Abdel Fattah al-Sissi lors de sa visite à Paris en 2017, avec le ministre des Affaires étrangères
Jean-Yves Le Drian (AFP/Patrick Kovarik)

Par MEE

Sur la base de « documents confidentiel défense », le média d’investigation Disclose révèle que l’Égypte a dévoyé, avec la complicité de Paris, les renseignements fournis par la France au nom de la lutte antiterroriste pour cibler des trafiquants à la frontière égypto-libyenne

Depuis février 2016, une mission de renseignement française au profit de l’Égypte au nom de la lutte antiterroriste a été détournée par Le Caire, qui s’est servi des informations collectées pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés : voilà ce qu’a révélé, dimanche 21 novembre, le média en ligne d’investigation Disclose.

Sur la base de « centaines de documents secrets [notes des services de l’Élysée, du ministère des Armées et de la Direction du renseignement militaire, DRM] issus du plus haut sommet de l’État », Disclose affirme avoir les preuves de « la responsabilité de la France dans les crimes de la dictature d’Abdel Fattah al-Sissi ».

Dans ce premier volet d’une série de cinq enquêtes, « Les mémos de la peur », le média, spécialisé dans les révélations embarrassantes pour les armées françaises, détaille les dessous de l’opération Sirli.

Ces documents « démontrent comment cette coopération dissimulée au public a été détournée par l’État égyptien au profit d’une campagne d’exécutions arbitraires. Des crimes d’État dont François Hollande et Emmanuel Macron ont été constamment informés. Sans jamais en tirer les conséquences », insiste Disclose.

En 2015, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense de François Hollande, s’envole pour Le Caire en compagnie du directeur du renseignement militaire, le général Christophe Gomart, pour y rencontrer son homologue Sedki Sobhi et évoquer la sécurisation des 1 200 kilomètres de frontière avec la Libye, en plein chaos.

Bavures

Le ministre égyptien évoque en particulier un « besoin pressant » en matière de renseignement aérien. Jean-Yves Le Drian s’engage alors à mettre en œuvre « une coopération opérationnelle et immédiate ». Elle prendra la forme d’une mission officieuse pilotée par la DRM sur une base militaire égyptienne : l’opération Sirli.

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« Théoriquement, les données recueillies devraient faire l’objet de recoupements afin d’évaluer la réalité de la menace et l’identité des suspects. Mais très vite, les membres de l’équipe comprennent que les renseignements fournis aux Égyptiens sont utilisés pour tuer des civils soupçonnés de contrebande. Une dérive dont ils vont alerter leur hiérarchie à intervalles réguliers ». En vain, poursuit le média en ligne, et ce malgré plusieurs bavures sur le terrain.

Selon les documents obtenus par Disclose, « les forces françaises auraient été impliquées dans au moins dix-neuf bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018 ».

La DRM et l’armée de l’air s’inquiètent des dérives de l’opération, comme en témoigne une note transmise à la présidence française le 23 novembre 2017, citée par Disclose : « Par manque de moyens de surveillance, l’identification des pick-up ne peut être effectuée sans autre élément d’appréciation que le survol initial dont ils ont fait l’objet. Aussi, l’identification de certains véhicules et les frappes d’interdiction qui en découlent pourraient être soumises à caution. »

Une autre note datée du 22 janvier 2019, à l’attention de la ministre des Armées Florence Parly, avant une visite officielle en Égypte avec le président français Emmanuel Macron, signale « des cas avérés de destruction d’objectifs détectés par l’aéronef » français et estime « important de rappeler au partenaire que l’ALSR [avion léger de surveillance et de renseignement, un programme d’armement mené par le ministère des Armées français] n’est pas un outil de ciblage ».

Selon les documents obtenus par Disclose, « les forces françaises auraient été impliquées dans au moins dix-neuf bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018 »

Pourtant, depuis 2017, aucun groupe extrémiste armé ou se revendiquant comme islamiste n’est implanté dans la partie orientale de la Libye : « Il n’y a quasiment aucun élément permettant d’affirmer que [le groupe] État islamique ou d’autres groupes utilisent le trafic de drogue pour financer leurs opérations en Libye », conclut également un rapport de l’Institut européen pour la paix publié en mai 2020.

Disclose rappelle : « À l’été 2016, les agents de la DRM sont sans ambiguïté : la mission a peu d’intérêt. D’autant que les zones de survol autorisées restent strictement limitées à la partie occidentale [de l’Égypte], où les groupes armés sont quasi inexistants. Le Sinaï et la Libye, où la menace terroriste est réelle, leur sont interdits. Ce que déplore un membre de l’équipe Sirli, début septembre. »

Un des principaux destinataires d’équipements militaires français

« L’Égypte est un partenaire de la France avec lequel – comme avec beaucoup d’autres pays – nous entretenons des relations dans le domaine du renseignement et de la lutte antiterroriste […] au service de la sécurité régionale et de la protection des Français. Pour des raisons évidentes de sécurité et d’efficacité, nous ne communiquerons pas davantage sur la nature des dispositifs de coopération mis en œuvre dans ce domaine », a réagi dimanche soir le ministère français des Armées auprès de l’AFP, en précisant que Florence Parly avait « demandé qu’une enquête soit déclenchée sur les informations diffusées par Disclose. »

Malgré la volonté affichée de Paris de recentrer ses exportations d’armements vers l’Europe, l’Égypte fait partie des principaux destinataires d’équipements militaires français. Un partenariat régulièrement dénoncé par les ONG.

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Comme en 2020, lors de la dernière visite d’Abdel Fattah al-Sissi en France. Un séjour au cours duquel Emmanuel Macron avait remis au chef de l’État égyptien la Légion d’honneur, la plus haute distinction honorifique française – à l’instar de quasiment tous les chefs d’État étrangers en visite en France –, suscitant des réactions indignées des ONG et de plusieurs personnalités.

En octobre 2018, Amnesty International avait accusé Paris et onze autres pays de l’Union européenne de « bafouer le droit international » en fournissant au Caire « des équipements militaires utilisés pour réprimer avec violence des manifestations entre 2012 et 2015 ». 

La France, a rappelé Amnesty à cette occasion, est « devenue le principal fournisseur d’armes en tous genres à l’Égypte depuis 2013. Elle surpasse d’ailleurs largement les États-Unis, qui font partie avec elle des champions du secteur ».

Ces ventes se sont considérablement renforcées avec l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi en 2014, essentiellement entre 2014 et 2016 à la faveur de la vente de chasseurs Rafale, d’une frégate, de quatre corvettes et de deux porte-hélicoptères Mistral.

En juillet de la même année, plusieurs ONG – la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), le Cairo Institute for Human Rights Studies, la Ligue des droits de l’homme et l’Observatoire des armements (OBSARM) – avaient aussi publié un rapport affirmant que « l’État français et plusieurs entreprises françaises » avaient « participé à la sanglante répression égyptienne des cinq dernières années ».

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Publié le 30 novembre 2021 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : MEE
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