition du scénario centrafricain était peu probable au Mali, ils ont désormais les yeux braqués sur le Burkina Faso et le Niger, cibles toutes désignées des ambitions wagnériennes et où le sentiment anti-français est déjà bien présent.
Comme naguère les dirigeants soviétiques s’inquiétaient d’un effet domino renversant les unes après les autres les républiques sœurs d’Europe de l’Est, les Occidentaux et leurs alliés surveillent aujourd’hui un autre risque de réplique en Afrique de l’Ouest. Interrogé récemment par Jeune Afrique sur l’arrivée de Wagner à Bamako, le président nigérien avait estimé que celle-ci n’était « pas la solution ». »
« RUSSIE-MALI : QUI SONT LES RELAIS DU SOFT-POWER DE MOSCOU A BAMAKO ? »
(Jeune Afrique, 22 novembre 2021)
« L’annonce de la possible arrivée de la société de sécurité russe Wagner au Mali fait polémique. Ce n’est pourtant que le dernier acte de l’offensive médiatique, discrète et déterminée, que mène Moscou dans le pays. Au grand dam de la France.
Il est 14 heures, ce vendredi 29 octobre, et le goudron est brûlant à Bamako. Alors que les mosquées se vident, des milliers de personnes convergent vers la place de l’Indépendance. Dans les cortèges qui les conduisent au point de rassemblement, le drapeau russe épouse les couleurs nationales. « Dégage la France », « Vivement la venue des Russes. Mot d’ordre des Maliens », peut-on lire sur certaines affiches et pancartes fièrement brandies par les manifestants.
Slogans hostiles :
Les slogans hostiles à la France et à la force militaire Barkhane succèdent aux discours souverainistes, qui glorifient Assimi Goïta, le président de la transition. La place de l’Indépendance et ses abords deviennent noirs de monde. Jamais on n’avait assisté à pareil rassemblement depuis la chute du président Ibrahim Boubacar Keïta, le 18 août 2020. Cette fois, les manifestants ne battent pas le pavé contre un régime mais en faveur du gouvernement de transition. Le mouvement Yerewolo-Debout sur les remparts, à l’initiative de cette mobilisation, est connu pour son hostilité à la présence française au Mali, à laquelle elle préfère une collaboration avec la Russie. »
« NOUS REFUSONS LE DIKTAT DE LA FRANCE ET DE LA CEDEAO », LANCE LE PORTE-PAROLE DU MOUVEMENT YEREWOLO.
« À la tribune, des membres du Conseil national de transition (CNT) côtoient des cadres du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) et des figures de proue de Yerewolo, dont son porte-parole, Adama Diarra, dit « Ben le Cerveau ».
En bamanankan et parfois même en russe, ces protagonistes haranguent la foule. « Nous refusons le diktat de la communauté internationale, particulièrement celui de la France et de la Cedeao », lance Pape Diallo, le secrétaire à la communication de Yerewolo-Debout sur les remparts. Le ton est donné. »
« LE PREMIER DIPLOMATE À AVOIR ÉTÉ REÇU PAR LES PUTSCHISTES A ÉTÉ IGOR GROMYKO, L’AMBASSADEUR DE RUSSIE »
« Cette manifestation pro-gouvernementale prend des apparences de référendum pour ou contre la venue de la nébuleuse Wagner. À la mi-septembre, alors que les forces de Barkhane s’apprêtaient à passer le relais aux Forces armées maliennes (FAMa) dans les zones de Tessalit, Tombouctou et Gao, la nouvelle qu’un contrat serait peut-être signé entre la société privée russe Wagner et l’État malien a autant inquiété que mécontenté les pays occidentaux, France en tête.
Farouchement opposé à cette initiative, Emmanuel Macron a, par la voix de Florence Parly, sa ministre des Armées, fait passer un message clair. « Si le Mali s’engage dans un partenariat avec des mercenaires, il s’isolera et perdra le soutien de la communauté internationale, qui est pourtant très engagée », a prévenu cette dernière.
Équipements militaires :
Engagée aux côtés de Bamako, la Russie l’est déjà. Et elle l’a fait savoir dès les premiers jours de la chute d’IBK. Le premier diplomate à avoir été reçu par les putschistes, réunis au sein du Conseil national pour le salut du peuple (CNSP), a été Igor Gromyko, l’ambassadeur de la Fédération de Russie au Mali, le 21 août 2020. Une visite remarquée, mais dont rien n’a filtré. Peu bavard, Igor Gromyko avait été lapidaire devant les caméras : « Nous avons discuté de la sécurité ».
Mais de quelle sécurité parlait-il alors ? De la livraison prochaine d’équipements militaires russes (quatre hélicoptères MI-171 et des armes ont effectivement été livrés un an plus tard) ? Le nom de Wagner avait-il déjà été évoqué au cours de cette entrevue ? Officiellement, Moscou veut s’en dissocier : « [Wagner] n’est pas l’État. C’est une entreprise privée liée à l’extraction de ressources énergétiques, d’or ou de pierres précieuses. Si ses intérêts entrent en conflit avec ceux de l’État russe […], nous devrons réagir et nous le ferons », s’était contenté de déclarer, à la fin d’octobre, le président Vladimir Poutine. Néanmoins, à la lumière de ce qu’il se passe en République centrafricaine, difficile, aujourd’hui, de tracer une frontière entre cette entreprise détenue par Evgueni Prigojine – un oligarque proche de Poutine – et le Kremlin.
Depuis le sommet de Sotchi, en 2019, l’une des stratégies de Moscou pour accroître son influence en Afrique consiste à cibler et à financer des leaders d’opinion. Au Mali, Wagner a déjà déployé sa propagande à travers des relais tels que Yerewolo.
En septembre dernier, alors que l’opinion malienne se demandait encore si le fameux contrat avait été signé, Ben le Cerveau, le leader du mouvement, avait confirmé : « Cinquante experts militaires russes sont au Mali depuis plus d’un mois. Ils ont rendu un rapport d’expertise ».
Cet activiste, par ailleurs membre du CNT, avait ajouté : « Dans le contrat, [les experts russes] ont assuré qu’ils mettraient fin à la guerre au Mali dans un délai de six mois. C’est ce qui est convenu entre nous et la Russie. C’est ce qui est la vérité. » Propagande, ou information sérieuse ? Depuis quelques années, Ben le Cerveau s’est fait une notoriété en surfant sur le mécontentement populaire lié à l’enlisement du conflit et en appelant de ses vœux une intervention militaire russe. Laquelle, prétend-il, serait plus efficace que celle des forces de Barkhane.
Au sein de Yerewolo, d’autres personnalités jouent leur partition. AMINA FOFANA, ELLE AUSSI MEMBRE DU CNT, est de ceux-là. »
* « En janvier 2021, lors d’un passage sur Afrique Media, une chaîne camerounaise qui passe pour faire de la propagande prorusse et dont les contenus sont massivement relayés par les antennes de Yerewolo,
elle a fait parler d’elle en accusant la France d’avoir menti sur les raisons qui avaient conduit à la mort du brigadier-chef Tenerii Mauri et des chasseurs de première classe Dorian Issakhanian et Quentin Pauchet. En décembre 2020, ces trois militaires français étaient décédés dans l’explosion de leur blindé, qui avait roulé sur un engin artisanal, entre Hombori et Gossi.
Si les tensions entourant l’arrivée de Wagner ont exacerbé cette guerre de la communication, l’influence russe au Mali ne date pas d’aujourd’hui. Avant la montée en puissance de Yerewolo, le Groupe des patriotes du Mali (GPM) était déjà à l’œuvre. »
« LE GROUPE DES PATRIOTES DU MALI SURFE SUR LES FRUSTRATIONS QUOTIDIENNES DE LA POPULATION. »
En janvier 2019, ce groupe affirmait avoir déposé à l’ambassade de Russie à Bamako une pétition comportant 8 millions de signatures et réclamant un accroissement de la coopération entre les deux pays. Il s’agissait de « faire contrepoids à la Minusma et à Barkhane », expliquait à Jeune Afrique Tania Smirnova, chercheuse au Centre FrancoPaix (Montréal). « Les militants du GPM surfent sur les frustrations quotidiennes de la population », avait-elle ajouté.
S’il est difficile de prouver que la Russie soutient activement ses activités, des sources indiquent qu’en juin dernier des personnalités du Groupe auraient rencontré l’ambassadeur Gromyko.
Réseau Prigojine :
Toujours depuis le sommet de Sotchi, Moscou a lancé une vaste campagne de recrutement, par le biais d’outils de soft power appartenant au réseau Prigojine. Celui-ci organise régulièrement des conférences et des séminaires avec des leaders d’opinion pro-russes. Ces rencontres sont souvent pilotées par des institutions telles que l’Association for Free Research and International Cooperation (Afric) ou la Fondation de la protection des valeurs nationales. Lors de ces séminaires, il n’est pas rare d’apercevoir des figures de proue de la lutte contre la France-Afrique (…)
NOMBRE DE MÉDIAS RUSSES SE SONT DOTÉS D’UNE ÉDITION FRANÇAISE POUR TOUCHER LE PLUS DE LECTEURS POSSIBLE EN AFRIQUE.
