Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov,
à gauche, avec le président Vladimir Poutine en 2017. (Le Kremlin)
Par Patrick Lawrence
Il est impératif que Moscou maintienne la ligne rouge dans l’intérêt d’un nouvel ordre de sécurité en Europe et d’un ordre mondial durablement stable.
Par Patrick Lawrence
Paru le 25 janvier 2022 sur Consortium News
« Ils doivent comprendre », a déclaré Sergueï Lavrov dans l’une de ses nombreuses déclarations publiques la semaine dernière, « que la clé de tout est la garantie que l’OTAN ne s’étendra pas vers l’est. »
Le ministre russe des Affaires étrangères a répété cette pensée presque à l’infini ces derniers temps. Il parle, bien sûr, de l’administration Biden et des diplomates qui portent ses messages aux autres.
Voici une autre des récentes déclarations de Lavrov :
« Nous sommes très patients… nous avons été exploités (we have been harnessing) pendant très longtemps, et maintenant il est temps pour nous de partir. »
Je ne sais pas exactement ce que Lavrov entend par « “harnessing burdens » [« fardeaux »]. Je soupçonne qu’il s’agit d’un problème de traduction et qu’il a dit quelque chose de plus proche de « porter des fardeaux ». Mais ce qu’il veut dire quand il dit qu’il est temps pour la Russie de partir est parfaitement clair : Il veut dire qu’il est temps d’aller au-delà du statu quo, d’abandonner les accords de sécurité de l’après-guerre froide qui ont permis à l’OTAN, au nom de l’alliance atlantique, d’agresser les frontières occidentales de la Fédération de Russie plus ou moins à volonté depuis la fin de l’Union soviétique.
Tout ce que Lavrov, le président Vladimir Poutine et d’autres responsables russes ont dit et fait depuis la reprise de la crise ukrainienne à la fin de l’année dernière indique une réalité simple et dure comme le granit. En conséquence des nombreuses mesures provocatrices que l’Occident, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont prises en Ukraine au cours de l’année écoulée, notre planète a désormais une toute nouvelle ligne rouge gravée sur elle.
J’espère que la Russie la tracera dans l’écarlate le plus profond. En tant que tactique diplomatique, les lignes rouges ne sont pas très souvent recommandées : Elles ont tendance à mettre le peintre de la ligne dans un coin. Celle-ci est absolument nécessaire si nous voulons voir un nouvel ordre de sécurité en Europe. Un nouvel ordre de sécurité en Europe est indispensable si nous voulons parvenir à un ordre mondial durable et stable à notre époque.
Nous lisons ici et là des comparaisons entre la crise ukrainienne et la crise de l’autre côté du détroit de Taïwan, que les États-Unis ont également évoquées ces derniers temps. La Russie est à l’Ukraine ce que la Chine est à Taiwan, ce genre de choses. La géopolitique n’est pas si simple. Mais si cela obscurcit certaines choses, cela en éclaire d’autres. La Russie ne veut pas plus « envahir » l’Ukraine que la Chine ne veut réaffirmer par la force sa souveraineté légitime sur Taïwan.
La ligne rouge de Pékin sur toute suggestion d’indépendance de Taïwan est, à mon avis, la plus sévère qu’une nation ait tracée de nos jours. Seuls les plus stupides des stupides à Washington – au Capitole, au Pentagone – refusent de comprendre cela.
La ligne rouge de Pékin
La ligne rouge de la Chine est aussi vieille que la retraite du Kuomintang vers Taïwan après la prise de Pékin par Mao en octobre 1949. Si elle ne veut pas d’un conflit désordonné et coûteux sur le plan international de l’autre côté du détroit de Taïwan, ce qui est sage, cela ne veut pas dire que la ligne sur la question de la souveraineté est moins rouge.
Elle est la même, mais aussi différente dans le cas de l’Ukraine. La dernière chose que le Kremlin souhaite est d’affirmer sa souveraineté sur la scène corrompue et rampante avec les nazis en Ukraine. Mais Moscou a clairement fait savoir, au cours du mois dernier, que sa ligne rouge n’est pas plus négociable que celle de la Chine dans le cas de Taïwan.
Que la ligne rouge de la Russie soit très rouge, alors. Qu’elle brille dans l’obscurité.
Pourquoi est-ce que je dis cela ? C’est simple : Ce dernier cycle de la crise ukrainienne, qui a commencé lorsque les États-Unis ont cultivé et finalement dirigé le coup d’État de 2014 à Kiev, montre clairement que Washington et Londres, avec les capitales du continent ambivalentes à leur remorque, ne vont pas cesser d’agresser vers l’est jusqu’à la frontière de la Russie jusqu’à ce qu’on les oblige à s’arrêter – à une ligne rouge.
