Image : via Al-Mayadeen
Par Makram Khoury-Machool
En tant que professionnel de l’information dans les années 1980 et 1990, le Dr Makram Khoury-Machool a été le journaliste qui a annoncé le déclenchement de l’Intifada en décembre 1987. Il a reçu une balle en plein visage et son reportage est devenu un événement médiatique.
Un long film, dont nous ne voyons pas encore la fin, a commencé par une longue attente à l’arrêt de taxi de Gaza à Jaffa. Il n’y a pas eu un seul taxi pendant une heure. Puis, est arrivé un taxi dont le chauffeur Gazaoui, qui s’était retrouvé coincé avec son taxi à Jaffa, m’a pris en hésitant.
Tout au long du chemin, il a continué à exprimer ses doutes : “Je ne sais pas si c’est une bonne idée de retourner à Gaza aujourd’hui. Nous savons tous que si le service arabe de la radio ‘Israël’ dit que la situation est calme, c’est que le contraire est vrai.”
Il était un peu plus de 9h30, lorsque je suis descendu du taxi à Bayt Hanun. J’avais rendez-vous une heure plus tard avec le leader au centre de la ville de Gaza.
Il n’y avait personne dans la rue. Au bout de quelques minutes, j’ai vu trois jeeps de l’armée sur le côté de la route, et non loin d’elles, plus de dix soldats, qui ont ouvert le feu sur l’une des routes secondaires. Je me suis mis à marcher vers le sud, en direction de Gaza, j’ai dépassé les soldats, et je me suis soudain retrouvé dans un no man’s land. Des centaines de manifestants s’avançaient vers moi, en lançant des cocktails Molotov, des pierres et des bâtons.
Derrière moi les soldats israéliens tiraient sur les manifestants. Ils visaient leur ventre, tout droit devant eux. J’entendais les balles siffler autour de moi. Je me demandais comment échapper aux balles quand je me suis rendu compte que j’étais couvert de sang. Je n’avais ressenti ni choc, ni douleur. C’était comme si on m’avait versé une bouteille de sang sur la tête.
J’ai sorti un kuffiyyah rouge et blanc de mon sac et je me suis bandé la tête avec.
Je me suis mis au bord de la route, à l’écart des tirs. Un taxi qui passait m’a pris en charge et m’a emmené à l’hôpital Shifa à Gaza. J’ai entendu des rafales de tirs pendant tout le trajet.
À l’entrée de l’hôpital, une trentaine de médecins en blouse blanche attendaient les blessés. J’étais le premier. Ils m’ont emmené dans la salle d’opération, et dix médecins, dont des chirurgiens, ont commencé à me soigner.
L’un d’eux a pris ma tension artérielle, un deuxième ma température ; un troisième a vérifié mon estomac ; un autre m’a relié à un appareil ECG. J’étais blessé au visage, à côté du nez. Pendant qu’ils me recousaient sous anesthésie locale, un garçon d’environ 17 ans a été amené à l’hôpital. Il avait été abattu par des soldats à Bayt Hanun. Depuis la table d’opération, j’ai vu dans le miroir le canon d’un pistolet qui s’agitait nerveusement sur le rebord de la fenêtre.
La deuxième victime est morte sur la table d’opération, juste à côté de moi.
J’ai quitté la salle d’opération et je me suis retrouvé dans la cour de l’hôpital. Sept soldats se tenaient sur le côté et arrêtaient tous les jeunes qui venaient s’enquérir de l’état de leurs camarades blessés. Je décidai néanmoins d’aller à mon rendez-vous. Là, un homme m’a conduit au chef.
La condition était que je ne sache ni son nom ni aucun détail permettant de l’identifier, comme son lieu de résidence, son lieu de travail et ses études. Plus tard, je l’ai vu en action, donnant des ordres, recevant des rapports, dirigeant des milliers de personnes contre l’armée. Par deux fois, j’ai vu des soldats de Tsahal faire retraite.