À Bamako, l’African Back Office, un think tank informel lancé par Prigojine, « propose des leitmotiv qui viennent se greffer sur les nationalismes locaux », confie un observateur des mouvements sociaux au Mali.
Mali : « La Russie inspire plus confiance que les anciennes puissances coloniales »
Nombre de médias russes se sont par ailleurs dotés d’une édition francophone pour toucher le plus de lecteurs possible en Afrique. Cette stratégie s’est révélée payante au Mali.
# ALLER PLUS LOIN :
LES RESEAUX D’INFLUENCE RUSSES EN AFRIQUE,
LES ETUDES DE AUDINET, LIMONIER ET LARUELLE …
« Dans une étude parue en juillet 2021, portant sur « les pratiques et récits d’influences informationnelles russes en Afrique subsaharienne », le chercheur français Maxime Audinet a montré qu’en 2020, avec 16 628 visites par mois, le Mali est de loin le pays d’Afrique francophone où le site Russia Today France a été le plus consulté. Durant la même période, l’audience de Sputnik France a fortement crû dans le pays, avec 107 360 visites par mois, juste derrière le Cameroun. »
Maxime Audinet a été est chercheur au Centre Russie/NEI de l’Ifri entre 2018 et 2020. Ses recherches portent sur l’influence extérieure de la Russie post-soviétique et son interprétation du « soft power », à travers les pratiques et les acteurs d’une politique de diplomatie publique reconfigurée par le gouvernement au milieu des années 2000 (médias internationaux, diplomatie culturelle). Il a réalisé dans ce cadre plusieurs terrains de recherche en Russie et a enseigné à Sciences Po Paris et à l’Université Paris Nanterre de 2016 à 2018. Ses recherches actuelles portent sur les acteurs, les pratiques et les modes de diffusion de l’influence en contexte autoritaire, en particulier dans les champs médiatique et informationnel. Elles prolongent ses travaux doctoraux sur la sociologie de la diplomatie publique russe à l’ère post-soviétique.
* « LE LION, L’OURS ET LES HYÈNES ».
ACTEURS, PRATIQUES ET RÉCITS
DE L’INFLUENCE INFORMATIONNELLE RUSSE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE FRANCOPHONE (EXTRAITS)
(Juillet 2021, Étude 83, IRSEM, Maxime Audinet)
« Après un désengagement brutal à la chute de l’Union soviétique, la Russie reprend pied en Afrique depuis la fin des années 2000. En octobre 2019, le sommet de Sotchi a matérialisé ce retour en force. Si la coopération militaro-technique est le principal marqueur de cette présence rehaussée, l’influence
informationnelle déployée par la Russie sur le continent mérite une attention particulière, tant son empreinte s’est élargie et diversifiée ces dernières années. Cette étude met en lumière ses pratiques et son écosystème disparate, ainsi que les contenus
produits et diffusés par ses acteurs étatiques, non étatiques et sous-traitants en Afrique subsaharienne francophone. Alors que le président de la République a dénoncé fin 2020 la manière dont
Moscou « jou[ait] sur le ressentiment post-colonial » en Afrique pour y attiser un sentiment antifrançais, nous examinons les efforts de diplomatie publique, les opérations de désinformation et les « entreprises d’influence » conduites par les acteurs russes à des fins de dénigrement ou de légitimation. L’étude
propose une méthode originale fondée sur l’analyse textuelle et lexicométrique, à partir de deux cas emblématiques : la couverture de l’opération Barkhane et le traitement des actualités en
République centrafricaine.
« UNE POLITIQUE AFRICAINE DE LA RUSSIE DOMINÉE PAR SON HARD POWER »
Après un retrait progressif durant la perestroïka et un désengagement brutal à la chute de l’Union soviétique, la Russie a repris pied sur le continent africain depuis la fin des années 2000, principalement dans le domaine de la coopération militaro-technique. Dans le contexte de la crise ukrainienne et des sanctions occidentales émises à la suite de l’annexion de la Crimée, cette présence réhaussée a d’abord été motivée par la nécessité pour la Russie de trouver de nouveaux partenaires économiques. En octobre 2019, le sommet Russie-Afrique de Sotchi a été l’occasion de matérialiser ce retour en force, alors que l’Afrique occupait une place marginale dans la dernière doctrine russe de politique étrangère de 2016. Moscou s’y est affiché aux yeux des 43 chefs d’État et de gouvernement africains présents comme un partenaire économique pragmatique (à commencer par le marché de l’armement), un prestataire de sécurité compétent
dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, ainsi qu’une digue contre les tentatives de déstabilisation – « printemps arabes », « révolutions de couleur » ou renverse ment des régimes en place – aiguillonnées par les pays occidentaux.
Le groupe Wagner, dont les mercenaires ont été identifiés au Soudan et en RCA dès 2018, est aujourd’hui l’un des acteurs les plus emblématiques de cette coopération. En revanche, l’Afrique subsaharienne est l’une des régions du monde où les capacités de soft power de la Russie et son dispositif de diplomatie publique sont les moins développés. Moscou cherche encore à faire fructifier l’héritage immatériel de son soutien aux luttes anticoloniales et anti-impérialistes pendant la guerre froide ; mais sa diplomatie culturelle repose essentiellement sur les structures vieillissantes des sociétés d’amitié
Soviétiques (…) Le maillage de l’écosystème médiatique international mis sur pied par la Russie à partir du milieu des années 2000, sur lequel nous revenons dans cette étude, est aussi beaucoup moins dense en Afrique subsaharienne que d’autres régions, y compris en Afrique du Nord. Depuis une
dizaine d’années, en revanche, les universités russes, à commencer par celle de l’Amitié des peuples (RUDN), accueillent chaque année entre 7 000 et 9 000 étudiants originaires d’un pays d’Afrique subsaharienne, soit un niveau comparable à celui des
années 1980 (…)
« L’INFLUENCE INFORMATIONNELLE RUSSE EN AFRIQUE : ÉTAT DE LA RECHERCHE »
À cheval sur les puissances « douce » et « dure », l’influence informationnelle de la Russie en Afrique, de même qu’en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, a été relativement peu étudiée jusqu’à une période récente. La situation peut sembler paradoxale à double titre. D’une part, les États du tiers-monde représentaient une cible prioritaire de la propagande et des opérations informationnelles qui accompagnaient l’expansion politique et idéologique de l’Union soviétique durant la guerre froide ;
l’opportunité pour la Russie post-soviétique de s’appuyer sur ce savoir-faire historique et de réactiver ses méthodes mérite d’être interrogée, parallèlement à la relance de sa politique africaine.
D’autre part, même si l’espace post-soviétique, les pays occidentaux et le Moyen-Orient sont aujourd’hui les principaux espaces de projection de la diplomatie publique russe, ses acteurs manifestent l’ambition de l’étendre sur le continent africain depuis le milieu des années 2010, sans toutefois en détailler les réalisations objectives.
Des travaux précurseurs ont été menés depuis 2018. Kevin Limonier a ainsi proposé une cartographie de la propagation des contenus francophones produits par RT et Sputnik – les deux principaux ,représentants de l’audiovisuel extérieur public de
la Russie – sur les réseaux numériques africains. Limonier établit une typologie des « relais informationnels » (plateformes d’intermédiation, agrégateurs de contenus, sites généralistes
ou militants, blogs) qui reprennent les contenus produits par ces deux médias, dopent leur visibilité et accroissent leur notoriété en Afrique. Dans un contexte de numérisation généralisée de la presse sensationnaliste – ou « presse jaune » – en Afrique,
la majorité des 622 sites identifiés relaie les articles de RT et Sputnik de manière indistincte, à des fins lucratives ou d’autolégitimation, et les considère comme des sources « normales ». D’autres le font de manière plus active, par affinité éditoriale ou pour appuyer un agenda politique local, notamment en Algérie, au Cameroun ou en Côte d’Ivoire18. Citons, parmi les sites-relais généralistes populaires, mediacongo.net en République démocratique du Congo (RDC), bamada.net au Mali ou senegalinfos.
com au Sénégal ; et parmi les sites militants, « alternatifs » ou complotistes, afriquemedia.tv (le site de la chaîne anti-impérialiste se réclamant du panafricanisme Afrique Media, installée à
Douala et très critique de la présence française) et africa24.info (très consulté en Côte d’Ivoire). Cette étude prolonge ce « premier déblayage » en mettant en lumière l’écosystème hétérogène de l’influence informationnelle russe en Afrique subsaharienne francophone (ASF), ainsi que les contenus produits et diffusés par ses acteurs.
Nous soulevons trois questions de recherche. Sur quelles pratiques d’influence la Russie s’appuie-t-elle dans l’espace informationnel africain. Kevin Limonier, « Diffusion d francophone (Q1) ? Quels récits20 dominent dans les contenus produits, notamment lorsqu’il s’agit de couvrir la présence française et la présence russe dans la région (Q2) ? Les jugements de valeur et les tonalités utilisés varient-ils en fonction de la place des producteurs de contenus sur le spectre de l’influence informationnelle (voir infra) (Q3) ?
