Une habitante palestinienne de la ville de Hébron, en Cisjordanie occupée,
le 9 novembre 2021. © Hazem Bader / AFP

Par René Backmann

Accusés par un rapport d’Amnesty international de pratiquer une politique d’apartheid à l’égard des Palestiniens, les dirigeants israéliens ont réagi en accusant l’ONG d’antisémitisme. Quand comprendront-ils que cet argument est épuisé et que, s’ils ne veulent plus être accusés de ségrégation raciale, le meilleur moyen est de changer de politique ?

Amnesty International a publié mardi un rapport qui accuse Israël de commettre le crime d’apartheid à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie, de la bande de Gaza et d’Israël. Rédigé au terme de cinq mois d’enquêtes de terrain, de recherches, d’investigations, d’interviews, et après la consultation de plusieurs dizaines d’experts, chercheurs, acteurs et témoins divers, israéliens, palestiniens et étrangers, ce document de 280 pages, qui s’appuie aussi sur l’étude de 34 situations précises jugées « emblématiques », est sans appel. Oui, Israël pratique une politique d’apartheid.

Les auteurs du rapport, qui dénoncent « l’inaction de la communauté internationale » et « l’impunité dont bénéficie Israël depuis plus de sept décennies », constatent que « les autorités israéliennes traitent les Palestiniens comme un groupe racial inférieur, défini par son non-judaïsme », notamment depuis l’adoption de la loi de 2018 définissant Israël comme « l’État-nation du peuple juif ».

Depuis la fragilité du statut de résident à Jérusalem jusqu’à la pratique de la torture par le Shin Bet (service de sécurité intérieure israélienne), en passant par les arrestations et détentions sans mandat ou les consignes de tir pour tuer ou provoquer des blessures graves, les manifestations de cette discrimination sont innombrables et permanentes, affirme le document.

Pour Amnesty, la quasi-totalité des administrations civiles et des autorités militaires israéliennes, ainsi que les institutions gouvernementales sont impliquées dans l’imposition du système d’apartheid aux Palestiniens. Et cela quelle que soit la définition que l’on choisisse du crime d’apartheid.

Rigoureusement documentée et adossée à une analyse juridique implacable, cette accusation est encombrante pour les dirigeants israéliens d’aujourd’hui qui cherchent à faire oublier le climat de tension des années Netanyahou. Mais ce n’est pas une nouveauté, encore moins une surprise.

Série de rapports

Depuis deux ans, quatre autres études au moins, tout aussi rigoureuses que celle d’Amnesty, ont affirmé et démontré que le crime d’apartheid est commis par Israël. En juin 2020, l’ONG israélienne Yesh Din (« Il y a une justice ») a publié sous le titre « L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le crime d’apartheid : avis juridique » l’étude d’un groupe d’experts – avocats, magistrats (dont un ancien procureur de l’État), politologues – chargés d’établir si, au regard du droit, Israël pouvait être accusé de perpétrer le crime d’apartheid.

Composante majeure, à leurs yeux, de la situation d’apartheid, la présence, dans le même espace géographique, de deux groupes nationaux, dont l’un a un statut inférieur, l’autre dominant, est évidente en Cisjordanie où coexistent des Juifs israéliens et des Palestiniens. Les seconds constituant 86 % de la population totale.

Mais à « la domination et l’oppression » de l’occupation militaire, s’ajoute, relevaient-ils, la présence d’une importante population de colons. Ce qui, indiscutablement, constitue « un élément du crime d’apartheid ».

« C’est une constatation difficile à faire, avouait le rédacteur du rapport, l’avocat Michael Sfard, mais la conclusion de cet avis est que le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Les auteurs du crime sont israéliens et les victimes sont les Palestiniens. L’annexion rampante qui se poursuit, sans parler de l’annexion officielle d’une partie de la Cisjordanie, par une législation qui y appliquerait la loi et l’administration d’Israël, est un amalgame des deux régimes. Ce qui pourrait renforcer l’accusation, déjà entendue, selon laquelle le crime d’apartheid n’est pas commis seulement en Cisjordanie. Et que le régime israélien dans sa totalité est un régime d’apartheid. Qu’Israël est un État d’apartheid. C’est lamentable et honteux. Et même si tous les Israéliens ne sont pas coupables de ce crime, nous en sommes tous responsables. C’est le devoir de tous et de chacun d’agir résolument pour mettre un terme à la perpétration de ce crime. »

Sept mois plus tard, en janvier 2021, B’Tselem, le centre israélien d’information sur les droits humains dans les territoires occupés, confirmait le constat dans un document dont le titre était éloquent : « Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est l’apartheid ». Diviser, séparer, régner : ainsi pouvait se résumer, selon B’Tselem, la stratégie conçue et appliquée par Israël pour imposer son autorité sur la totalité de son « espace géographique ».