Il parle un arabe littéraire parfait et aussi un bon hébreu. Son discours est ouvert et décisif, émaillé de chiffres et de données. Toutes les demi-heures, il reçoit de ses collaborateurs des informations actualisées sur ce qui se passe dans la bande de Gaza. Autour de lui, j’ai vu cinq personnes qui l’alimentaient en nouvelles.
Pendant la journée, je l’ai accompagné dans différents endroits de Gaza et dans les camps de réfugiés de Jabalya nad Shati’. Il se tenait droit, ferme, presque immobile. Partout il attirait les gens comme par un aimant. Je discutais avec lui tout en marchant le long des chemins et des allées entre les maisons.
Les Gazaouis qui me voyaient à ses côtés me demandaient ce que je faisais là. Ils ont l’habitude que les journalistes, internationaux comme israéliens, s’installent au quartier général militaire ou alors se déplacent entourés de 20 jeeps, prennent quelques photos et s’en aillent.
Le chef m’a confié : “Nous avons dit à tous nos gens de ne pas croire les panneaux ‘Presse étrangère’, car les colons, l’armée et les occupants s’en servent pour se faire prendre en voiture et entrer dans la bande de Gaza”. Cependant, a-t-il ajouté, “les journalistes juifs progressistes sont les personnes les plus intelligentes et les mieux intentionnées d’Israël.”
Le bandage sur ma tête l’a sans doute rendu moins soupçonneux à mon égard. Pour autant que je puisse en juger, il m’a parlé franchement et avec beaucoup d’honnêteté :
“Ce ne sont pas vraiment des manifestations et ce n’est pas une révolte. C’est une guerre qui se poursuit 24 heures sur 24. Nous travaillons à tour de rôle. Nous avons demandé aux jeunes de se mettre devant, face au feu, et ils n’hésitent pas à le faire. Ils bloquent la route la plus importante pour l’armée. C’est la première fois dans l’histoire que cela se produit. Je parcours toute la bande et je vais dans les camps pour parler aux gens. Il n’y a pas que les écoliers qui manifestent. Tout le monde participe maintenant, de zéro à cent ans. Voici une femme de 55 ans qui a participé aux événements et qui a été frappée avec une matraque par les soldats. Les femmes n’ont pas peur. Quatre-vingt-dix pour cent des habitants de Gaza appartiennent à des groupes politiques. Ils n’ont pas besoin d’instructions de qui que ce soit. Les gens qui vivent sous l’occupation et l’oppression n’ont pas besoin d’être poussés à la révolte.”
Comment organisez-vous les manifestations maintenant ?
“Autrefois, c’était les jeunes qui démarraient les manifestations. Maintenant, tout le monde est dans la rue à 3 heures du matin. Pas dix ou vingt personnes, mais des centaines. Nous ne l’avons pas programmé, mais c’est devenu une habitude, des vagues de personnes sortent, à 3 heures du matin, à midi, en début de soirée. Du soir jusqu’à 3 heures du matin, nous dormons et nous organisons. Parfois, si la situation l’exige, nous sortons même à 22 heures, car pendant la nuit, l’armée ne contrôle pas efficacement les rues car elle ne connaît pas la topographie locale, c’est donc nous qui contrôlons. Par exemple, hier, dans le camp de réfugiés de Jabalya, il y a eu des manifestations toute la nuit et il n’y avait pas un seul soldat, alors qu’il y avait un couvre-feu. Les soldats ont tout simplement fui, car des milliers de personnes formaient une sorte de mur humain mobile, et rien ne peut fonctionner contre une chose pareille, ni une main de fer ni des balles.”
Vous n’avez pas peur ?