Selon les apparences, il semble que le président américain Joe Biden, le secrétaire d’État Antony Blinken et les responsables des opérations secrètes à Washington ne comprennent pas cela. Biden, dans ses discours et déclarations publiques flous, et Blinken, dans ses nombreuses rencontres diplomatiques, indiquent très clairement qu’ils n’envisageront jamais une déclaration limitant l’expansion de l’OTAN, ou toute autre circonscription des futures relations de l’Ukraine avec l’OTAN et plus largement l’alliance occidentale.
Lors de l’échange Blinken-Lavrov à Genève vendredi dernier, notre secrétaire à la guitare n’a pas donné à son homologue de réponses écrites à la demande de Moscou d’engagements formels sur l’Ukraine et sur la question plus large des arrangements de sécurité en Europe de l’Est. Au lieu de cela, il a promis que Washington les fournirait dans le courant de la semaine. Nous devons attendre cela.
Pas en espérant, je dois rapidement ajouter. Je ne vois guère de chances que les États-Unis et l’OTAN, qui ont également reçu les propositions de la Russie dans un projet d’accord distinct le mois dernier, fassent avancer les choses sur l’une ou l’autre de ces questions, indépendamment de ce que Washington mettra sur papier cette semaine.
Cela signifie-t-il que les États-Unis, le Royaume-Uni et l’OTAN ne voient pas la ligne rouge ? Ne comprennent-ils pas, dans le sens où Lavrov utilise ce mot, que l’acceptation de la nouvelle ligne rouge « est la clé de tout » ?
Biden, c’est vrai, est à un pas de la vie assistée, s’il ne l’exige pas déjà derrière les fenêtres de la Maison Blanche. Blinken, tout aussi vrai, est quelque part entre un Schlemiel (l’empoté qui renverse une bouteille de vin à table) et un Schlimazel (celui sur les genoux duquel le vin se répand).
Biden, Blinken et des caddies de golf comme le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg : Il est impossible d’accepter qu’ils ne sachent pas bien ce que Moscou vient de faire, la profondeur et la teinte de la ligne qu’elle a tracée. La seule exception ici est Boris Johnson. Le dernier Premier ministre britannique, qui semble être sorti d’un sketch des Monty Python, est peut-être trop stupide pour savoir l’heure qu’il est.
Nous pouvons maintenant juger l’impasse actuelle entre la partie anglophone de l’Occident et la Russie pour ce qu’elle est. Washington, Londres et Bruxelles voient la ligne rouge aussi clairement que quiconque et, résistant à la réalité du moment, mènent un combat d’arrière-garde contre ce que cela signifie pour l’ »architecture de sécurité » de l’Europe.
Une provocation de trop
Ils savent qu’ils ne peuvent pas gagner une guerre contre la Russie sur le sol ukrainien. Et en conséquence ils ne la mèneront pas; à moins qu’une grave erreur ne soit commise. Comme Scott Ritter vient justement de l’écrire dans Consortium News, et comme Marshall Auerback l’a précédemment soutenu dans The Scrum, l’Ukraine se présente comme une provocation de trop pour Washington, Londres et Bruxelles. C’est Kiev comme Waterloo. C’est la fin de l’expansionnisme occidental.
La semaine dernière, les États-Unis ont livré le premier envoi d’armes d’une valeur de 200 millions de dollars qu’ils ont promis à l’Ukraine. En ce moment même, la Grande-Bretagne transporte des troupes et du matériel depuis des dépôts en Angleterre et en Écosse. Et la Maison Blanche parle de déployer des troupes en Europe de l’Est.
Cela s’ajoute à toutes les autres aides que ces deux nations ont fournies à Kiev ces dernières années – depuis le coup d’État de 2014, en fait. Qu’en est-il de ceci, peut-on se demander.
Ma réponse : Il s’agit de maintenir la tension et le danger au plus haut niveau possible le plus longtemps possible. Cette circonstance, si l’on prend du recul pour la considérer, répond à tous les objectifs fondamentaux de l’Occident. La dernière fois que cela s’est produit, notez-le bien, cela a duré quatre décennies. C’est une pensée déprimante, mais c’est vraisemblablement ce qui nous attend. On ne l’appelle pas la deuxième guerre froide pour rien.
Il y a – qui pourrait la manquer ? – la guerre de l’information que l’Occident, États-Unis et Grande-Bretagne en tête, mène sur la crise ukrainienne. Par son ampleur et son acharnement, elle pourrait bien être inégalée. L’idée que les troupes russes sur le sol russe sont agressives, mais que le personnel américain et britannique en Ukraine fait simplement ce qu’il faut, est présente depuis de nombreux mois.