Ici, constataient les auteurs de l’étude, « les citoyens juifs vivent comme si la région entière était un espace unique (à l’exception de la bande de Gaza). La Ligne verte ne signifie à peu près rien pour eux : qu’ils vivent à l’ouest, à l’intérieur du territoire souverain d’Israël, ou à l’est, dans des colonies qui ne sont pas formellement annexées à Israël, cela n’a pas d’importance pour leurs droits ou leur statut.

L’endroit où les Palestiniens vivent, en revanche, est crucial. Le régime israélien a divisé la zone en plusieurs unités qu’il définit et gouverne différemment, accordant aux Palestiniens des droits différents dans chacune. La division n’est pertinente que pour les Palestiniens. L’espace géographique, qui est d’un seul tenant pour les Juifs, est une mosaïque fragmentée pour les Palestiniens ». Et à cette séparation territoriale s’ajoute donc, aggravant encore la discrimination infligée aux Palestiniens, un système complexe de lois, de règles, d’ordres, de consignes, d’usages, qui fait d’eux des citoyens de seconde classe.

Mécanisme de la colonisation

C’est B’Tselem encore, associé à une autre ONG israélienne, Kerem Navot, spécialiste de l’étude du développement de la colonisation dans les territoires occupés, qui a publié, trois mois après le document précédent, un rapport démontant le mécanisme de la colonisation, instrument majeur de la stratégie d’apartheid adoptée par Israël. Après avoir identifié et analysé les multiples incitations fiscales et financières offertes aux Israéliens pour les inviter à s’installer dans les colonies des territoires occupés et les entraves, tout aussi nombreuses, imposées aux Palestiniens pour les dissuader d’y rester, le document estime que « la politique de colonisation est une expression claire du régime israélien d’apartheid qui recourt à de multiples moyens pour promouvoir et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre groupe – les Palestiniens – dans toute la région qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée ».

« Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution ». C’est sous ce titre, enfin, qu’une autre ONG internationale, Human Rights Watch, a publié en avril 2021 un long rapport de 220 pages qui étudie en détail les conditions de vie, le statut juridique et civique des Palestiniens, ainsi que la stratégie utilisée par Israël pour maintenir sa domination. Il concluait « que le gouvernement israélien a démontré son intention de maintenir la domination des Israéliens juifs sur les Palestiniens à travers Israël et le territoire palestinien occupé ». « En Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, cette intention s’est accompagnée d’une oppression systématique des Palestiniens et d’actes inhumains commis à leur encontre. Lorsque ces trois éléments sont présents simultanément, ils constituent le crime d’apartheid. »

Qu’aujourd’hui un rapport de plus dénonce Israël comme un État pratiquant l’apartheid, voire comme un État d’apartheid, n’a donc rien d’étonnant. C’est désormais un fait admis par les familiers impartiaux du dossier. Ce qui est étonnant, c’est la réaction du gouvernement israélien. Car, comme l’écrit le quotidien Haaretz, Israël a apporté une « réponse hystérique », digne des pires heures de la paranoïa nationaliste de Netanyahou, à la publication du document d’Amnesty.

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D’abord en déclenchant, avant même que le rapport soit rendu public, un contre-feu de communication qui a abouti à l’effet inverse de celui qui était recherché. Car l’offensive diplomatique et médiatique massive, ordonnée par le premier ministre israélien Naftali Bennett et son ministre des affaires étrangères – et futur successeur – Yaïr Lapid, a attiré l’attention sur un document qui, sans cela, aurait connu le sort infiniment plus discret de ses prédécesseurs.

D’autre part, en ressortant de la boîte à outils de « Bibi » un vieil argument désormais très émoussé : l’accusation d’antisémitisme. Qui peut encore croire – mis à part chez les partisans aveugles de la droite nationaliste israélienne –, que les dirigeants israéliens de Yesh Din, de B’Tselem, ou de Kerem Navot sont des antisémites ? Qu’un homme comme Avraham Burg, ancien président de la Knesset, de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste mondiale, qui dénonce le « statut inférieur » assigné désormais aux Palestiniens, est un antisémite ? Que les responsables et militants d’Amnesty international ou de Human Rights Watch sont des antisémites ?

Combien de temps, combien de rapports d’ONG faudra-t-il aux dirigeants israéliens pour comprendre que, s’ils ne veulent plus être accusés de pratiquer une politique de ségrégation raciale, le meilleur moyen n’est pas de dénoncer l’antisémitisme de leurs procureurs, mais de changer de politique ?

René Backmann

Source : Mediapart
https://www.mediapart.fr/…