“C’est interdit. Il est tout simplement interdit d’avoir peur de quoi que ce soit. Les autorités d’occupation croyaient qu’en ne nous rendant le corps de nos morts que le soir et en nous obligeant à l’enterrer pendant la nuit, il n’y aurait pas de perturbation. Mais nous avons trouvé la solution. Nous enlevons le corps de l’hôpital et nous l’enterrons dans une sorte de manifestation spontanée. Nous avons interdit aux médecins de remettre les corps aux autorités militaires, et de toute façon, les médecins ne contrôlent pas la situation, car nous n’avons aucune difficulté à enlever les corps. Par exemple, ces derniers jours, nous avons enlevé quatre corps et organisé des funérailles nocturnes qui se sont transformées en manifestations. Alors toute la région, comme Khan Yunis hier, est sortie dans les rues. Pas une seule personne n’est restée chez elle. Trente-cinq mille personnes ont participé à ces funérailles au cours desquelles nous avons blessé sept soldats. Hier, j’ai fait plusieurs voyages, de Khan Yunis à Rafah et de Rafah à al-Burayj. Ils étaient des dizaines de milliers, et jusqu’à 3 heures du matin, l’armée n’a pas pu entrer. Il n’y avait que cinquante mètres entre les sentinelles de Gaza et l’armée, et l’armée n’osait tout simplement pas entrer.”
Sur une route secondaire, quelqu’un s’est approché de lui et lui a dit qu’un garçon de 17 ans avait été assassiné à Bayt Hanun. C’était le garçon qui était mort sur la table d’opération à côté de moi. On lui apportait sans cesse de nouvelles informations, comment le jeune avait été frappé, si c’était avec un bâton ou autre chose, sur quelle partie du corps, et où cela s’était produit.
Il m’a expliqué que la distribution de tracts de toute organisation était interdite, mais que s’il le voulait, il pouvait organiser la distribution de tracts tous les jours, sans problème [sic]. “Nous savons repérer leurs informateurs. Nous sentons leur présence, surtout le matin. L’armée cherche nos meneurs, mais elle n’en trouvera pas. Quand il y a un mot d’ordre, et que tout le monde sort dans la rue spontanément. Il n’y a pas de meneurs identifiables”.
Lorsque je l’ai interrogé sur le rôle du chef dans la direction des masses, il s’est montré modeste. “Non, je ne suis pas exactement un leader. Plutôt un donneur d’ordre.” Mais les heures que j’ai passées en sa présence ont montré que ses ordres sont exécutés avec une obéissance quasi religieuse.
Voici comment il voit les choses. “Sur les 650 000 habitants de la bande de Gaza, les autorités d’occupation en ont arrêté 47 000 jusqu’à présent. Chacun d’entre eux est devenu un leader là où il vit. L’arrestation crée un leader. La lutte politise des gens, et ils aiment cela parce qu’ils en ont besoin. Il faut être idiot pour penser que des forces extérieures contrôlent tout ce qui se passe à la base. Les gens appartiennent à toutes sortes d’organisations, qui sont comme des partis politiques de l’État naissant. Même ceux qui n’appartiennent à aucun groupe s’identifient à la lutte dans sa globalité.”
Au fil des ans, une sorte de haine tranquille s’est développée parmi les habitants de la bande de Gaza à l’égard de leurs compatriotes de Cisjordanie. Ils se sentent négligés, voire oubliés. Les journalistes qui rendent compte des événements dans les Territoires occupés partent généralement de Jérusalem occupée. Ils vont souvent jusqu’à Ramallah ou Bethléem, mais se rendent rarement à Gaza.
La Cisjordanie est donc généralement couverte par la presse, alors même que des événements bien plus importants se déroulant à Gaza sont ignorés par les médias.
La loyauté envers ce que l’on appelle “l’unité des rangs palestiniens” empêche les habitants de Gaza d’exprimer leur frustration, mais nombre d’entre eux ont le sentiment que la direction nationale en Cisjordanie les regarde de haut, comme les habitants d’une capitale considèrent habituellement ceux d’une province lointaine. Voilà ce que le chef, a bien voulu me dire à ce propos : “Les Gazaouis, s’ils décident de faire quelque chose, le font jusqu’au bout. La Cisjordanie est presque un paradis comparée à la bande de Gaza. Même une chose aussi simple qu’un passeport est refusée aux Gazaouis. La plupart d’entre eux n’ont qu’une carte de réfugié”.