« LE CADRE INSTRUMENTAL : DIPLOMATIE PUBLIQUE, PROPAGANDE ET OPÉRATIONS INFORMATIONNELLES »
L’influence informationnelle – à ne pas confondre avec le même concept inventé par Deutsch et Gerard en psychologie sociale – est une notion instrumentale empruntée au champ académique et au discours politique russes [informatsionnoïe vozdeïstvie]. Très utilisée dans les dernières doctrines, elle présente
l’avantage d’embrasser l’ensemble des pratiques d’influence qui mobilisent des ressources et des technologies informationnelles pour atteindre une cible ou obtenir un résultat. Nous en proposons ici une représentation spectrale, inspirée des travaux de Steven Lukes et Joseph Nye sur les « trois faces »
de la puissance et le soft power. Ce spectre de l’influence informationnelle s’étend de ses modes de conduite les plus coercitifs aux plus incitatifs et intègre les pratiques et les acteurs qui leur sont associés. Malgré son caractère parcellaire, ce schéma pourrait servir de base à un effort de typologie plus détaillé.
L’étendue des pratiques étudiées dans ce travail sur l’influence informationnelle russe en ASF concerne la diplomatie publique médiatique et la propagande. La diplomatie publique médiatique désigne les « efforts planifiés d’un gouvernement pour influencer une opinion publique étrangère à travers des canaux médiatiques, y compris des médias rétribués, acquis, possédés ou partagés, dans le but de susciter une adhésion à ses objectifs de politique étrangère » (Guy J. Golan, et al., « Mediated Public Diplomacy Redefined: Foreign Stakeholder Engagement via Paid, Earned, Shared, and Owned Media », American Behavioral Scientist, 63:12, 2019, p. 1670). La diplomatie publique et la propagande ont le même objectif mais se distinguent sur le mode de communication à l’œuvre. Alors que la propagande est un processus à sens unique, qui verrouille chez son destinataire toute possibilité de réponse et de délibération, la diplomatie publique est une
« rue à double sens », un processus de persuasion par le dialogue et l’interaction, selon Jan Melissen (« Wielding Soft Power: The New Public Diplomacy »,
Clingendael Diplomacy Papers, 2, mai 2005, p. 19-22). Rhonda Zaharna ajoute que la propagande manipule délibérément son message en dissimulant certains aspects et en forçant son audience à accepter le message ; plus transparente, la lesquels jouent les médias russes internationaux, ainsi que la
partie la plus visible des opérations d’influence et de désinformation menées par les acteurs russes en ASF. Ces pratiques sont celles qui produisent le plus de données accessibles pour le chercheur. Si celles-ci prennent majoritairement place dans l’espace numérique, d’autres canaux traditionnels sont abordés, comme la télévision et la radio. Nous revenons sur la place qu’y occupe l’écosystème médiatique d’État russe et sur CERTAINES « ENTREPRISES D’INFLUENCE », MENEES EN PARTIE EN AFRIQUE PAR DES ACTEURS NON ETATIQUES ; nous analysons ensuite les contenus produits par les rédactions francophones de RT et Sputnik (…) Sont donc exclues du champ de recherche les pratiques non informationnelles de l’influence russe en Afrique, comme sa diplomatie culturelle, sa présence économique ou son action
strictement militaro-sécuritaire (opérations spéciales, formation, protection de personnalités, etc.). Faute d’accès aux données, les pratiques informationnelles qui ne sont pas à l’origine de contenus immédiatement attribuables (production et/ou diffusion) à des acteurs russes – comme une campagne clandestine de désinformation en ligne – ne sont pas non plus incluses dans la deuxième partie.
« L’ÉCOSYSTÈME INFORMATIONNEL
RUSSE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE
FRANCOPHONE : ACTEURS ET PRATIQUES »
Cette partie examine les deux pratiques principales de l’influence informationnelle russe en ASF : sa diplomatie publique et sa propagande médiatiques, officielles et ouvertes ; SES OPERATIONS D’INFLUENCE ET DE DESINFORMATION, NON OFFICIELLES (VOIRE PRIVEES), sous-traitées et moins directement visibles. Elle tente ce faisant de
mettre en évidence la pluralité et la relative flexibilité des acteurs impliqués, avant d’analyser par la suite leurs contenus.
« L’EMPREINTE AFRICAINE DES MÉDIAS RUSSES INTERNATIONAUX »
L’audiovisuel extérieur public russe contemporain a été édifié en deux temps. Sa première pierre, la chaîne Russia Today, a été posée en 2005 sur des fondements modestes, à l’initiative de l’administration du président Poutine. Quinze ans plus tard, le réseau RT s’est imposé comme le principal acteur de l’influence informationnelle de la Russie, avec trois chaînes d’information installées dans ses locaux moscovites (RT International, RT Arabic, RT en Español), trois chaînes locales basées à Washington (RT America), Londres (RT UK) et Paris (RT France)1, six sites d’information en ligne, une chaîne documentaire, une agence de vidéo à la demande (Ruptly) et plusieurs dizaines de comptes,
très prolifiques, sur les réseaux sociaux. Son budget considérable de 330 millions d’euros en 2020 en fait aujourd’hui l’un des grands acteurs de l’espace médiatique international. L’agence Sputnik, lancée au cœur de la crise ukrainienne à la fin de l’année 2014, est le deuxième pilier de ce dispositif. Avec
trente sites multilingues (dont le français, l’anglais, le portugais, l’arabe et l’espagnol), Sputnik est la branche internationale (…) l’agence fédérale Rossia Segodnia, fondée en décembre 2013 à la suite d’une restructuration controversée ayant abouti à la
disparition de l’agence de presse RIA Novosti et de La Voix de la Russie. Sputnik est en cela l’héritière du Sovinformburo et de Radio Moscou à l’époque soviétique : la radio internationale soviétique diffuse d’ailleurs vers l’Afrique en français et en
anglais dès la fin des années 1950 (…) RT, et dans une moindre mesure Sputnik, se présentent aujourd’hui moins comme des sources russes à l’étranger que comme des médias transnationaux « alternatifs », qui « dévoil[ent] ce dont les autres ne parlent pas » et invitent à « ose[r] questionner », selon leurs devises respectives. Cette posture se traduit par une ligne éditoriale composite, critique
de « l’Occident libéral » mais compatible avec la ligne officielle russe, sympathisante du souverainisme eurosceptique et de la gauche anti-impérialiste latino-américaine, attirée par les événements de crise et les actualités sensationnalistes qui affichent des fractures sociales à l’écran. Plus qu’aucun autre instrument de diplomatie publique, ces médias véhiculent une orientation négative du soft power russe qui cherche davantage à dénigrer
l’adversaire qu’à renforcer la « puissance d’attraction » de la Russie à l’étranger (…)
« LES MEDIAS RUSSES EN ASF : UN MEILLEUR MAILLAGE DE SPUTNIK FRANCE »
Lors de la création des sites Sputnik France et RT en français en 2014 et 2015, et à plus forte raison avec le lancement de la chaîne RT France fin 2017, les audiences françaises apparaissent comme les
plus ciblées. Pourtant, leurs rédactions, soutenues par les autorités russes, affirment rapidement vouloir étendre leur portée à d’autres espaces francophones, en Belgique, en Suisse, au Québec et en Afrique, qui représentent leur réservoir d’audience le moins exploité et le plus prometteur. Ce ciblage vise d’abord le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, en coopération avec les versions arabophones de RT et Sputnik (…)
« DES AUDIENCES LIMITEES EN AFRIQUE FRANCOPHONE »
La meilleure implantation de Sputnik France se ressent autant sur la masse des contenus diffusés que sur leurs audiences en ligne. Contrairement à RT France, Sputnik France dispose d’un onglet « Afrique » sur sa page d’accueil et produit cinq à six fois plus de contenus consacrés aux actualités africaines sur son site. L’outil Television Explorer permet en outre de constater que letemps d’antenne accordé par la chaîne anglophone de RT aux actualités africaines semble proche de celui de BBC
News, mais nettement inférieur à ceux d’Al Jazeera
et de la Deutsche Welle, mieux implantés
sur le continent (…)
« LES OPÉRATIONS D’INFLUENCE RUSSES EN ASF »
Au-delà de ces pratiques les plus ouvertes de l’influence informationnelle russe, nous revenons dans cette section sur un autre versant du spectre, plus furtif, qui comprend les opérations d’influence et de désinformation menées par des acteurs russes en Afrique subsaharienne francophone. Menée à partir de sources secondaires, cette partie de l’étude met surtout en évidence L’IMPORTANCE DES ACTEURS NON ETATIQUES, DES « ENTREPRENEURS D’INFLUENCE».
