Par René Naba

A Khalil Izz el-Din al-Jamal in Memoriam, premier Libanais mort pour la cause palestinienne, tué en Jordanie dans la bataille de Tal al-Arba’een (تلّ الأربعين) en avril 1968. Un symbole du dépassement des clivages ethnico-religieux qui minent le Liban.

Texte d’une intervention prononcée au colloque «Réconciliation nationale et État de Droit», organisé par l’ONG «Nord Sud 21», tenu à Genève.

Le Liban s’est doté vendredi 10 septembre 2021 d’un nouveau gouvernement après treize mois d’attente marqués par d’interminables tractations politiques, alors que le pays est confronté à «l’une des pires crises économiques depuis le XIXe siècle», selon la Banque mondiale, propulsant plus de 50% des Libanais sous le seuil de pauvreté.

Le nouveau premier ministre Najib Mikati, milliardaire sunnite du Nord Tripoli (Nord-Liban) succède à Saad Hariri, milliardaire sunnite de Beyrouth (Centre du Liban).

Ce papier est publié à l’occasion du 78 me anniversaire de l’indépendance du Liban, au lendemain du centenaire de la proclamation du «Grand Liban» par le Général Henri Georges Gouraud, alors que le pays a connu, en 78 ans d’indépendance, deux guerres civiles, fait rarissime, et autant de révolutions faussement spontanées, qui augurent mal d’un dépassement des guerres picrocholines.

Prologue: Les principes de base
  1. La guerre du Liban est la première guerre civile urbaine et la plus longue de l’époque contemporaine.
  2. La Guerre du Liban est la première guerre d’épuration ethnique de l’époque contemporaine.
  3. La transitologie (1) , c’est à dire le processus de changement d’un régime politique à un autre, notamment d’un régime autoritaire vers un régime démocratique, post-guerre civile, est inopérante au Liban du fait de sa fonction d’État Tampon et des ravages du confessionnalisme, la marque de fabrique de son système politique.
Première guerre civile urbaine de l’époque contemporaine

La guerre civile libanaise (1975-2000) est la première guerre civile urbaine et la plus longue de l’époque contemporaine (15 ans). La guerre d’Espagne, première guerre civile du XX me siècle, a duré trois ans (1936-1939). La guerre d’Algérie dix ans, la «décennie noire» (1990-2000). La guerre d’Irak, cinq ans (2003-2008); La guerre de Syrie dure depuis dix ans (2011-2021) et n’est pas achevée.

Urbaine et statique: Contrairement à la guerre d’Espagne, qui a été une guerre de mouvement, de conquêtes de territoires; une guerre de conquête des villes et des provinces; la guerre du Liban a été une guerre statique au sein des villes, quartier contre quartier…par transfert de l’artillerie de campagne vers les zones populeuses des agglomérations urbaines.

Au point que la guerre qui a fait rage au centre-ville de Beyrouth, (1975-1976) pour le contrôle des banques et des édifices en surplomb, des positions utiles pour les francs-tireurs tels le Holliday Inn et la Tour Murr, a pris l’allure d’un Potlatch, une manifestation d’autodestruction caractéristique des sociétés primitives. Une société de l’ostentation et de la bravade avec des slogans aussi creux que démagogiques: «Ammar Naha min dammerha. Nous avons construit Beyrouth et nous allons la détruire». Fichtre.

Première guerre d’épuration ethnique de l’époque contemporaine.

Préfiguration des guerres d’épuration ethnique de l’époque contemporaine, le Liban a été le banc d’essai de la théorie de la dissension sociale connue sur le plan journalistique par la «théorie du combat des chiens», mise en œuvre par l’universitaire américain Peter Galbraith, fils de l’économiste américain John Kenneth Galbraith et interface de l’ancien premier ministre pakistanais Benazir Bhutto pour le compte de la CIA.

La théorie vise à exacerber les antagonismes ethnico-religieux en vue d’imploser les pays constitués d’un tissu démographique pluraliste de mosaïque humaine. Elle a constitué une préfiguration les guerres d’épuration ethnique de l’époque contemporaine (Afghanistan dans la décennie 1980, Bosnie, dans la décennie 1990, Irak, dans la décennie 2000, et Libye-Syrie, dans la décennie 2010).

