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Par Abby Baggini & Farah N. Jan
Les dirigeants de Riyad et de Téhéran commencent à se rendre compte que leur relation conflictuelle ne sert plus les intérêts de leurs pays.
Source : Responsible Statecraft, Abby Baggini, Farah N. Jan
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les efforts de l’Arabie saoudite pour réduire sa dépendance aux exportations de pétrole et diversifier son économie créent de nouveaux modèles de partenariats et de rivalités régionaux. Les ambitions du Royaume de devenir un centre financier régional pour les affaires mondiales et le tourisme – liées à l’objectif central de la survie de la maison des Saoud – le poussent à revoir sa relation longtemps tendue avec l’Iran.
Au cours des dernières semaines de 2021, l’Organisation de la coopération islamique s’est réunie à Islamabad pour faire face à la crise humanitaire en cours en Afghanistan. Alors que les ministres des Affaires étrangères discutaient de l’engagement du groupe envers le peuple afghan, une évolution majeure de la politique régionale s’est déroulée discrètement en marge du sommet : le ministre iranien des Affaires étrangères, Amir Hossein Abdollahiyan, a rencontré le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faisal Bin Farhan Al Saud. La réunion à Islamabad était la cinquième d’une série d’entretiens directs entre les hauts responsables saoudiens et iraniens.
Le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman a exprimé l’espoir que « les discussions avec l’Iran aboutissent à des résultats tangibles pour renforcer la confiance et relancer les relations bilatérales. » Le président iranien Ebrahim Raisi a déclaré qu’il n’y avait aucun obstacle à la reprise des « liens diplomatiques » avec le royaume. Les pourparlers entre l’Arabie saoudite et l’Iran représentent une évolution importante pour les deux rivaux régionaux qui se livrent à des guerres par procuration dans la région depuis plus d’une décennie.
Ce changement de cap dans la politique étrangère saoudienne témoigne de l’insécurité politique et économique du Royaume dans la région et du rééquilibrage de ses liens avec le monde musulman. Il signale également le rôle clé joué par deux puissances médiatrices : le Pakistan et la Chine.
Alors, que se passe-t-il ?
Au cours de ces dernières années, Riyad s’est senti étouffé économiquement et politiquement par ses concurrents régionaux, en particulier les Émirats arabes unis. Pour la Maison des Saoud, ces préoccupations sont existentielles, car la survie de la monarchie repose sur sa capacité à garantir la stabilité économique et politique de la nation. Pour le prince héritier, la guerre par procuration avec l’Iran au Yémen constitue un obstacle majeur à la transformation du pays en centre financier régional.
Pour diversifier l’économie de l’Arabie saoudite, Mohammad Bin Salman a annoncé en 2016 son projet Vision 2030, un plan ambitieux de plusieurs milliards de milliards de dollars destiné à stimuler les réformes sociales et économiques dans tout le pays. L’une des clés de Vision 2030 est le développement de l’industrie touristique saoudienne, qui a été laminée par la Covid-19 et longtemps éclipsée par Dubaï. La pandémie a entraîné une baisse de 45 % du tourisme religieux, soit une chute de 28 milliards de dollars de revenus en 2020.
Plus récemment, l’Arabie saoudite s’est sentie dépassée par ses voisins sur le plan politique et diplomatique. Les Émirats, notamment, jouent un rôle de plus en plus important dans la diplomatie régionale, ayant normalisé leurs relations avec Israël. Les Émirats arabes unis continuent de cultiver leur pouvoir d’influence sur la Turquie et remodèlent la géopolitique de la Corne de l’Afrique. Pendant ce temps, l’Arabie saoudite a été préoccupée par sa coûteuse guerre au Yémen, où la campagne militaire contre les rebelles houthis soutenus par l’Iran a coûté environ 265 milliards de dollars.
Traditionnellement, le Royaume a pu se tourner vers les États-Unis et l’Occident pour obtenir un soutien. Cependant, l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018 a créé un important problème d’image pour le Royaume d’Arabie saoudite et a entravé la capacité de MBS à renforcer ses liens avec les administrations Trump et Biden. Washington se détournant du Moyen-Orient, il devient clair pour Riyad que les États-Unis ne fourniront plus le même soutien quasi inconditionnel qu’ils avaient autrefois offert au Royaume.
Si, en théorie, l’Arabie saoudite pourrait également développer ses relations avec Israël, cette proposition semble peu probable à la lumière des exigences saoudiennes de longue date « pour mettre fin à l’occupation de toutes les terres arabes occupées par Israël en 1967. Sans compter que l’opinion publique saoudienne elle-même n’accepterait jamais un rapprochement total avec Tel Aviv, car elle perçoit Israël comme la plus grande menace pour la sécurité régionale. Par conséquent, Riyad a reconnu qu’il devait faire de plus en plus appel au monde musulman au sens large. Toutefois, il ne peut y parvenir s’il reste aussi hostile à l’Iran que dans un passé récent.