Laruelle et Limonier définissent LES ENTREPRENEURS D’INFLUENCE RUSSES EN AFRIQUE comme des acteurs qui « cherchent à tirer un bénéfice du capital économique et politique qu’ils investissent tout en accompagnant le retour de l’influence russe en Afrique » (…) les entrepreneurs d’influence « agissent [aussi] comme des sous-traitants au service des intérêts russes, permettant ainsi aux autorités de maintenir un déni plausible sur l’origine de certaines activités » (« Russia’s
African Toolkit).
« EN HERITAGE : LES « MESURES ACTIVES » DU KGB EN AFRIQUE FRANCOPHONE »
Durant toute la période de la guerre froide, les « mesures actives » (aktivnye meropriatia) représentent l’une des activités phares de la Première direction générale (PGU) du KGB, en charge de l’espionnage et du renseignement extérieur (…) ces opérations constituent même, à la
différence du recueil d’informations, « le cœur et l’âme du renseignement soviétique ». Les officiers du Service A de la PGU, fondé en 1966 sur une structure élargie du Département D (pour dezinformatsia), sont responsables de l’élaboration des mesures actives, selon les directives définies par le Politburo. Avec l’aval du Comité central, ces mesures sont ensuite diffusées ou mises en œuvre par la ligne PR (« renseignement politique ») des résidences du KGB à l’étranger. Des mesures actives sont délivrées au début des années 1970 dans
les Dictionnaires du renseignement et du contre-espionnage. L’entrée « mesures actives » du dictionnaire du renseignement les présente comme des « mesures opérationnelles destinées [non seulement] à exercer une influence profitable sur
les éléments les plus dignes d’intérêt de la vie politique d’un pays cible, sur sa politique étrangère, sur la résolution de problèmes internationaux, [mais aussi] à induire l’adversaire en erreur, à saper et à affaiblir ses positions, à perturber ses plans hostiles » (…) : « Affaiblir les positions politiques, militaires, économiques et idéologiques du capitalisme
[et] saper ses plans agressifs, afin de créer des conditions favorables à la réussite de la politique étrangère soviétique et d’assurer la paix et le progrès social. »
« LES CAMPAGNES CONTEMPORAINES : LE CAS DES « ENTREPRISES D’INFLUENCE » D’EVGUENI PRIGOJINE EN AFRIQUE FRANCOPHONE »
Les opérations d’influence informationnelle menées sur le continent africain par le Service du renseignement extérieur russe (SVR), héritier institutionnel de la PGU, restent à ce jour méconnues. Plusieurs entreprises d’influence menées par des acteurs russes NON ETATIQUES EN AFRIQUE ont en revanche été répertoriées
depuis 2018. Ces initiatives externalisées, dont les autorités russes affirment régulièrement n’avoir pas connaissance, sont menées à des fins politiques ou lucratives. Elles sont souvent sponsorisées
par des hommes d’affaires russes, connus pour leur proximité avec le pouvoir. Konstantin Malofeïev est l’un d’entre eux (…) Toutefois, la paternité des opérations d’influence et de désinformation rappelant le plus les mesures actives revient
à une autre figure majeure, celle d’Evgueni Prigojine. L’homme d’affaires, qui a construit sa fortune en Russie dans l’industrie de la restauration et des cantines scolaires, est aussi le principal financeur de la SMP Wagner, du site d’information pro-pouvoir RIA FAN et de l’Internet Research Agency (IRA), l’« usine à trolls » de Saint-Pétersbourg. Depuis 2016, Prigojine, les entités
qu’il contrôle et ses associés ont fait l’objet d’une salve de sanctions ciblées de la part des États-Unis – le FBI a même émis un mandat d’arrêt contre l’oligarque – et de l’Union européenne, tant pour leur rôle dans les ingérences informationnelles de la
Russie dans les élections américaines que pour les actions du groupe Wagner en Afrique. Bien qu’externalisées, les activités de Prigojine seraient conduites, selon le site d’investigation Bellingcat, en étroite coopération avec la Direction du renseignement militaire (GRU), le service de renseignement du ministère russe de la Défense. Nous nous concentrons là encore sur les ramifications informationnelles de ces entreprises en Afrique subsaharienne francophone. D’autres opérations liées à Prigojine, mais qui ne relèvent pas directement de l’influence informationnelle, ont été documentées dans la presse d’investigation russe indépendante (…)
« UNE INFILTRATION DES ECOSYSTEMES MEDIATIQUES ET MILITANTS EN ASF »
Un premier mode opératoire propre à l’influence informationnelle consiste à agir directement sur le paysage médiatique du pays ciblé. Marqué par une profonde précarité économique et des exigences déontologiques bancales, l’écosystème médiatique
centrafricain a été particulièrement touché par cette entreprise de pénétration. Dès le début de l’année 2018, parallèlement au déploiement des instructeurs et mercenaires russes dans le pays, les acteurs de l’influence informationnelle russe ont cherché à
capitaliser sur la fragilité de ce paysage médiatique pour l’instrumentaliser à leur avantage. C’est d’abord le cas de la radio, qui demeure le principal
média de masse dans le pays. En novembre 2018, une nouvelle station, Radio Lengo Songo, est lancée à Bangui avec une capacité d’émission dans un rayon de cent kilomètres autour de la capitale. Selon le journaliste Saber Jendoubi, cette radio privée,
promue sur les panneaux publicitaires de la ville, est entièrement financée par Lobaye Invest, la société de prospection minière à l’origine du dessin animé décrit au début de cette étude. Le site RIA FAN, étendard de l’écosystème médiatique de Prigojine,
est l’un des rares sites renvoyant régulièrement vers les articles de Radio Lengo Songo. Celle-ci émet en français et en sango et se présente comme la « radio de la paix et de la réconciliation nationale ». Plusieurs journalistes locaux y ont été embauchés,
et les propos des principales figures de la présence russe sur place (Vladimir Titorenko, Valeri Zakharov, Mikhaïl Chougaleï, Aleksandr Ivanov, voir infra) y sont régulièrement rapportés.
S’il est impossible d’écouter ses podcasts, son site témoigne d’une ligne éditoriale assurément alignée sur l’agenda gouvernemental, très favorable à la présence russe et ouvertement hostile à la présence française et à la mission de l’ONU en RCA, la
MINUSCA. L’intonation anti-française de Radio Lengo Songo semble être montée d’un cran depuis le début du printemps 2021 : « La population se réjouit : la France va quitter la Centrafrique », titre cet article du 19 mai 2021, en précisant que les Centrafricains « organisent des manifestations gigantesques contre la présence française dans leur pays et se trouver en République centrafricaine
est devenu dangereux pour tous ceux qui ont la nationalité française ». Au moment d’achever cette étude, de nombreux articles sortent sur son site pour dénoncer une enquête de RFI publiée en
mai 2021 sur les exactions du groupe Wagner en Centrafrique : la radio française y est présentée comme une « propagande néocoloniale » qui « corrompt des témoins pour jeter le discrédit
sur les FACA [les Forces armées centrafricaines] et leurs alliés russes (7 mai 2021) (…)
ANALYSER L’INFLUENCE INFORMATIONNELLE RUSSE PAR SES CONTENUS : DES RÉCITS « ANTIFRANÇAIS » ET « PRORUSSES » ?
