Par Bernard Bachelart
« Poutine invente des engagements qui n’ont jamais existé. » Cette affirmation, martelée par les gouvernants occidentaux et l’Otan mérite que nous lui appliquions le traitement en vogue dans les médias, à savoir la vérification, alias fact checking.
Les textes pertinents, élaborés entre 1990 et 1999[1]
Le mur de Berlin tombé, l’heure était venue de réunifier l’Allemagne. L’URSS, traumatisée par les quelque 25 millions de vies perdues lors de l’agression allemande s’inquiétait. Le Secrétaire général de l’OTAN s’exprima le 17 mai 1990 pour rassurer l’URSS. Voici le passage essentiel de son discours:
Nous sommes favorables à un désarmement d’envergure, allant jusqu’au minimum inaliénable pour notre propre sécurité. Cela vaut aussi pour une Allemagne unie, membre de l’OTAN. Cette affirmation et l’assurance que les troupes de l’OTAN ne dépasseront pas le territoire de la République fédérale d’Allemagne, offrent à l’Union soviétique de solides garanties de sécurité.[2]
Les documents déclassifiés de la NSA montrent que les dirigeants des puissances occidentales s’étaient engagés à ne pas avancer l’OTAN vers l’EST.
En novembre 1990, la Conférence de Sécurité et de Coopération en Europe (CSCE) promulgue la Charte de Paris pour une Nouvelle Europe. La protection des minorités, notamment linguistiques, y est inscrite dans plusieurs passage de ce texte, dont celui-ci :
Nous affirmons que l’identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse des minorités nationales sera protégée et que les personnes appartenant à ces minorités ont le droit d’exprimer, de préserver et de développer cette identité sans aucune discrimination et en toute égalité devant la loi.
En 1994, l’URSS n’existe plus et c’est entre l’Ukraine, la Russie, le Royaume-Uni et les USA qu’est signé le mémorandum de Budapest, donnant des garanties à l’Ukraine en échange de sa renonciation à l’arme nucléaire. L’article 1 dit ceci :
La Fédération de Russie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique réaffirment leur engagement envers l’Ukraine, conformément aux principes énoncés dans l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, de respecter son indépendance et sa souveraineté ainsi que ses frontières existantes.
En 1997 la Russie de Eltsine signe un traité de coopération et d’amitié avec l’Ukraine. Voici quelques extraits:
Les Hautes Parties contractantes, États amis, égaux en droits et souverains, fondent leurs relations sur le respect et la confiance mutuels, le partenariat et la coopération stratégiques.
Article 6: Chacune des Hautes Parties contractantes s’abstient de participer à toute action dirigée contre l’autre Partie ou de soutenir une telle action, et s’engage à ne conclure avec des pays tiers aucun accord dirigé contre l’autre Partie. En outre, aucune des Parties contractantes permet que son territoire soit utilisé au détriment de la sécurité de l’autre Partie.
Article 12: Les Hautes Parties contractantes assurent la défense des particularismes ethniques, culturels, linguistiques et religieux des minorités nationales sur leur territoire, et créent des conditions propres à les encourager.
Chacune des Hautes Parties contractantes garantit aux personnes appartenant à une minorité nationale le droit de manifester, de préserver et de développer librement, à titre individuel ou avec d’autres personnes appartenant à une minorité nationale, leurs particularismes ethniques, culturels, linguistiques ou religieux, ainsi que de soutenir et développer leur culture, sans être soumises à aucune tentative d’assimilation contre leur gré.
Les Hautes Parties contractantes garantissent le droit des personnes appartenant à une minorité nationale de pratiquer pleinement et effectivement leurs droits de l’homme et leurs libertés fondamentales, et d’en jouir sans aucune discrimination et dans des conditions de pleine égalité devant la loi.
Les Hautes Parties contractantes aideront à créer des possibilités et des conditions égales pour l’apprentissage de la langue ukrainienne en Fédération de Russie et de la langue russe en Ukraine et pour la formation des maîtres chargés d’enseigner ces langues dans les établissements d’enseignement, et fourniront à ces fins un soutien équivalent de l’État.
Des accords de coopération sur ces questions seront conclus entre les Hautes Parties contractantes.
En 1997, l’Acte Fondateur sur les Relations, la Coopération et la Sécurité Mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie est signé à Paris. Voici trois extraits :
En conformité avec les principes du Conseil conjoint permanent, ce dialogue intensifié entre militaires reposera sur le principe selon lequel aucune partie ne considère l’autre comme une menace ou ne cherche à porter préjudice à la sécurité de l’autre.
L’OTAN et la Russie ne se considèrent pas comme des adversaires.
L’OTAN réaffirme que dans l’environnement de sécurité actuel et prévisible, l’Alliance remplira sa mission de défense collective et ses autres missions en veillant à assurer l’interopérabilité, l’intégration et la capacité de renforcement nécessaires plutôt qu’en recourant à un stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat.