C’est peut-être la raison pour laquelle la bande de Gaza s’est toujours distinguée par l’indépendance de ses actions. À la fin des années 1960, les groupes clandestins se sont organisés sous l’égide de l’une des organisations palestiniennes, mais même lorsque le contact était établi avec la direction extérieure, il était difficile de le maintenir.
Les décisions relatives aux activités étaient prises dans la bande de Gaza, et les résidents se procuraient généralement eux-mêmes les armes et le matériel de sabotage. Ces dernières années, il a été décidé de maintenir une séparation stricte entre les groupes armés et les militants considérés comme “politiques”. Aucun coup de feu n’a jamais été tiré sur l’armée par les manifestants, ce qui aurait été susceptible de provoquer un bain de sang. Les chefs locaux sont responsables de cette discipline.
“Chaque quartier a son propre chef (mukhtar), qui est généralement une personnalité importante. Du fait de sa conscience politique, de son charisme, et de la situation, il n’aura pas besoin de convaincre quiconque, il lui suffira de donner le signal. Chacun de ces leaders est déjà devenu un symbole. Dans un grand quartier, il y a deux ou trois leaders. Les détenus sont généralement des personnes politiques, qui appartiennent à un courant idéologique et pas nécessairement à une organisation particulière. Le leader crée autour de lui une masse organisée qui, à tout moment, peut aller faire ce qui est nécessaire. En fait, c’est l’armée notre cible. Nous ne manifestons pas quand elle n’est pas là. C’est elle que nous voulons affronter, par tous les moyens possibles.”
Évoquant l’efficacité de l’organisation, il a déclaré : “Hier, cinq cents femmes se sont rendues à Bayt Hanun, et elles n’ont été informées du déplacement que cinq minutes avant leur départ. Toutes les couches de la population sont en fait mobilisées comme dans une opération militaire. Nous sommes capables de bloquer, en quelques minutes, la principale voie de circulation menant à la sortie de la bande de Gaza lorsque nous voulons opérer à travers toute la bande, ainsi que notre courte expérience nous l’a appris. Quand l’armée dit qu’elle a ouvert la route principale, c’est un mensonge car la route est bloquée par notre peuple”.
“Les mosquées ne sont pas des centres d’incitation, ce ne serait pas correct”, a-t-il souligné. “Nous utilisons seulement les haut-parleurs de la mosquée, rien de plus. Maintenant, toute la communauté est unie dans un même front. Pour l’instant, peu importe les organisations, même si l’on sait que le Front populaire est plus révolutionnaire que le Fatah. Le Front populaire et le Fatah assurent la présence de base sur le terrain, même si en termes de nombre, le Fatah est plus important.”
Soudain, il a disparu. Je ne sais pas où. Il n’a pas dit au revoir, ni adieu. Je l’ai retrouvé environ une heure plus tard à l’hôpital Shifa, dans lequel ses forces étaient assiégées depuis cinq heures.
Peu après 11 heures, je suis arrivé au bâtiment de la Croix-Rouge, dans lequel environ deux cents avocats s’étaient barricadés depuis le matin. À 11 h 45, ils ont décidé d’aller en procession silencieuse vers l’hôpital qui s’était rempli de blessés au cours des deux heures précédentes. Une étrange scène s’est alors déroulée dans les rues de Gaza : de nombreuses têtes grises, des dizaines d’hommes en costume-cravate et chaussures cirées, défilaient en silence entre les pneus fumants. Dans la cour de l’hôpital, le chef les a reçus. “Enlevez vos cravates et joignez-vous à tous les autres”, leur a-t-il dit. Certains des avocats âgés étaient offusqués. Mais au bout de cinq minutes, ils jetaient tous des pierres sur les soldats qui encerclaient la zone.