Lors de la session déjà mentionnée du sommet de Sotchi, Mikhaïl Bogdanov suggérait que « l’expansion du réseau de correspondants des médias russes, y compris dans les États africains, pourrait affecter en profondeur l’uniformité du champ
informationnel mondial ». Ciblant implicitement les grandes agences de presse et médias internationaux occidentaux, mieux implantés en Afrique, Bogdanov jugeait cet espace « rempli d’informations unilatérales, pas toujours objectives et parfois hostiles à la Russie ». Cette approche, conforme à la représentation conflictuelle de l’espace informationnel qui domine au sein de l’appareil d’État russe, pourrait répondre, par un effet de miroir, à celle énoncée à quelques semaines d’intervalle par le président français à Jeune Afrique (…) la critique de l’interventionnisme extérieur des puissances occidentales, à commencer par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni,
est un répertoire privilégié des médias russes internationaux. Il était d’ailleurs largement exploité par la propagande soviétique (…)
« DES CONTENUS DISPARATES SUR LA PRESENCE FRANÇAISE : LA COUVERTURE DE L’OPERATION BARKHANE (2018-2020) »
L’opération Barkhane est l’une des manifestations les plus saillantes de la présence contemporaine de la France en Afrique subsaharienne (…) Au Sahel, l’opération Barkhane semble cristalliser les mécontentements et l’hostilité à l’égard de la présence française. L’édition 2020 du Mali-mètres de la Friedrich Ebert Stiftung révélait que 79 % des Maliens se disaient « insatisfaits » du travail
de Barkhane en 2019, alors qu’ils n’étaient que 44 % en 2018 ; en août 2014, au moment du lancement de l’opération, seuls 23,4 % des sondés n’avaient « pas confiance » en Barkhane. Les reproches émis en 2019 sont les suivantes : Barkhane serait « complice des groupes armés » (57,7 %) ; elle « ne protéger[ait] pas les populations contre la violence des groupes armés et les terroristes » (53,5 %) ; elle « se protéger[ait] elle-même » (24,5 %) ; elle « sout[iendrait] la partition du pays » (21,1 %). L’un des mouvements les plus ostensiblement anti-Barkhane, le Groupement des patriotes maliens (GPM), en appelle depuis 2019 à une coopération accrue avec Moscou pour remplacer Barkhane, au nom du « partenariat historique » entre la Russie et le Mali depuis l’indépendance. Plusieurs manifestations hostiles à la France et favorables à la Russie ont depuis été organisées à Bamako, dont celle d’octobre 2019 à l’initiative du GPM, laissant planer le doute sur une influence accrue de
Moscou au Mali et sur une prise de contact de ses agents avec des activistes locaux. La plupart des spécialistes du Sahel s’accorde sur le constat
que la montée d’un « sentiment antifrançais » dans la région est un phénomène très largement endogène. Les éléments exogènes, tels que les opérations russes et turques, interviendraient pour instrumentaliser, détourner, voire amplifier ces représentations négatives, largement héritées de la période coloniale. Ce sentiment correspond du reste à une critique de la politique africaine de la France et des liens entretenus par Paris avec les élites africaines, plutôt qu’à une « francophobie » de principe (…)
« CONCLUSION
ARTICULER SOUVERAINISME ET PANAFRICANISME ? »
L’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone s’appuie sur un écosystème hétérogène. Son dispositif est constitué d’acteurs publics et non étatiques, officiels, officieux ou confidentiels, qui agissent directement ou par
délégation, le plus souvent indépendamment et sans synchronisation. Ces acteurs poursuivent aussi bien des objectifs de long terme, en accompagnant le réengagement de la Russie sur le continent africain, qu’ils sont mus par des motifs ponctuels et
opportunistes, adaptés aux contextes locaux ou déclinés en fonction de la conjoncture.
Parmi les pratiques du spectre de l’influence informationnelle, cette étude s’est concentrée spécifiquement sur la diplomatie publique médiatique et sur les opérations d’influence
menées en ligne ou sur le terrain, dont certaines rappellent, par leurs modes opératoires, les « mesures actives » conduites par le KGB en Afrique. Malgré des audiences directes encore limitées, l’empreinte des canaux francophones des médias russes internationaux croît progressivement en ASF, aiguillonnée par de multiples sites qui diffusent leurs contenus par opportunisme ou affinités idéologiques. La diversité de leurs interlocuteurs et le faible niveau de réactions face à leur implantation témoignent
du fait que RT et Sputnik n’y sont pas perçus, contrairement à la France, comme des médias controversés. Enfin, si leurs sites sont majoritairement consultés depuis la France, le Mali et le Cameroun semblent se détacher par leurs viviers de visiteurs. Plusieurs « entreprises d’influence » – campagnes de désinformation en ligne, création de médias, manipulation de journalistes locaux – ont été mises en œuvre depuis 2018 à l’initiative des réseaux de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine. Parmi les pays d’Afrique francophone, la République centrafricaine est
aujourd’hui le principal laboratoire et espace de projection de ces opérations, qui devraient être dupliquées dans d’autres pays de la région. Enfin, au-delà de leur disparité, ces actions témoignent
d’une forte plasticité des acteurs de l’influence informationnelle russe en Afrique subsaharienne. »
* BOITE A OUTILS AFRICAINE DE LA RUSSIE : INFLUENCE NUMERIQUE ET ENTREPRENEURS D’INFLUENCE
(Kevin Limonier et MarleneLaruelle)
Aujourd’hui, l’influence russe sur le continent africain est encore anecdotique par rapport à la République populaire de Chine, aux États-Unis et aux anciennes puissances coloniales, comme la France. Pourtant, Moscou s’est engagé à se réaffirmer comme un pôle d’influence alternatif à la Chine et aux pays occidentaux aux yeux de certaines élites africaines. Cet article analyse deux composantes clés de la boîte à outils africaine de la Russie : ses médias tels que RT et Sputnik, qui ont réussi à s’imposer dans le paysage médiatique africain, et ses entrepreneurs d’influence, en charge de campagnes d’influence de différentes envergures. L’article soutient que le succès médiatique de la Russie repose davantage sur l’appropriation de son contenu informationnel par des acteurs africains ayant leurs propres agendas politiques que sur Moscou pour convaincre le public africain de la légitimité de sa politique étrangère ou de son modèle politique, et que les entrepreneurs influents peuvent jouer un rôle utile , mais limité, pour tester de nouveaux paramètres d’influence.
(this article is part of a two-year project with Erica Marat, Russia and China as Service Providers for Illiberal Governance, funded by the U.S. Department of Defense under the DECUR partnership of the Minerva Research Initiative
Une caractéristique notable des activités de ces entrepreneurs d’influence ces dernières années est qu’elles ont été menées en grande partie en ligne. Les entrepreneurs d’influence créent des sites internet, organisent des campagnes d’influence sur les réseaux sociaux, etc., pour démultiplier leur capital économique ou politique vis-à-vis des pouvoirs publics. Ces activités laissent derrière elles des traces numériques appelées métadonnées qui sont librement accessibles et peuvent être utilisées pour documenter en détail certaines de leurs tactiques. Les techniques utilisées pour récolter, déduire et analyser ces données sont connues sous le nom d’Open-Source Intelligence (OSINT).
Une analyse des données techniques documentant les activités en ligne des entrepreneurs d’influence nous permet de démystifier plusieurs affirmations répandues, telles que l’existence de stratégies d’influence centralisées, détaillées et bien huilées à l’étranger. Au contraire, il montre que la plupart de ces initiatives suivent les agendas spécifiques de leurs promoteurs et se coordonnent à des degrés divers avec les institutions officielles de l’État. L’article présente des informations détaillées sur les réseaux mondiaux d’influence que la Russie a développés ces dernières années et décrit les limites inhérentes aux efforts de Moscou.
Pour explorer notre grille de lecture, nous regardons les rôles joués par plusieurs entrepreneurs d’influence et leurs traces numériques. Nous divisons ces entrepreneurs en trois grandes catégories en fonction de leur degré de proximité avec les autorités : les magnats (en regardant les études de cas d’Evgueni Prigojine et de Konstantin Malofeev), les serveurs du temps (en regardant Alexander Yonov et Alexander Malkevich) et LES PIONNIERS DE PREMIERE LIGNE. (REGARDANT LE BELGE LUC MICHEL). Nous concluons en expliquant qu’en tant que « grande puissance pauvre », la « diplomatie grise » lancée par des entrepreneurs privés semble être le moyen le plus rentable pour le régime russe d’essayer de reprendre son mot à dire dans certains secteurs des affaires internationales.
L’incroyable diversité des acteurs qui participent aux actions de la Russie à l’étranger est régulièrement soulignée. Un rapport européen sur la désinformation russe, par exemple, mentionne la notion d' »entrepreneurs de la polarisation » – sans toutefois s’étendre sur ce point (Bentzen 2018). Plusieurs journalistes ont observé le rôle des « pigistes » dans la soi-disant guerre hybride de la Russie (Stelzenmüller 2017). Mark Galeotti a inventé le terme « adhocrates » pour décrire les acteurs du régime Poutine largement désinstitutionnalisé, qui utilise une chaîne de commandement complexe pour créer un déni plausible (voir Kim 2017). Cependant, il n’y a pas encore eu d’analyse scientifique solide du phénomène. Cet article espère commencer à combler cette lacune en introduisant LE CONCEPT D’ENTREPRENEURS D’INFLUENCE.
La notion d’entrepreneur d’influence, telle qu’élaborée dans cet article, est fondée sur un vaste corpus de littérature qui a documenté les rouages et les logiques internes du pouvoir russe au cours des trois dernières décennies. Au cours des turbulentes années 1990, « l’entrepreneuriat violent » a dominé la transition vers une économie de marché, incarnée par les fameux « voleurs dans la loi » (vory v zakone, grands patrons de la mafia avec des patrons à l’intérieur du système politique et des forces de l’ordre) (Volkov 2002 ; Galeotti 2018). Cette culture de l’entrepreneuriat violent semble s’être exportée à l’étranger et se développe désormais au niveau transnational.
Pour appréhender le fonctionnement de ces réseaux d’influence, il est nécessaire de distinguer plusieurs catégories d’entrepreneurs d’influence. Certains font partie intégrante de la diplomatie publique russe, avec un statut institutionnel reconnu dans l’organigramme de l’État russe (…) A cette catégorie peuvent s’ajouter les principaux oligarques qui se coordonnent étroitement avec le Kremlin pour financer la promotion de la Russie à l’étranger (…)
Les magnats : servir les intérêts de la Russie à l’étranger
Dans la première catégorie d’entrepreneurs d’influence qui naviguent dans le monde de la « diplomatie grise », on trouve ceux que l’on appelle les tycoons : des personnalités dotées d’un solide réseau de mécènes qui sont déjà des « initiés » du système à bien des égards mais qui n’ont pas d’autorité officielle, reconnue. , statut institutionnalisé. Ils utilisent leur propre capital financier pour lancer des opérations d’influence à l’étranger, puis utilisent ces opérations d’influence pour renforcer leur légitimité chez eux. Nous nous concentrons sur les cas des tristement célèbres Yevgeny Prigozhin et Konstantin Malofeev (…) Tous deux espèrent avoir construit suffisamment de soutien au sein du régime pour pouvoir capitaliser sur leurs succès à l’étranger et se créer une nouvelle marque politique qui servirait la niche idéologique du nationalisme à la « droite » du parti centriste Russie unie.