Véritable expérimentation à grande échelle en 1975 au Liban, elle a longtemps été présentée par des Libanais en guise d’excuse absolutoire à leur turpitude comme étant «la guerre des autres» au Liban. Si tel a été le cas, elle l’aura été avec la complicité et l’avidité des Libanais. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Pire sourd que celui qui ne veut entendre.

Point n’était besoin d‘être stratège pour déduire que la chute de Saïgon (Ho Chi Minh ville) et de Phnom Penh, –respectivement les 15 avril et 30 avril 1975, les deux bastions américains en Asie, coïncidant avec la révolution des œillets au Portugal et l’indépendance des colonies portugaises en Afrique–, déviaient immanquablement le champ de la confrontation soviéto-américain vers le Moyen Orient, particulièrement son maillon faible, le Liban.

Le Liban, État Tampon, le confessionnalisme et ses ravages, sa marque de fabrique.

État Tampon, le Liban est un des rares pays au Monde à avoir connu deux guerres civiles (1958, 1975-1990) depuis son accession à l’Indépendance en 1943, sans compter les révolutions faussement «spontanées», c’est dire la fragilité du sentiment d’appartenance à la même nation, le «commun vouloir de vivre en commun».

Du fait du confessionnalisme qui constitue une négation de la démocratie en ce que la citoyenneté libanaise est conditionnée et handicapée par la naissance. Elle pré détermine les membres d’une communauté à des fonctions indépendamment de leur compétence. Elle conforte une communauté dans un sentiment de supériorité ou de frustration.

La répartition des pouvoirs et des postes d’autorité au sein de la haute administration se faisant selon un critère d’appartenance religieuse.

Le confessionnalisme devait faire office d’instance de sécurisation des diverses composantes de la mosaïque libanaise en vue de son dépassement symbiotique. Il constituera la force d’inertie majeure à la modernisation de l’administration libanaise, le meilleur tremplin à la prédation de l’État libanais par la féodalité clanique.

Terreau du clientélisme, ce système favorise la surenchère communautaire et le népotisme, en ce que les chefs politiques et religieux de ces communautés entretiennent leur clientèle parmi leurs électeurs via l’achat de voix lors des scrutins, l’offre de postes dans la fonction publique, l’accès aux écoles, à certains emplois et des passe-droits.

Quant au statut personnel, du mariage à la succession, il est régi par les tribunaux confessionnels propres à chaque communauté et constitue une source de revenus pour les officiants.

Le confessionnalisme fige le système en ce que n’importe quel crétin des Alpes, de confession maronite, peut aspirer au poste de Président de la République ou de commandant en chef de l’armée, -deux emplois réservés aux maronites- et un génie militaire chiite de l’importance du chef du Hezbollah libanais, Hassan Nasrallah, se contenter d’un strapontin.

Au Canada, état bi national, Francophones et Anglophones peuvent indistinctement accéder au pouvoir du fait du vote populaire.

Aux États-Unis, creuset du multiculturalisme, il est possible de débarquer esclave, de le demeurer pendant deux siècles, pour finir par devenir Président des États-Unis. Au Liban pas. Mur de verre invisible et infranchissable. Sur un point nommé, dans des domaines précis, la naissance confère un primat à une communauté au détriment des autres communautés. Les fonctions sont codifiées, immuables. Par le Fait du Prince, c’est à dire l’arbitraire du pouvoir colonial. De sorte que le plus grand crétin maronite peut rêver à la magistrature suprême, mais pas un génie militaire de toute autre confession.

Les dérives du confessionnalisme

Les exemples sont nombreux des dérives du confessionnalisme. Le leadership maronite a ainsi assumé, par une sorte de Hold up, la direction des combats du camp chrétien lors de la guerre civile libanaise (1975-1990), à l’exclusion des autres composantes de la chrétienté libanaise, quand bien même elles en subissaient les conséquences.

Le primat conféré par la France à la communauté maronite dans l’exercice des responsabilités suprêmes au Liban aurait dû se vivre comme une délégation de pouvoir au bénéfice de l’ensemble des communautés chrétiennes du Monde arabe majoritairement musulman et non comme la marque d’une supériorité immanente d’une communauté spécifique au détriment des autres, en ce que les Maronites constituaient la plus importante minorité des minorités chrétiennes du Liban et non la communauté chrétienne majoritaire d’un Monde arabe majoritairement musulman.