Flirter avec l’ennemi
Il y a tout juste deux ans, l’Arabie saoudite, qui a longtemps dominé l’Organisation de la coopération islamique (OIC), a empêché l’Iran de participer à une réunion de l’OIC à Djeddah en refusant de délivrer des visas à sa délégation. Lorsque le Royaume a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran en 2016, l’OCI a publié une résolution au libellé ferme pour soutenir Riyad, condamnant Téhéran pour son ingérence dans les affaires régionales et son soutien au terrorisme.
Une telle animosité a longtemps été caractéristique des relations entre le Royaume et l’Iran, dont la rivalité a historiquement divisé le Moyen-Orient en deux factions distinctes et concurrentes. Toutefois, la dernière réunion à Islamabad représente un réchauffement potentiel des relations, conformément aux objectifs stratégiques saoudiens plus larges. Alors que les Saoudiens étaient autrefois réticents à l’idée de coopérer avec l’Iran, ils sont peut-être en train de lentement conclure que le rapprochement avec Téhéran est dans le meilleur intérêt du Royaume pour gagner en importance dans la région. Plus important encore, la coopération entre Riyad et Téhéran leur donnerait un plus grand contrôle sur les prix du pétrole, car ils représentent 35,5 % des réserves de pétrole de l’OPEP. La stabilité des prix du pétrole est essentielle à la stabilité économique de ces deux pays. Les deux puissances, dont les régimes dépendent de la stabilité économique pour leur survie, ont tout à gagner à intensifier leur timide détente en 2022.
La Chine joue les entremetteuses
Le rapprochement de Riyad et de Téhéran bouleverserait considérablement l’ordre politique actuel de la région, créant son propre ensemble de gagnants et de perdants. Les États-Unis auraient beaucoup à perdre, tandis que la Chine aurait beaucoup à gagner.
Alors que les États-Unis tentent de mettre en œuvre leur stratégie de « Pivot vers l’Asie » et de désengagelent du Moyen-Orient, la Chine a saisi cette occasion pour renforcer son influence dans la région. Elle l’a fait par divers moyens économiques, militaires et diplomatiques, notamment en concluant des accords sur les missiles balistiques avec l’Arabie saoudite et en signant un accord de coopération de 25 ans avec l’Iran. À tous égards, les deux rivaux se ressemblent de plus en plus dans leur affinité mutuelle avec Pékin.
Étant donné que l’Arabie saoudite et l’Iran sont les principaux partenaires commerciaux de la Chine au Moyen-Orient, la stabilité entre les deux rivaux serait avantageuse pour les transactions de Pékin dans la région. C’est pourquoi la Chine, ainsi que le Pakistan, jouent un rôle essentiel pour faciliter la détente entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Après tout, la poursuite des pourparlers entre l’Iran et l’Arabie saoudite correspond au plan plus large en cinq points de Pékin pour le Moyen-Orient, dans lequel elle encourage « la résolution politique des points chauds et la promotion de la paix et de la stabilité au Moyen-Orient. »
Notamment, la Chine, qui a participé au dernier sommet de l’OCI, a nommé son premier représentant au Comité des représentants permanents de l’Organisation en juin dernier. Par le passé, la Chine a manifesté son intérêt pour l’obtention du statut d’observateur auprès de l’OCI. Quelques mois après la nomination de l’ambassadeur Chen Weiqing, le ministre iranien des Affaires étrangères s’est entretenu par téléphone avec le secrétaire général de l’OCI, Yousef Al-Othaimeen, pour la première fois en quatre ans. (Al-Othaimeen était auparavant le ministre des Affaires sociales du Royaume).
Ces pas, petits mais significatifs, vers un rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran coïncident avec les efforts de Pékin pour transcender les rivalités traditionnelles et contester l’hégémonie des États-Unis dans la région. Si l’administration Biden veut maintenir un certain niveau d’influence dans la région, il devient de plus en plus clair qu’elle ne peut pas permettre à la région de devenir le théâtre d’une compétition féroce entre grandes puissances dans laquelle elle oblige les États du Moyen-Orient à choisir entre elle et Pékin.
La voie à suivre
Les deux États continueront probablement à améliorer leurs relations au cours de la nouvelle année, car il en va de l’intérêt de Riyad et de Téhéran. Pour le régime iranien, dont le déficit budgétaire mensuel est estimé à 1 milliard de dollars, la détérioration de son économie pourrait inciter davantage à un rapprochement avec l’Arabie saoudite. En outre, pour l’Arabie saoudite, les alternatives sont limitées pour atteindre ses objectifs économiques. Riyad ressent déjà les effets de la chute des revenus pétroliers tandis que la pandémie aggrave le déclin de l’ère pétrolière arabe. Selon Capital Economics, le Royaume représentait autrefois près de 30 % des exportations mondiales de pétrole ; aujourd’hui, ce chiffre est tombé à environ 12 % seulement. Les 444 milliards de dollars de réserves de l’Arabie saoudite ne couvriraient que deux années de dépenses au rythme actuel.
Si les objectifs de la Vision 2030 du Royaume ne sont pas atteints, cela pourrait être désastreux pour le prince héritier et l’économie saoudienne. Si l’année 2021 a été une indication, une détente saoudo-iranienne est non seulement imminente mais vitale pour les deux rivaux.
Source : Responsible Statecraft, Abby Baggini, Farah N. Jan, 11-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Source : Les Crises
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