« L’EMPIRE MEDIATIQUE D’EVGUENI PRIGOJINE ET SES RAMIFICATIONS INCONNUES »
Yevgeny Prigozhin (né en 1961) est une figure bien connue de l’appareil d’influence russe. Il est entre autres l’un des personnages clés de la célèbre société militaire privée russe (PMC) Wagner, qui a des mercenaires sur le terrain dans des pays comme la Libye, la République centrafricaine, le Mozambique et le Venezuela (Vasilyeva 2017 ; Marten 2019b, 2020 ; Rondeaux 2019 ; Bellingcat 2020 ; Weiss et Vaux 2020). Prigozhin est bien connu du grand public occidental, ayant été nommé fondateur de l’Agence de recherche Internet (IRA) dans un acte d’accusation du FBI pour l’ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle américaine de 2016 (Linvill et al. 2019).
Surnommé « le chef de Poutine » par les médias parce que ses activités commerciales étaient centrées sur la restauration, Prigozhin est au centre d’une vaste galaxie d’intérêts documentée par plusieurs enquêtes. Ses entreprises et ses activités ont laissé de nombreuses traces, qui ont été suivies par certains journalistes occidentaux et russes pendant des années, construisant un réseau d’intérêts très complexe (…)
LUC MICHEL/
« LES PIONNIERS LOCAUX : OUVRIR DE NOUVELLES LIGNES DE FRONT »
Dans un troisième cercle concentrique se trouvent des acteurs locaux qui se joignent aux actions de la Russie à l’étranger par conviction idéologique et/ou pour des motifs matérialistes et opportunistes. Ces acteurs locaux ont leurs propres agendas à poursuivre en termes de sécurisation de leurs propres réseaux et légitimité, et interagissent de manière plus distante avec les institutions ou représentants russes. Nous prenons le Belge Luc Michel comme étude de cas de ces « pionniers locaux ».
Michel est impliqué dans la sphère nationaliste-révolutionnaire depuis la fin de son adolescence, inspiré par Jean-François Thiriart (1922-1992), l’idéologue d’une troisième vague paneuropéenne qui a promu l’idée d’un « Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin » (Thiriart 1984) (…) Michel a fondé le Parti communautaire national-européen, l’envisageant comme un mouvement paneuropéen qui, en unissant l’extrême droite et l’extrême gauche, libérerait l’Europe du « colonialisme yankee » (Nation-Europe 2005). Considérant la Russie comme le principal opposant à l’impérialisme américain, il avait noué des contacts avec des idéologues d’extrême droite russes comme Alexander Dugin au début des années 1990, mais il a également défendu d’autres personnalités de la « résistance » comme Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi.
Au milieu des années 2000, Michel a réussi à institutionnaliser son statut par le biais de l’Organisation de surveillance des élections de la Communauté des États indépendants (CIS-EMO), une organisation pionnière dans la surveillance des élections controversées dans l’espace post-soviétique. Il a ensuite créé sa propre organisation de surveillance électorale, l’Observatoire eurasien de la démocratie et des élections (EODE), qui a validé les élections sécessionnistes et les référendums organisés en Transnistrie, en Abkhazie, au Haut-Karabakh, en Crimée, dans le Donbass, etc., et dispose de bureaux à Moscou. , Paris, Bruxelles, Sotchi et Chișinău.
MICHEL S’INTERESSE ENSUITE A L’AFRIQUE EN DEVENANT LA FIGURE DE PROUE DE LA CHAINE DE TELEVISION AFRIQUE MEDIA (afriquemedia.tv).
Basée au Cameroun, où son nom de domaine a été enregistré en 2011, la chaîne s’est baptisée « CNN panafricaine » et est suivie par près de 260 000 personnes sur Facebook (…) Afrique Media a produit de vastes quantités de contenus condamnant les « influences étrangères » présentées comme désireuses de « détruire l’Afrique ». Dans l’ensemble, la ligne éditoriale du journal peut être décrite comme à la limite de la théorie du complot avec une patine de panafricanisme radical qui blâme les Occidentaux – en particulier les Français – pour tous les problèmes auxquels le continent africain est confronté.
Michel semble avoir endossé Afrique Média dès 2014. Cette année-là, il annonce sur son blog que la Russie a « sauvé Afrique Média des fourberies de Canal+ » (Michel 2014) dans une querelle commerciale sur l’attribution des bandes de fréquences satellitaires. Sans entrer dans le détail de cette soi-disant mission de sauvetage ni de son rôle dans celle-ci, Michel se félicitait d’avoir apparemment, « avec l’aide des Russes », empêché l’arrêt des émissions de la chaîne sur une fréquence appartenant à Canal+. Depuis, Michel a continuellement offert son soutien à ce média panafricain. En 2016-2017, il organise une levée de fonds pour financer la construction de nouveaux bureaux pour la chaîne, démarche qu’il réitère en 2019 pour financer l’ouverture d’un bureau Afrique Média à Bruxelles (Leetchi s.d.). En plus de son soutien financier, Michel apparaît souvent sur la chaîne, où il se présente comme un géopoliticien et spécialiste de l’Afrique. En avril 2019, il a rencontré la Première Dame du Tchad à Ndjamena, se présentant comme le principal présentateur de télévision d’Afrique Media (Alwihda Info 2019).
Afrique Media n’est pas la seule plateforme liée à Michel. L’aventurier belge gère également un vaste réseau de sites Web destinés au public africain. Il gère le site Internet La voix de la Libye ainsi que plusieurs chaînes de télévision en ligne au Tchad, au Cameroun et au Bénin. La plupart de ces sites Web sont enregistrés au nom de Fabrice Béaur, un compatriote belge également membre du Parti communautaire national-européen (WHOXY Fabrice s.d.). Béaur, un militant politique qui a écrit pour Sputnik News et le média iranien PressTV, semble avoir fourni un soutien technique à Michel en créant et en organisant son réseau de sites Web (WHOXY Fabrice s.d.).
Michel est typique des premiers entrepreneurs d’influence : il a investi des ressources – du temps, de l’argent et des réseaux – pour promouvoir la vision russe du continent africain sur différentes plateformes. Il est très peu probable que Michel ait agi à la demande de Moscou, même si lui et Prigozhin peuvent être connectés via AFRIC (Weiss et Vaux 2020). Pourtant, lui et Afrique Media sont de facto des chambres d’écho pour les récits russes, car ces récits sont alignés sur leurs propres agendas politiques. Ce type d’entrepreneur pionnier voit donc la Russie comme une ressource à déployer pour mener à bien ses propres projets.
* VOIR :
Esquisse de la guerre hybride.
Mon action en tant qu’ ‘entrepreneur géopolitique indépendant’
Par Luc Michel
LIGNE EDITORIALE :
(Jeune Afrique)
Tout comme elle le fait en Centrafrique, la Russie étend son réseau d’influence au Mali à travers les médias locaux. Depuis que les négociations entre Wagner et l’État malien ont été révélées, de nombreux titres adoptent une ligne éditoriale de plus en plus pro-russe. Et se font volontiers les relais d’informations diffusées par Russia Today France et Sputnik France.
Le site franco-malien Maliactu (détenu par Séga Diarrah, qui a fait ses études en France et en Suisse), est sans doute celui qui va le plus loin. Arborant un bandeau « exclusif », il a, le 5 octobre dernier, publié une interview d’Alexandre Ivanov, le patron de la Communauté des officiers pour la sécurité internationale (Cosi), une officine installée à Bangui.
« ON MÈNE UNE GUERRE DE L’INFORMATION CONTRE NOUS CAR NOUS DÉTRUISONS LE SYSTÈME NÉOCOLONIAL. »
* Connu de tous en RCA, Ivanov se charge de légitimer le rôle des «instructeurs » russes dans ce pays. Lors de son passage à Bamako, il s’est, sans surprise, exprimé sur l’arrivée de Wagner au Mali. « Nous sommes confrontés à une guerre de l’information menée contre nous parce que nous détruisons le système néocolonial […]. Nous continuerons à aider ceux qui ont besoin de nous », a-t-il noté, vantant les « prouesses » du groupe Wagner, à l’opposé d’une France « qui n’est pas intéressée par le développement des armées nationales ».