En 1999, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE,qui a remplacé la CSCE) adopte à Istanbul la « Charte de Sécurité européenne« . Voici l’article 8:
Chaque Etat participant a un droit égal à la sécurité. Nous réaffirmons le droit naturel de tout Etat participant de choisir ou de modifier librement ses arrangements de sécurité, y compris les traités d’alliance, en fonction de leur évolution. Chaque Etat a également le droit à la neutralité. Chaque Etat participant respectera les droits de tous les autres à ces égards. Aucun Etat ne renforcera sa sécurité aux dépens de la sécurité des autres Etats. Dans le cadre de l’OSCE, aucun Etat, aucun groupe d’Etats ou aucune organisation ne peut revendiquer une responsabilité première dans le maintien de la paix et de la stabilité dans l’espace de l’OSCE, ni considérer une quelconque partie de cet espace comme relevant de sa sphère d’influence.
En résumé de cette première partie sur la situation des traités et conventions en 1999, nous pouvons souligner sur les thèmes suivants:
- Souveraineté de l’Ukraine: L’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine sont garanties, ainsi que ses frontières existantes (Memorandum de Budapest)
- Sécurité des Etats: L’Ukraine ne peut pas laisser utiliser son territoire aux dépens de la sécurité de la Russie, et réciproquement (Traité de coopération et d’amitié avec l’Ukraine); chaque Etat a un droit égal à la sécurité (Charte de Sécurité européenne); le droit d’un Etat à renforcer sa sécurité ne doit s’exercer aux dépends de la sécurité des autres. (Charte de Sécurité européenne); Chaque Etat peut choisir ses alliances (Charte de Sécurité européenne).
- Egalité des Etats: Aucun Etat, groupe d’Etats ni aucune organisation ne peut revendiquer une responsabilité première dans le maintien de la stabilité dans l’espace de l’OSCE. (Charte de Sécurité européenne)
- Droits linguistiques: La protection des minorités linguistiques, en particulier celles présentes en Ukraine, sont garanties. L’enseignement de la langue russe en Ukraine est expressément mentionné (Charte de Paris pour une Nouvelle Europe et Traité de coopération et d’amitié avec l’Ukraine)
Nous allons examiner la suite des événements à la lumière de ces points résultants de l’examen des textes pertinents.
Le détricotage progressif des accords de sortie de la guerre froide, la poussée de l’Otan en Ukraine, le coup d’état et ses suites
En 2002, les USA se retirent du traité ABM. Parce qu’il limitait pour chaque camp le déploiement de missiles antimissiles, ce traité était un élément essentiel de « l’équilibre de la terreur depuis 1974. » Ce traité assurait à chacune des deux super-puissances de conserver la valeur de sa dissuasion nucléaire.
Depuis la fin de ce traité, l’Ukraine aux mains des Américains pourrait devenir un atout pour neutraliser la dissuasion nucléaire russe.
En 2003, on apprend que les USA réorganisent leurs forces militaires en Europe. Ils les déplacent vers l’Europe de l’Est, donc plus près de la Russie. C’est une entorse à l’Acte fondateur des relations Otan-Russie.[3]
Le 10 février 2007, Vladimir Poutine livra un discours très critique à la conférence du Münich sur la sécurité.[4] Les actions unilatérales des forces de plusieurs pays de l’OTAN en Serbie (1999) et en Irak (2003) étaient certainement au cœur de son mécontentement. Il mentionna aussi le déploiement en Europe d’éléments de la défense antimissiles. Le déploiement de ce système a depuis ce discours largement avancé d’après l’OTAN.[5]
À l’été 2007, la ‘Revue de l’OTAN » publiait un article sur l’intégration de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique.[6] On y apprend que l’opinion publique ukrainienne est très largement opposée à l’entrée du pays dans l’OTAN mais que le président s’active à promouvoir ce mouvement. Des manifestations contre des manœuvres navales conjointes ukraino-américaines sont mentionnées. Ce n’est donc pas une demande spontanée de la population qui poussa l’Ukraine à entamer le processus d’adhésion à l’OTAN.
Le 13 décembre 2013, Victoria Nuland présenta ses remarques lors de la conférence de la fondation US-Ukraine.[7] On y apprend que depuis 1991, cinq milliards de dollars ont été dépensés pour influencer le cours de la politique ukrainienne. Ce passage de la relation que Victoria Nuland y fait de son appel au président ukrainien est édifiant :
Mais j’ai également précisé que les États-Unis pensent qu’il existe une issue pour l’Ukraine, qu’il est encore possible de sauver l’avenir européen de l’Ukraine et que c’est là que nous voulions voir le président diriger son pays.