La semaine dernière, nous avons appris que la Russie avait envoyé des soldats ou des mercenaires en civil en Ukraine, que des agents des services de renseignement préparaient une opération sous faux drapeau contre les habitants de Donbass qu’elle soutient et que, depuis dimanche, elle s’apprête à installer un ancien législateur du même parti que Viktor Ianoukovitch en tant que président fantoche dans le cadre d’une opération de coup d’État élaborée par ses soins.
Je ne me remettrai jamais de la maladresse et du manque de rigueur de la propagande émanant des agences de renseignement occidentales.
The Info Op
Cette opération d’information semble servir trois objectifs. Il s’agit, sans ordre particulier, de brouiller la causalité afin de rendre la Russie responsable de cette crise, d’entretenir la peur et l’ignorance du public en Occident et de garder toutes les options ouvertes dans le cas très improbable où une guerre éclaterait.
Pensez à ce dernier point : Les histoires de fantômes sur les espions russes prêts à faire sauter les réseaux électriques, les tours de communication et les réserves d’eau permettent effectivement aux fous de Kiev ou aux agents secrets de l’Ouest de déclencher un conflit et de montrer Moscou du doigt.
En ce qui concerne la causalité, voici un paragraphe d’un article de Reuters publié lundi après-midi :
« La Russie nie avoir planifié une invasion. Mais, après avoir provoqué la crise en encerclant l’Ukraine avec des forces venues du nord, de l’est et du sud, Moscou cite maintenant la réponse occidentale comme preuve pour soutenir son récit selon lequel la Russie est la cible, et non l’instigateur, de l’agression. »
La première phrase de ce paragraphe est correcte. Tout le reste y est totalement faux, perpendiculaire à la vérité. Il est essentiel de prêter attention à ces choses : C’est ce genre de mensonge qui a permis à la Première Guerre froide d’entrer dans les livres d’histoire comme étant en quelque sorte le résultat d’une intention maligne de la Russie – la Russie qui venait de perdre 20 à 27 millions de personnes et dont l’économie était en ruine.
Y a-t-il quelque chose de bon à dire sur la crise ukrainienne alors que nous entrons dans une nouvelle semaine ? Pas grand-chose, même si l’Occident se montre assez sage pour ne pas se lancer dans une guerre qu’il ne peut pas gagner. Mais il y a quelques points à surveiller.
Premièrement, j’espère que la Russie tiendra sa ligne rouge et qu’elle parviendra, à terme, à forcer un redécoupage de la carte de la sécurité le long de sa frontière occidentale et en Europe. Deuxièmement, tant que Biden-Blinken insisteront sur un régime de sanctions s’ajoutant aux sanctions sans fin si la Russie « envahit » l’Ukraine, nous assisterons à une désunion croissante de l’alliance atlantique. Plus il y en aura [de sanctions, Ndt], mieux ce sera.
Les Allemands et les Français ne veulent pas faire partie de ce cirque anglo-américain, si vous ne l’avez pas remarqué. L’Allemagne, il faut le noter, a refusé à la Grande-Bretagne les droits aériens pour ses transports d’armes. Berlin et Paris ne sont peut-être pas dirigés par des rois philosophes, mais un continent plus indépendant au sein de l’alliance occidentale est sans aucun doute un élément positif net, comme nous l’avons déjà fait valoir dans cet espace à de nombreuses reprises.
Une dernière réflexion à ce sujet. Parmi ces sanctions, il y a celle qui suspendrait la Russie du système de règlement financier connu sous le nom de SWIFT. Je lis maintenant que les États-Unis se retirent de cette sanction parce qu’elle inciterait Moscou et Pékin à accélérer les plans déjà en cours pour développer un système indépendant de SWIFT et non soumis aux caprices géopolitiques de Washington.
Pour une fois, ils font preuve d’intelligence à l’intérieur du Beltway. C’est exactement ce que cela ferait.
La coalescence des puissances non occidentales, dont la Russie et la Chine sont loin d’être les moindres, est une réalité qui dépasse largement le cours de la crise ukrainienne et de telle ou telle sanction. Les campagnes incessantes menées ces dernières années contre les Chinois et les Russes dans le cadre de la guerre froide sur deux fronts ont largement contribué à encourager l’unité entre les deux. Cela ne s’inversera en aucune circonstance.
Désunion à l’Ouest, unité dans le non-Ouest. Il y a des hauts et des bas. Ce sont peut-être les lignes rouges – celles de Moscou, de la Chine – qui font la différence entre les uns et les autres.
Patrick Lawrence
Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier livre est Time No Longer : Les Américains après le siècle américain. Suivez-le sur Twitter @thefloutist. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
Source : https://consortiumnews.com/2022/01/25/patrick-lawrence-russias-red-line/
Traduction: Arrêt sur info
Source : Arrêt sur Info
https://arretsurinfo.ch/…
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