« Cette interview d’Ivanov est le premier article dans lequel une personnalité russe commence à diffuser des éléments de langage sur Wagner au Mali, relève Maxime Audinet. Tout à leur stratégie de séduction, les Russes essaient de faire converger des récits ancrés dans leur pays, comme la défense de la souveraineté, et des récits déjà ancrés en Afrique, qui dénoncent l’ingérence occidentale et la Françafrique ».
Comment ce site malien a-t-il mis la main sur cet homme influent ? Habituellement, Ivanov ne s’exprime que sur Lengo Songo, l’une des principales radios de Bangui, réputée financée par Prigojine. Le patron de Maliactu, Séga Diarrah, se défend pour sa part d’être financé par les Russes. Sa démarche, assure-t-il, a pour but de sortir du « conformisme ». « Nous traitons toutes les informations susceptibles d’intéresser nos lecteurs. Si une entreprise privée, qui est sur le point de signer un contrat avec l’État malien, entre en contact avec nous, rien ne nous empêche de travailler avec elle », se défend-il (…)
Profitant de la montée d’un discours de plus en plus hostile à la France, la Russie compte retrouver une place de choix en Afrique. Moscou s’intéresse de plus en plus aux dynamiques médiatiques de la sous-région, avec un objectif assumé : étendre ses tentacules à tous les médias de l’Afrique de l’Ouest. »
MALI : « LA RUSSIE INSPIRE PLUS CONFIANCE QUE LES ANCIENNES PUISSANCES COLONIALES »
(Jeune Afrique, 22 septembre 2021)
Alors que Bamako négocie avec le groupe Wagner, Tatiana Smirnova, chercheuse au Centre FrancoPaix (CFP), retrace l’origine des liens entre la Russie et le Mali et analyse ce qui est en train de se jouer dans le Sahel.
Officiellement, Bamako n’a pas encore signé avec le groupe Wagner, mais le sujet a déclenché une véritable tempête diplomatique. Le 20 septembre, la France a prévenu – par la voix de Florence Parly, sa ministre des Armées, en déplacement dans la capitale malienne – qu’elle « [n’allait] pas pouvoir cohabiter avec des mercenaires ».
Dès le lendemain, Paris a reçu le soutien de l’Union européenne (UE) : son chef de la diplomatie, Josep Borrell, a déclaré qu’un accord avec Wagner « affecterait sérieusement la relation entre l’UE et le Mali. » À Berlin, la ministre de la Défense a formulé une mise en garde équivalente : « Si le gouvernement du Mali passe de tels accords avec la Russie, cela contredit tout ce que l’Allemagne, la France, l’Union européenne et l’ONU ont fait au Mali depuis 8 ans », a regretté Annegret Kramp-Karrenbauer.
« MALI : BAMAKO NE FLECHIT PAS ET N’EXCLUT PAS DE COLLABORER AVEC LE GROUPE WAGNER »
Assiste-t-on à un rapprochement entre Moscou et Bamako au détriment de la France ?
Les liens qui les unissent, forgés à l’époque de l’URSS, vont-ils permettre à la Russie de se positionner pour l’après Barkhane ? Éléments de réponse avec Tatiana Smirnova, chercheuse au Centre FrancoPaix (CFP), rattaché à l’Université du Québec.
Jeune Afrique : Pourquoi les autorités maliennes envisagent-elles de recourir au groupe Wagner et à des mercenaires russes ?
Tatiana Smirnova : Pour l’instant, c’est l’une des options étudiées par les autorités maliennes et il est important de souligner que le statut juridique du groupe Wagner est relativement flou et ne permet pas de faire un lien direct avec l’État russe.
Ceci étant dit, la position de Bamako n’est pas si surprenante. On est à quelques mois de l’élection présidentielle, qui doit se dérouler en février 2022, et il est pour le moment difficile de dire si les militaires sont prêts à laisser le pouvoir. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’il y ait, à ce sujet, des tensions entre les militaires eux-mêmes.
L’URSS N’A PAS EU DE COLONIES SUR LE CONTINENT ET A APPUYÉ CERTAINS MOUVEMENTS DE LIBÉRATION AFRICAINS
Finalement, ce sont davantage les prises de positions de la France ou de l’Allemagne, qui ont menacé de se retirer du Mali en cas de signature d’un accord avec Wagner, qui m’ont paru marquantes.
Pourquoi ?
Parce que ces déclarations viennent nourrir le narratif d’une confrontation avec l’Occident, comme au temps de la guerre froide. Or la situation a changé dans le Sahel, où d’autres acteurs comme la Chine, l’Inde, le Pakistan ou la Turquie sont de plus en plus présents. Le développement des relations entre la Russie et l’Afrique s’inscrit dans cette volonté de diversification des partenariats sur le continent, et c’est une tendance à laquelle on assiste déjà depuis les années 2000.
Il y a, au Mali, un très fort imaginaire pro-russe. D’où vient-il ?
Il s’enracine dans la mémoire des liens qui unissaient l’Afrique à l’URSS et qui remontent aux années 1920-1930 et à l’époque du Komintern [l’Internationale communiste]. Le fait que l’URSS n’ait pas eu de colonies sur le continent et qu’elle ait activement appuyé certains mouvements de libération, comme en Angola ou au Mozambique, fait que la Russie inspire aujourd’hui plus confiance que les anciennes puissances coloniales. Au Mali, son image s’ancre indéniablement dans cette représentation idéaliste et héroïque associée au passé.
Plusieurs milliers d’officiers africains ont en outre été formés en URSS. Moscou a créé un système leur donnant accès à un large éventail de formations, aussi bien militaires que politico-idéologiques (…)
Le Mali a d’ailleurs été l’un des premiers pays avec lequel l’URSS a développé, à partir des années 1960, des liens dans les domaines académique, syndical, économique, militaire et technique. Outre les gens qui ont été formés, de nombreux techniciens soviétiques étaient présents dans le pays. L’URSS avait construit un stade, un hôpital, les bâtiments de l’École normale supérieure, etc. Tout cela participe de l’imaginaire associé aujourd’hui à la Russie.
Cela peut paraître minime en comparaison avec le rôle qu’a joué la France. Mais il ne faut pas avoir une vision purement quantitative. Au-delà de l’aspect géostratégique et économique, il y a un aspect émotionnel très fort, qui se nourrit de l’offre alternative que constitue la Russie et de l’échec des interventions internationales dans la sous-région. C’est exactement ce qui est en train de se jouer au Mali. »
« SAHEL : CE QUI VA SUCCEDER A L’OPERATION BARKHANE »
« La Russie profite-t-elle de la perte de vitesse de la France et de la fin annoncée de l’opération Barkhane ? Ces derniers mois, des voix se sont même élevées pour réclamer une intervention militaire russe…
Depuis 2019, il y a des rencontres et des échanges plus fréquents entre Bamako et Moscou. En juin de cette année, le ministre russe de la Défense a dit que Moscou voulait contribuer à la normalisation de la situation au Mali. Mais je ne crois pas pour autant que l’on puisse parler de stratégie russe en Afrique, ni que celle-ci ait été repensée après l’annonce de la fin de Barkhane.
Confrontée à des conflits à ses frontières en Ukraine et engagée dans la guerre en Syrie, la Russie n’a pas les moyens de s’investir dans la guerre au Sahel, financièrement parlant. Il n’est pas non plus sûr que les pays sahéliens, surtout le Mali, aient les ressources nécessaires pour s’offrir l’appui russe. »
« S’AVENTURER SUR UN TERRAIN AUSSI COMPLEXE QUE LE SAHEL EST UN RISQUE POUR MOSCOU »
« Quelle est la réalité de la présence russe au Mali, et plus largement dans le Sahel ?
Elle est relativement modeste. Entre 2017 et 2019, la Russie a signé divers accords de coopération militaire avec les pays du G5 Sahel, à l’exception de la Mauritanie.
Mais ses partenaires officiels en Afrique sont d’abord l’Algérie et l’Égypte.
Sur le continent, Moscou investit principalement dans le nucléaire, les mines, l’agriculture ou encore la défense. Ses relations avec les pays du continent sont marquées par le même pragmatisme économique que celui qui prévalait à l’époque de la guerre froide. La grande différence, c’est qu’aujourd’hui l’approche n’est plus étatique, elle repose sur des entreprises liées d’une manière ou d’une autre au Kremlin, comme Gazprom, Rosneft, Rosatom, Rusal ou Severstal. Le cadre institutionnel et juridique de ces sociétés privées offre davantage de marge de manœuvre pour agir au gré des opportunités, économiques et géopolitiques. Ce qui reste à comprendre, c’est le degré de coordination avec le Kremlin et le niveau de centralisation des décisions prises dans les domaines stratégiques. »
« LA RUSSIE A ACCUEILLI DES HAUTS RESPONSABLES MALIENS, DONT SADIO CAMARA, EN FORMATION MILITAIRE »
« Comment qualifier les relations entre la Russie et le Mali ?