Il y a une petite mosquée à côté de l’hôpital. Le chef y est entré, a placé quelques gardes à la porte, a pris le haut-parleur et a fait entrer ses hommes. La nouvelle de la mort du garçon de Bayt Hanun commençait à se répandre, et des centaines de personnes affluaient vers l’hôpital. En une heure, treize personnes sont arrivées à l’hôpital avec des blessures par balle. J’ai vu une fille qui avait reçu une balle dans les fesses, et un jeune blessé au bras – deux trous, blessures d’entrée et de sortie de la balle.
Tous les bâtiments de l’hôpital étaient déjà pleins, des milliers de personnes. Beaucoup d’entre elles étaient là pour se protéger des tirs dans les rues, dans l’idée que l’armée n’entrerait pas dans l’hôpital. Il était difficile de passer dans les couloirs. On a à nouveau entendu des tirs. Proches, très proches. Le chef a commencé à faire sortir ses hommes. Les jeunes sont sortis en premier, les adultes ensuite, et toutes les femmes derrière eux. Le chef leur a demandé de faire passer des pierres de l’arrière vers l’avant. Une chaîne s’est formée, et ils ont projeté une pluie de pierres. Après chaque lancé de pierres, le chef ordonnait : “Tout le monde, à l’intérieur !”
Les soldats se sont mis à tirer sur un jeune au deuxième étage de l’aile est. Il a sauté dans la cour pour échapper aux tirs. Quelques soldats sont entrés dans l’enceinte de l’hôpital. Le jeune a essayé de s’échapper, mais un soldat lui barrait la route. Il s’est arrêté de courir, s’est mis face au soldat, a ouvert sa chemise pour dénuder sa poitrine et a dit “Tirez !”. Le soldat a pointé son arme sur lui et a tiré d’une distance de quinze mètres.
Cela s’est passé sous mes yeux, à moins de vingt mètres de moi. Le visage du soldat est gravé dans ma mémoire. De partout, on entend des cris : “Blessé ! Blessé !” La fusillade a continué. Le chef a ordonné : “Toutes les femmes, sortez et ramenez le blessé.” Elles sont allées chercher le corps et l’ont couché sur un brancard. Je suis allé dans la salle d’opération. Les médecins m’ont dit que la balle avait coupé une artère principale. Dès qu’on a su que le garçon était mort, des jeunes masqués sont venus emporter le corps. Les soldats se sont retirés à environ 300 mètres, dans la rue Umar al-Makhtar.
Les jeunes ont défilé avec le corps dans une courte procession et ont disparu en quelques minutes. Quelques centaines de personnes sont arrivées avec chaque nouvelle victime ou chaque nouveau corps. Ils ont commencé à faire des cocktails Molotov dans l’hôpital. J’ai vu un petit garçon prendre une bouteille sur le sol : il a sorti de sa poche un flacon de térébenthine en plastique et un chiffon, a rempli et fermé la bouteille, a allumé une allumette et l’a lancée. Des flammes ont commencé à s’élever des pneus qui avaient été roulés dans la cour. Le chef m’a dit qu’en plus des pierres et des Molotov, ils étaient revenus à une méthode ancienne : la fronde, comme David.
Les soldats, qui dans un de leurs assauts s’étaient approchés de l’hôpital, se sont retrouvés coincés entre les pneus en feu, et des centaines de manifestants ont commencé à les encercler. Les soldats ont essayé de fuir, mais les manifestants ont réussi à capturer l’un d’entre eux. Tous ses camarades se sont enfuis.