Pour n’avoir pas observé cette règle non écrite de la prudence politique, elle en paiera le prix par le déclassement de ses prérogatives constitutionnelles, entraînant dans sa relégation les autres composantes chrétiennes innocentes de cet emballement.

A ce titre, le confessionnalisme est un poison mortel, à l’instar d’un étang fermé dont l’eau stagnante asphyxie ses poissons de mort lente, faute de régénération, faute d’oxygénation. Dans le cas de la société libanaise, faute de mobilité sociale, faute de prime au mérite.

Autre facteur aggravant, l’OPA exercée par la France sur la chrétienté arabe, découlant de son statut de «fille aînée de l’Église», l’autorisant à préempter le rôle de «protectrice des chrétiens d’Orient», assujettissant ses pupilles non à un rôle protecteur, mais à un «protectorat de fait», leur assignant une fonction d’obéissance, qui condamne aux mines de sel tout récalcitrant à ses aberrations politiques.

La fonction d’un état-tampon

Le Liban est un état tampon, dont la fonction, précisément, est de servir de tampon. C’est-à-dire, un lieu d’évacuation et de dérivation des conflits de puissance sur un plan régional.

Plutôt que de tirer profit de la position géographique du Liban pour en faire un positionnement géostratégique, les Libanais –facilité? fatalité?- l’ont vécu comme une rente de situation.

En 1943 à l’indépendance, le Liban se trouvait à l’avant-garde de la modernisation du Monde arabe. Il comptait 180 publications alors que l’analphabétisme était le lot d’une large fraction de l’ensemble arabe. Il bénéficiait d’une prime à la compétence.

Soixante-dix ans après, ce qui faisait la force du libanais, «l’avantage comparatif» par rapport aux citoyens des autres états arabes, s’est dissipé, dans beaucoup de domaine, du fait du contorsionnement mercantile des opérateurs.

Plutôt que de doter leur pays des attributs de la puissance pour préserver son avantage géostratégique de passerelle entre Orient et Occident, les libanais ont intégré et reproduit à l’extrême le rôle qui leur était dévolu par leurs divers tuteurs.

Vivant leur état en rente de situation, oubliant que leur pays a été créé afin de répondre à la fonction de point d’intermédiation culturelle entre Islam et Chrétienté à une époque où la Méditerranée (la mer médiane) constituait le flux majeur des échanges entre l’Europe, premier continent au XX me siècle et son marché captif, le flanc sud de l’Europe, le Monde arabo-africain.

A l’heure de la mondialisation et de la financiarisation de la vie publique internationale, du déclassement de l’Europe au profit des États-Unis, le rôle du Liban a été dévalué au profit d’Israël, qui assume désormais pour le compte du monde atlantiste le rôle prescripteur de la scène internationale par solidarité expiatoire du génocide hitlérien.

Les poncifs ou les justificatifs idéologiques à la logique de vassalité.

a – Le Liban est la Suisse d’Orient: Un slogan destiné à occulter le fait qu’il est tout autant également la passoire du Moyen Orient: Deux guerres civiles, un dépotoir de déchets toxiques à ciel ouvert… un nid d’espion, mais les Libanais continuent de se gargariser de cette rengaine

b – La force du Liban réside dans sa faiblesse: Une sentence qui retentit rétrospectivement comme la plus grosse escroquerie intellectuelle du Liban post indépendant.

En vertu de quelle alchimie un faible devient fort en se désarmant, sauf à modifier les rapports de force et de tirer argument de sa faiblesse pour imaginer une riposte oblique.

La bourgeoisie compradore libanaise s’est opposée à l’institution du service militaire obligatoire, voire à un simple service civique, creuset de la conscience nationale, pour des raisons d’économie budgétaire. Un simplisme criminel en ce que l’absence d’une matrice formatrice de la conscience nationale a généré deux guerres civiles libanaises (1958, 1975-1990).

Le Hezbollah libanais par sa victorieuse riposte asymétrique à Israël, la puissance nucléaire majeure du Moyen Orient, a démontré la vanité de cette fanfaronnade.

c – La violence étrangère aux mœurs libanaises.

Deux guerres civiles, (1958/ 1975-1990), quinze ans de guerre intestine n‘ont pas eu raison de ce moto. Le Liban a été ainsi le principal bailleur de fonds de sa guerre d’autodestruction, qu’il a financée en superposition aux transferts mercenaires de ses parrains régionaux.

