Mohammed ben Salmane et Emmanuel Macron à l’Élysée en avril 2018.
© Yoan Valat / Pool / AFP
Par René Backmann
Commanditaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le prince héritier saoudien « MBS » était jugé infréquentable par les dirigeants occidentaux. En lui rendant visite, le président français brise sa quarantaine diplomatique, et vend au passage 80 Rafale à son homologue émirati et allié dans la guerre du Yémen, « MBZ ».
Emmanuel Macron n’est pas un chef d’État comme les autres. Non à cause de ses dons exceptionnels, comme il semble parfois le penser, mais en raison de son aptitude à faire des choix que la raison politique, la décence ou l’éthique incitent à juger discutables. Voire honteux.
Alors que, depuis la sortie de scène de Donald Trump, les dirigeants occidentaux jugeaient le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salman, alias « MBS », infréquentable en raison de sa responsabilité dans l’assassinat du journaliste et opposant saoudien Jamal Khashoggi, le président français a accepté, lors de sa tournée « commerciale » dans le Golfe, de le rencontrer et de partager ce samedi un déjeuner avec lui à Djeddah. Participant ainsi, selon la formule d’Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty international, à la « réhabilitation d’un prince tueur ».
Lorsqu’on sait que, malgré trois quarts de siècle de relations spéciales entre le royaume wahhabite et les États-Unis, le président Joseph Biden a décidé de ne pas adresser la parole au prince, de le déclarer persona non grata sur le sol américain et de tenir son père, le vieux roi Salman, pourtant affaibli et éloigné des leviers du pouvoir, pour seul interlocuteur, on mesure le caractère diplomatiquement choquant et affligeant de cette initiative du président français.
Car depuis l’enquête conduite par Agnès Callamard lorsqu’elle était chargée du rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, et surtout depuis le rapport de la CIA que Donald Trump avait fait classer secret, mais que son successeur a décidé de rendre public en février 2021, aucun doute n’est permis : c’est bien MBS qui a ordonné l’exécution de Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul, le 2 octobre 2018, puis le démembrement de son cadavre au moyen d’une scie de boucher.
La seule réponse de l’ordonnateur de ce crime abject a été de se déclarer sur CBS « responsable mais pas coupable », puis de faire juger par un tribunal aux ordres les membres du commando de tueurs issus de ses forces spéciales.
Cinq d’entre eux ont été condamnés à mort, leurs peines ont ensuite été commuées en peines de prison. Les autres ont été condamnés à des peines de 7 à 20 ans de détention. Après un crime d’une telle sauvagerie, cette indécente parodie de justice qui a épargné deux proches du prince mis en cause dans l’assassinat a contribué à transformer MBS en paria diplomatique assigné en quarantaine par ses pairs.
Une poignée de dirigeants étrangers seulement, parmi lesquels Poutine, Trump et Netanyahou, n’ont pas jugé infamant d’être photographiés en compagnie du « prince tueur ». Un héritier du trône jeune, visionnaire et pressé qui proclamait vouloir moderniser et ouvrir son royaume mais ne supportait pas qu’un journaliste décrive la manière dont il avait fait main basse sur tous les pôles du pouvoir, du clergé wahhabite aux services de sécurité en passant par les médias et les leviers de l’économie.
Condamné par l’ostracisme diplomatique et les menaces de plaintes qui le visent à ne plus quitter le royaume, ou presque, il s’est apparemment résolu désormais à mobiliser les moyens financiers colossaux à sa disposition pour mener à bien son projet de changer l’image du royaume : en louant les services d’agences de publicité comme Publicis ou en attirant de grands spectacles sportifs comme un premier grand prix de formule 1, ce week-end, à Djeddah, ou pour la troisième fois, avec l’approbation d’Emmanuel Macron, la nouvelle formule « délocalisée » du rallye automobile « Dakar », en janvier.
Dans ce contexte, la visite d’Emmanuel Macron à MBS, après son escale à Abou Dabi pour signer les contrats de vente de 80 Rafale et 12 hélicoptères de transport Caracal, est un cadeau princier. Ainsi, non seulement la France vend à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis les armes qui leur permettent de poursuivre la sale guerre du Yémen où près de 380 000 personnes ont été tuées depuis sept ans, mais elle cautionne, par ses fournitures de matériel militaire et son partenariat commercial et diplomatique, deux régimes qui violent quotidiennement les droits humains. Et elle contribue à la réhabilitation d’un assassin jugé infréquentable par les autres dirigeants occidentaux.
En ignorant les alertes, en Égypte, des militaires français de l’opération Sirli qui dénoncent depuis 2016 le détournement par la dictature de leur mission de lutte contre le terrorisme pour exécuter des civils, Emmanuel Macron avait déjà indiqué de quel poids dérisoire pesaient ses grandiloquences humanistes à côté de la vente de 30 Rafale supplémentaires au maréchal-président al-Sissi qui en possédait 24.
Il démontre dans le Golfe que, pour entretenir nos relations avec un prince héritier aux mains pleines mais ensanglantées, comme MBS, ou pour cultiver l’alliance conclue avec un autre prince héritier, celui des Émirats, Mohamed Ben Zayed (« MBZ »), modèle du précédent et acheteur de 80 Rafale, il est disposé à fermer les yeux sur le sort des dissidents émiratis emprisonnés. Et sur les liens qu’entretient au Yemen une milice salafiste soutenue par Riyad et Abou Dabi avec Al-Qaida dans la Péninsule arabique et l’organisation État islamique. Cela, bien que la milice en question figure sur la liste noire du Trésor américain qui recense les organisations liées au terrorisme.
La lutte contre le terrorisme était pourtant, selon ses conseillers, la « première priorité » d’Emmanuel Macron, devant la stabilité et la sécurité régionale, lors de cette tournée. L’Élysée avait même pris soin de souligner que le coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, Laurent Nuñez, était du voyage.
Mais apparemment, dans le Golfe comme en Égypte, la lutte contre le terrorisme sert surtout de prétexte aux régimes autoritaires pour s’armer, grâce à la France, contre leurs peuples ou pour entretenir leurs ambitions stratégiques régionales.
Quant au besoin, invoqué mardi par l’Élysée, de « renforcer notre coordination avec l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats pour apporter un soutien à la population du Liban et éviter que le pays sombre encore davantage », il laisse sceptique Agnès Callamard.
« C’est la même Arabie saoudite qui a kidnappé en 2017 le premier ministre libanais Saad Hariri, rappelle la secrétaire générale d’Amnesty dans un entretien au Monde. La seule raison valable de rendre visite à MBS, ce serait pour imposer un cessez-le-feu au Yémen et s’assurer que l’Arabie saoudite cesse ses bombardements contre les populations civiles de ce pays. Mais je n’ai pas grand espoir de ce point de vue-là. »
Emmanuel Macron avancerait-il de telles exigences face à une pétro-monarchie qui fut en 2020 le premier client de nos industries d’armement et reste la première importatrice d’armes de la planète ?
« Le soutien de la France aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite est d’autant plus choquant que les dirigeants de ces pays ont été incapables d’améliorer leurs bilans désastreux en matière de droits humains, tout en faisant des efforts considérables pour se présenter sur la scène internationale comme progressistes et tolérants, constate Human Rights Watch. Les ventes d’armes et la protection par la France de partenariats militaires problématiques au nom de la lutte antiterroriste au prix des droits humains resteront une tache sur le bilan diplomatique d’Emmanuel Macron. »
René Backmann
Médiapart du 04 décembre 2021
Source : Assawra
https://assawra.blogspot.com/…