Elles se sont intensifiées depuis 2012 sur le plan de la coopération militaire et diplomatique. Il y a eu plusieurs visites officielles de part et d’autre, et la Russie continue à accueillir des stagiaires en formation militaire, y compris des personnalités importantes du régime actuel, comme le ministre de la Défense, le colonel Sadio Camara. La délégation diplomatique russe est d’ailleurs la première à avoir été accueillie par le Comité national pour le salut du peuple [CNSP] après le coup d’État du 18 août 2020.
En juin 2019, Moscou a signé un accord de coopération militaire avec Bamako, remplaçant celui de 1994 et marquant un accroissement de l’intérêt des Russes pour le Mali. Le 17 juin 2019, Igor Gromyko, un diplomate respecté, petit-fils d’un ancien ministre des Affaires étrangères et fils du directeur de l’Institut d’Afrique à Moscou, a été nommé au poste d’ambassadeur au Mali. Cette nomination est probablement une coïncidence, mais elle revêt un sens, celui de faire un pont symbolique avec le passé soviétique pour rappeler aussi que le Mali reste un pays d’importance pour la Russie.
Quels sont les relais de l’influence russe à Bamako ?
Le relais le plus médiatisé actuellement est le Groupe des patriotes du Mali [GPM]. Cette association de la société civile affirme avoir déposé, en janvier 2019, [une pétition de] plus de 8 millions de signatures à l’ambassade de la Fédération de Russie à Bamako en soutien à la redynamisation de la coopération bilatérale pour faire un contrepoids à la Minusma et à Barkhane.
Les militants de GPM surfent sur les frustrations et les déceptions vécues au quotidien par la population. Mais on ne peut pas dire qu’il y a un soutien direct de l’ambassade de Russie aux activités de GPM ou aux manifestations auxquelles on a assisté ces dernières années. »
« AFRIQUE-FRANCE : CACHEZ CES MERCENAIRES QUE PARIS NE SAURAIT VOIR »
(Jeune Afrique, 24 février 2022)
« Qu’ils soient russes, français ou belges, ces combattants étrangers ont piètre réputation et sont officiellement jugés infréquentables. Pourtant, la plupart des gouvernements font appel à leurs services…
Et si on s’attardait sur la guerre d’influence menée par la France contre le gouvernement malien de transition, qui passe largement inaperçue ?
Les sanctions économiques prises par la Cedeao contre Bamako frappent tout de suite les esprits, chacun y voyant un instrument de guerre économique visant à assiéger les nouvelles autorités maliennes de transition afin de les ramener à la raison.
Mais une campagne de délégitimation plus insidieuse est à l’œuvre, qui impose des mots, un récit, un discours sur le Mali. Ces mots, serinés à longueur d’articles, de documents vidéo et audio, et que nous reprenons naturellement, imprègnent nos esprits, façonnent notre lecture des évènements, nous soumettent intellectuellement. Des esprits mal informés, désarmés, sont d’autant plus réceptifs à des options politiques privilégiées par les tenants du discours dominant.
Quand les autorités françaises répètent à l’envi que le gouvernement malien de transition recourt à des « mercenaires », en l’occurrence ceux du groupe russe Wagner, il est difficile de ne pas y voir une tentative de décrédibilisation des autorités de transition. Même au sein d’un public peu au fait de l’histoire des relations internationales, le mot « mercenaires » a une connotation très négative : il évoque des individus sans foi ni loi, prêts à semer chaos, destruction et mort sur commande. Le moins que l’on puisse dire est qu’un gouvernement qui fraye avec des profils pareils mérite au minimum indifférence ou mépris. Et si, par le plus grand des hasards, il venait à être renversé, qui donc le déplorerait ? »
« SI LES MERCENAIRES N’ONT PAS D’AFFILIATION OFFICIELLE AUX FORCES ARMÉES D’UN PAYS DONNÉ, IL EXISTE UNE VÉRITABLE INDUSTRIE DU MERCENARIAT »
« Il est regrettable que la crédibilité du gouvernement français lui-même ne soit pas remise en question lorsqu’il dénonce le recours supposé d’un État tiers aux mercenaires. Car si un mercenaire est un soldat de fortune, sans affiliation officielle aux forces armées d’un pays donné, et qui mène des opérations officieuses au bénéfice de commanditaires étatiques ou privés, alors, ce qu’il est convenu d’appeler « la Françafrique », et dans laquelle Paris tient le rôle central, ne se serait vraisemblablement pas développée sous la forme qui lui est connue sans l’industrie du mercenariat.
Par exemple, dans un rapport publié le 1er février 2018 sous le titre « Le Crapuleux Destin de Robert-Bernard Martin » et qui révèle le rôle joué par le fameux mercenaire français Bob Denard au côté du gouvernement génocidaire au Rwanda en 1994, l’association Survie indique : « Ces révélations démontrent une nouvelle fois que l’implication des autorités françaises est multiforme, car elles ne pouvaient ignorer les activités d’un mercenaire resté régulièrement en contact avec les services de renseignement tout au long de sa carrière, y compris en 1994 sur le sujet du Rwanda. » La position de la France est-elle que le recours à des « mercenaires » se justifie lorsqu’il est le fait d’un gouvernement allié et rencontre les intérêts de l’Hexagone ?
Dans un chapitre de son livre L’Enjeu congolais, sorte de chronique des bouleversements qui ont marqué la région des Grands Lacs à partir de la fin des années 1990, la journaliste Colette Braeckman raconte comment la défaite militaire de la coalition mobutiste, constituée de l’armée zaïroise alliée à l’armée rwandaise nouvellement défaite au Rwanda et accueillie sur le sol zaïrois, de miliciens hutu génocidaires, ainsi que d’une multitude de mercenaires, a entraîné la chute de Mobutu. Elle précise : « Tavernier [mercenaire belge] et les siens, lieutenants de Bob Denard, anciens des Comores, du Cambodge, de la Rhodésie, ont été payés directement par Paris et par Mobutu. »
Deux poids, deux mesures :
La France officielle a-t-elle l’intention d’ouvrir l’épais dossier de ses propres recours à des mercenaires divers et variés pour accomplir les sales besognes dont l’histoire, peu glorieuse, de la Françafrique est pleine ? Cela est improbable. Par conséquent, Maliens et Africains sont en droit d’appeler à un minimum de cohérence et de retenue des autorités françaises. Car soit le recours à des « mercenaires » est injustifié, et le principe devrait valoir pour tous, soit il est admis, et tous les États sont fondés à solliciter les services de sociétés privées de sécurité. En cette matière, comme en d’autres, la politique du deux poids, deux mesures ne saurait être la règle. »
« Les autorités maliennes auraient tort de se laisser imposer les termes du débat relatif à la résolution de la question sécuritaire dans leur pays. Après tout, être souverain, c’est aussi choisir ses partenaires, quels qu’ils soient. Mais l’irruption de Wagner dans le débat public pose une question plus fondamentale, quoi que dérangeante : pourquoi ce groupe privé plutôt que des Maliens, voire des Africains ?
Si la souveraineté des États du continent est aussi sacrée que les multiples protestations contre l’intervention militaire française au Mali venues des quatre coins de l’Afrique francophone le suggèrent, alors peut-être faut-il être prêt à en payer soi-même le prix ? Car, comme le disait Chesterton : « Toute pensée qui ne devient parole est une mauvaise pensée. Toute parole qui ne devient acte est une mauvaise parole, et tout acte qui ne devient fruit est une mauvaise action. »
MANIFESTATION CONTRE LA PRESENCE MILITAIRE FRANÇAISE, A BAMAKO, LE 19 FEVRIER 2022
« Comment une forme très française d’arrogance a permis à Vladimir Poutine d’instrumentaliser les Maliens pour servir ses intérêts géopolitiques.
Le ver était dans le fruit, mais personne n’avait voulu le voir. Réalisé quatre mois avant la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2020, un sondage Afrobarometer passé à l’époque presque inaperçu révélait à quel point les Maliens avaient pris leurs distances vis-à-vis du pouvoir en place, mais aussi perdu foi dans les vertus de la démocratie représentative.
Mali : l’histoire secrète de la chute d’IBK
Les seules institutions à trouver grâce à leurs yeux étaient les chefs traditionnels, les leaders religieux et par-dessus tout l’armée, alors que la présidence de la République, l’Assemblée nationale, la justice, les partis politiques et la Commission électorale indépendante se voyaient sanctionnés par un taux de confiance faible, si ce n’est dérisoire. Nul doute que ce sondage, s’il avait été réalisé en Guinée à la veille du renversement d’Alpha Condé ou au Burkina Faso quelques semaines avant celui de Roch Marc Christian Kaboré, aurait produit des résultats similaires. En 2014, dernière année au pouvoir de Blaise Compaoré, les trois-quarts des Burkinabè, selon Afrobarometer, se déclaraient hostiles à un régime militaire. Quatre ans et une élection libre plus tard, ils n’étaient plus que la moitié. Depuis le coup d’État du 23 janvier, ceux pour qui le retour des Prétoriens au pouvoir est une catastrophe démocratique sont assurément minoritaires à Ouagadougou – ainsi qu’à Bamako et à Conakry. »
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