Le captif a été dépouillé de ses vêtements. Sa veste, son sac et tout son équipement lui on été enlevés. Personne n’a touché à son corps, et il a été libéré avec un simple pantalon déchiré. S’ils l’avaient voulu, ils auraient pu le tuer. Ils ont ouvert le sac, l’ont fouillé et ont demandé où étaient les grenades. Certains d’entre eux ont commencé à danser, avec le chargeur du fusil dans une main et un signe “V” dans l’autre. Ils ont jeté la veste et la chemise du soldat par terre et se sont mis à les piétiner.
Je leur ai demandé : “Pourquoi êtes-vous si heureux ?” et ils ont répondu : “C’est une grande humiliation pour l’occupation.”
Après cette victoire, le leader a trouvé quelques minutes pour moi. “Autrefois, il était difficile de tenir ne serait-ce qu’une grève”, a-t-il dit. “Aujourd’hui, ils font grève facilement. L’armée ouvre les magasins, et ils les ferment. Rashad al-Shawwa (maire de Gaza, ndt), qui n’a plus aucune influence, dit que ce qui se passe dans la bande est l’expression du désespoir des gens. Mais ceux qui sont désespérés ne luttent pas. Ils se rendent. Nous n’avons presque pas d’armes à feu, mais si ça continue comme cela, nous ne repousserons pas seulement les soldats jusqu’à Eretz Junction [le principal carrefour routier à l’extérieur de la bande de Gaza], nous les repousserons jusqu’à Tel Aviv.”
Ma blessure a commencé à me faire souffrir. Des médecins se sont empressés autour de moi, me proposant des compresses de glace et des antibiotiques. Par contre, lorsque je suis sorti de l’enfer, après minuit, j’ai dû attendre quatre heures à l’hôpital Ichilov de Tel Aviv pour être soigné.
Un autre blessé, qui avait reçu une balle dans la tête, a été amené à la porte de l’hôpital. Il est mort peu de temps après. Son corps a été enlevé de la même manière que les précédents. Les soldats ont à nouveau pénétré dans la cour de l’hôpital. On a entendu des rafales de tirs dans le bâtiment. L’écho a ajouté au bruit et à la confusion. Les gens ont commencé à se barricader à l’intérieur. Il y avait déjà quelques blessés, mais on n’avait pas eu le temps de les soigner. Le chef a crié aux femmes de sortir et de s’occuper des blessés, malgré le danger.
Pour chaque blessé, vingt personnes se précipitaient pour donner du sang. Vingt-huit blessés sont arrivés en peu de temps, dont trois avec des blessures graves. L’un d’entre eux est décédé à 19 heures. Dans la salle d’opération, des dizaines de médecins travaillent sans relâche, comme sur un tapis roulant. Vers 13 heures, un garçon de 10 ans a été abattu dans la cour de l’hôpital, sous les yeux de sa mère. Son corps a été enveloppé dans un drap d’hôpital vert et placé sur une planche de bois, ornée de deux feuilles de palmier.
Je suis monté sur le toit. A 3h15, l’attaque aérienne a commencé ; un hélicoptère a fait 18 tours et a lâché des grenades lacrymogènes. Tout le monde s’est mis à tousser. Ceux qui n’avaient pas reçu de gaz d’en haut en ont reçu d’en bas. Des coups de feu ont été entendus depuis l’hélicoptère. J’ai entendu le haut-parleur de l’armée annoncer que l’hôpital avait été déclaré zone militaire fermée. La zone a été attaquée de trois côtés. Les portes en fer ont été immédiatement enfoncées, et 45 minutes de tirs ont commencé. Quarante habitants de Gaza ont été arrêtés. Beaucoup ont été blessés. J’ai vu un homme courir, en traînant son pied.
J’avais l’impression d’être une cible vivante. Heureusement que mon enregistreur est allumé, ai-je pensé. Au moins, je vais enregistrer la façon dont j’ai été tué. Une trentaine de jeeps sont entrées dans la zone de l’hôpital, et des coups de feu ont été entendus de toutes les directions. Certains des blessés ont sauté par-dessus la clôture de l’hôpital pour se réfugier dans le verger voisin. D’autres se sont enfuis dans les allées entre les maisons voisines, dans lesquelles il est difficile pour l’armée de pénétrer. J’ai entendu les cris des mukhtars, qui étaient battus à coups de matraque.