Début février 2014, l’enregistrement d’un appel téléphonique entre Victoria Nuland et l’ambassadeur des USA à Kiev fut publié sur Internet. Le State Departement n’en démentit pas l’authenticité. La BBC en a retranscrit les mots. Les deux interlocuteurs discutent de la composition du prochain gouvernement ukrainien, Yatseniuk apparaissant comme leur favori. Après avoir appelé le président ukrainien pour l’engager à « sauver l’avenir européen de l’Ukraine », Victoria Nuland franchit un pas de plus dans l’ingérence. Il s’agit d’une violation évidente de la souveraineté ukrainienne, pourtant garantie par le mémorandum de Budapest. Elle y révèle le fond de sa pensée quant à l’Union européenne, par un « Fuck the EU »
Ente le 18 et le 23 février 2014, les émeutes se succédèrent à Kiev, sous le nom d’Euromaidan. Le président élu en 2010 dut s’enfuir et le parlement le destitua de manière anticonstitutionelle. Le 27 février, Yatseniuk est nommé à la tête du nouveau gouvernement, comme la conversation téléphonique entre Nuland et l’ambassadeur américain à Kiev le faisait pressentir. Son équipe comportait Natalia Iaresko, diplomate américaine naturalisée ukrainienne pour accéder au poste de ministre des finances.
Le 23 février 2014, un vote de la rada (parlement ukrainien) abroge la loi linguistique de 2012, jugée trop favorable aux minorités linguistiques. Le même jour, l’agitation commença dans les territoires russophones. Elle engendra en plusieurs étapes le rattachement de la Crimée à la Russie, sans effusion de sang. Au Donbass, le gouvernement ukrainien envoya l’armée de l’air, avions et hélicoptères, contre les indépendantistes.
Conclusions
L’application des garanties faites à Gorbatchev aurait évité l’engrenage menant à cette guerre. Mais Gorbatchev a eu la naïveté de ne pas les faire inclure dans un traité.
Les accords conclus sous la présidence de Eltsine annulent les garanties obtenues par Gorbatchev . Appliqués de bonne foi, ils auraient pu préserver la paix, mais ils n’étaient pas suffisamment contraignants et beaucoup trop abstraits. Ils ont donc été contournés par les USA et l’OTAN. Prétextant du droit de chaque pays à choisir ses alliances, les USA ont pu édifier une ceinture militaire autour de la Russie tout en prétendant ne pas hypothéquer sa sécurité.
En ce qui concerne l’Ukraine, on constate que le camp occidental cherchait à l’attirer en son sein depuis 1991, comme le reconnait Victoria Nuland. Le mémorandum de Budapest aurait dû interrompre ces manœuvres, attentatoires à la souveraineté de l’Ukraine.
La Charte de sécurité, instaurée en 1999 par l’OSCE aurait dû également arrêter ces manœuvres d’attraction de l’Ukraine vers l’Union européenne et l’OTAN, puisqu’elle interdit de considérer qu’un pays fait partie d’une zone d’influence.
Le nationalisme ukrainien utilisé pour créer un conflit entre deux peuples très proches a produit des lois linguistiques intolérantes, contraires à la Charte de Paris pour une nouvelle Europe.
L’Union européenne sert d’entremetteur aux USA pour attirer les pays proches de la Russie dans l’alliance antirusse qu’ils dirigent. Lorsque qu’elle sait que ses propos sont consignés, Victoria Nuland parle d’entraîner l’Ukraine, pour son bien, dans l’Union Européenne. Losqu’elle ignore qu’on l’écoute, elle livre le fond de sa pensée « Fuck the EU »
L’Occident fait en Ukraine ce qu’il reprochait à Staline par rapport à la Tchécoslovaquie : organiser un changement de pouvoir dans un pays souverain tout en prétendant qu’il s’agit d’un mouvement spontané du peuple concerné.
La chute du mur de Berlin et les belles promesses pour l’avenir de l’Europe censée devenir un havre de paix et de tolérance, ont déçu les espoirs mis en eux par la population. Faute d’avoir pu museler des intérêts extrêmement puissants dissimulés derrière les beaux discours, l’Europe vit une nouvelle guerre en son sein. Nous n’aurons jamais de paix durable tant que des intérêts colossaux pourront la miner. Et nous ne pourrons neutraliser ces forces nuisibles que si nous les démasquons.
Notes:
[1] (le lecteur pressé peut sauter cette première partie, les références reprises dans la partie suivante lui permettront de s’y reporter)
[2] Source : le site de l’Otan lui-même : https://www.nato.int/docu/speech/1990/s900517a_f.htm
[3] Voir https://www.robert-schuman.eu/fr/syntheses/0101-les-etats-unis-reorganisent-leurs-forces-militaires-en-europe
[4] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1886
[5] https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49635.htm
[6] https://www.nato.int/docu/speech/2007/s070709c-f.pdf
[7] https://2009-2017.state.gov/p/eur/rls/rm/2013/dec/218804.htm
Source : Investig’Action
https://www.investigaction.net/fr/…
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