Revendiquant le triste privilège d’être passé à l’histoire comme la première guerre civile urbaine de l’époque contemporaine, une préfiguration des guerres d’épuration ethnique, elle est à ce titre enseignée dans les académies militaires. Triste privilège.

Réconciliation nationale et État de droit

Tourner la page d‘un conflit suppose une lecture commune des griefs communs. En Afrique du sud, la réconciliation a été possible car les tortionnaires de l’Apartheid ont admis leur culpabilité dans les sévices. Une faute avouée est à demi pardonnée.

Rien de tel au Liban, où l’amnésie de même que l’impunité et l’amnistie font loi. État tampon, il n’y saurait y avoir de vainqueurs et de vaincus au Liban.

Les belligérants se sont maintenus aux postes de commande, assurant une sorte de contiguïté passive au pouvoir, et non, une coexistence. La Mafiocratie s’est substituée à la féodalité clanique dans le cadre de la même démocratie formelle. La répartition confessionnelle des pouvoirs s’est maintenue, avec des ajustements sectoriels.

Les prérogatives des Maronites ont été déclassées au profit des Sunnites (premier ministre), à titre de bonus octroyé par les États Unis à l’Arabie saoudite, gardien des Lieux Saints de l’Islam, pour la contribution des pétromonarchies du Golfe à l’implosion de l’Union Soviétique durant la guerre d‘Afghanistan (1979-1989), via le jihad des «arabes afghans».

Chrétiens d’Orient ou chrétiens arabes ?

Pis, les Occidentaux ont veillé à dés-arabiser les chrétiens pour en faire des «Chrétiens d’Orient», comme pour découpler dans l’imaginaire occidental les termes chrétiens et arabes en vue d’ancrer dans l’opinion internationale l’équation réductrice arabes = musulmans; comme pour gommer le fait que ces chrétiens là sont des arabes; comme pour suggérer que les «Chrétiens d’Orient» sont le prolongement de la chrétienté d’Occident, une succursale de la chrétienté d’Occident, dans une sorte d’OPA sur la chrétienté universelle, parallèlement à une volonté de sur-islamiser l’arabité, voire d’instrumentaliser l’Islam comme arme de combat contre l’athéisme marxiste au paroxysme de la guerre froide soviéto-américaine.

Le Liban est un vaste tout à l’égout de la banalisation. Au propre comme au figuré un dépotoir des déchets toxiques, tant écologiques que politiques.

Tout y passe, trépasse, sans traces. Sans traces autre que des stigmates. Le nombre d’officiers supérieurs de l’armée et de la gendarmerie libanaise, toutes confessions confondues, impliqué par un réseau de renseignements pro israélien, démasqué à l’occasion du scandale du réseau de Télécommunications gangrenés par les taupes israéliennes (été 2010), en témoigne.

État dysfonctionnel, la déflagration du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a signé dans l’ordre symbolique l’explosion finale d’un état malfaisant.

Le salut proviendra de la radicalité, qui n’est pas synonyme d’extrémisme. Le radical n’est pas un extrémiste, mais une personne qui s’attaque aux problèmes à la racine et qui leur trouve des solutions de fond. Radicales.

Le salut proviendra de la radicalité. Et de la reconquête de notre mémoire nationale, qui passe par la lutte contre l’amnésie et l’amnistie de nos propres turpitudes.

La vraie démarcation est celle qui distingue les reptiles des vertébrés. Les Arabes, du Larbin. Tout le reste n’est que pipeau. L’exemple du militant communiste palestinien Georges Ibrahim Abdallah, doyen des prisonniers politiques en Europe, un homme debout par excellence, en est un témoignage vivant.

Pour aller plus loin sur ce thème :
Note

1- La Transitologie est l’étude du processus de changement d’un régime politique à un autre, notamment d’un régime autoritaire vers un régime démocratique. Cette discipline a pris un essor particulier dans la décennie 1980 autour de travaux académiques tels que ceux présentés par Guillermo O’Donnell et Philippe C. Schmitter, co-auteurs de l’ouvrage «Transitions from Authoritarian Rule: Tentative Conclusions About Uncertain Democracies» (1986), ainsi que par Gary Brent Madison (GB Madison) dans son remarquable ouvrage «The Logic of Liberty» Greenwood Press 1986.

Reçu de l’auteur pour publication
Source : Madaniya

https://www.madaniya.info/…