Je suis entré dans une des maisons voisines et j’ai composé le numéro du ministère de la sécurité, le bureau du premier ministre. Occupé. Pas d’accès. J’ai composé le numéro de la Knesset. Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas un seul membre de la Knesset dans les locaux. “Ils sont quelque part dans les environs, mais il est impossible de les joindre.” L’opérateur a réussi à joindre Tawfiq Ziyad. “Je soulèverai la question à la Knesset”, m’a-t-il dit. J’ai également contacté la Croix-Rouge. Ils ont dit qu’ils viendraient. Ils ne sont pas venus. J’ai vérifié mon pouls. Cent vingt battements par minute.
Une manifestation composée de milliers de personnes du camp de réfugiés de Shati’ est arrivée à l’hôpital. Ils avaient entendu parler des morts. Dans la rue, j’ai rencontré le médecin qui s’était occupé de moi lorsque j’avais été blessé le matin. Il m’a invité à me reposer chez lui et il m’a donné des pilules contre la douleur. Il y avait là un autre médecin. Ils m’ont tous deux examiné. Ils ont dit que j’avais peut-être le menton fracturé. À 16 heures, le couvre-feu a commencé. La nuit a commencé à tomber. L’armée a coupé l’électricité, les habitants se sont assis dans des maisons obscures et ont allumé des bougies. Dans le quartier musulman de Jérusalem occupée, Ariel Sharon a allumé la première bougie de Hanoukka dans sa nouvelle maison.
Je suis monté sur le toit de la maison du médecin. Tout autour, il y avait des rassemblements de personnes et des pneus en feu. Les soldats avaient disparu. L’obscurité, disent les Gazaouis, est la meilleure arme contre les forces d’occupation. Il y avait des milliers de personnes dans les rues. Voilà à quoi ressemblait le couvre-feu. J’ai contacté le journal pour trouver un moyen de sortir de Gaza. Deux Gazaouis ont vérifié le terrain et m’ont dit que la route principale était bloquée. Le médecin m’a proposé de dormir chez lui. À 21 heures, l’électricité est revenue. “A cette heure-ci, ce sont les pierre qui font la loi dans les rues”, m’ont-ils prévenu. “C’est dangereux de sortir.” J’ai décidé de partir quand même.
J’ai marché environ un kilomètre dans les rues vides jusqu’au poste de police. La porte était fermée à clé. Les policiers ont sorti leurs armes et les ont pointées sur moi et ce n’est qu’après avoir vérifié mes papiers que j’ai pu entrer. Lorsque la voiture du gouvernement militaire est venue me chercher pour m’emmener à Eretz Junction, quelques policiers sont montés sur le toit du poste de police afin de me protéger pendant les dix mètres que je devais parcourir dans la rue jusqu’à la voiture.
À Eretz Junction, à moins de dix kilomètres du cœur des événements, étaient assis quelques réservistes à moitié assoupis. Ils m’ont demandé ce qui se passait à Gaza et comment j’avais été blessé. Je leur ai dit qu’on m’avait demandé d’être l’arbitre d’un match de basket-ball entre le Maccabi Hebron et l’Hapoel Gaza. La foule m’a attaqué, leur ai-je expliqué, et m’a traité de fils de pute. L’un des réservistes m’a dit qu’il jouait lui-même au basket. Il m’a demandé quel était le niveau des joueurs arabes et qui avait gagné le match.
Auteur : Makram Khoury-Machool
* Makram Khoury-Machool est un universitaire palestinien-britannique spécialisé dans les relations internationales et la communication politique. Il est directeur du Centre européen pour l’étude de l’extrémisme à Cambridge, Royaume-Uni.
Son compte Twitter.
12 décembre 2021 – Al-Mayadeen – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…