Noam Chomsky prenant la parole à l’Université de Toronto en 2011.
(Andrew Rusk / Wikimedia Commons)
Par Noam Chomsky
Noam Chomsky explique ici à JacobinMag pourquoi le retrait américain d’Afghanistan ne transformera pas l’impérialisme américain, pas plus qu’il ne modifiera les nombreux crimes de guerre de George W. Bush, et pourquoi il croit toujours en la capacité des gens ordinaires à repousser la machine de guerre.
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Source : Jacobin Mag, J. C. Pan, Ariella Thornhill, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Noam Chomsky n’a pas besoin d’être présenté : il est très largement reconnu comme le plus grand intellectuel contemporain au monde. Il est professeur émérite de linguistique au MIT et auteur de nombreux ouvrages sur la politique en général et sur la politique étrangère des États-Unis. Il a également écrit un article à paraître dans Catalyst, la publication sœur de Jacobin, sur Israël et la Palestine, intitulé « An Era of Impunity is Over », [C’est la fin d’une ère d’impunité,NdT].
Chomsky a récemment rencontré Jen Pan et Ariella Thornhill dans le Jacobin Show pour débattre de l’empire américain, du 11 septembre, de l’Afghanistan et du mouvement anti-guerre. Vous pouvez retrouver l’intégralité de l’interview sur YouTube.
JP : Nous venons de commémorer le vingtième anniversaire du 11 septembre. Il y a des adultes aux États-Unis qui n’étaient pas encore nés lorsque le 11 septembre a eu lieu. Joe Biden a officiellement mis fin à la guerre en Afghanistan en retirant toutes les troupes.
Pensez-vous que nous sommes arrivés à la fin d’une époque ? Assistons-nous à la fin de l’empire américain, ou du moins au début d’une nouvelle étape ?
NC : Je pense que le retrait n’aura pratiquement aucun effet sur la politique impériale américaine. Les commentaires actuels sur l’Afghanistan portent presque exclusivement sur ce que la guerre nous a coûté. On ne trouve pratiquement rien sur ce qu’elle a coûté aux Afghans.
Il y a quelques articles intéressants qui montrent que ce que la presse avait très bien compris il y a vingt ans, mais qu’elle tournait en ridicule, était en fait exact : il n’y avait aucune base raisonnable pour qu’il y ait une guerre en premier lieu. Oussama ben Laden n’est devenu un suspect que lorsque les États-Unis ont commencé à bombarder l’Afghanistan. Si on veut appréhender un suspect, on mène une petite opération de police. Ils auraient pu l’appréhender, puis faire en sorte de découvrir s’il était réellement responsable, ce qu’ils ne savaient pas.
En fait, cela a été concédé huit mois plus tard. Robert Muller, chef du FBI, a donné sa première conférence de presse exhaustive au cours de laquelle il a déclaré – après l’enquête probablement la plus poussée au monde – que nous supposions qu’Al-Qaida et Ben Laden étaient responsables du 11 septembre, mais que nous n’avions pas encore pu l’établir. D’abord vous posez une bombe, ensuite vous vérifiez si c’était justifié.
C’est du terrorisme si quelqu’un d’autre le fait. Si nous le faisons, c’est juste l’heure de s’amuser.
Nous savons maintenant que les Talibans étaient prêts à se rendre dès 2001. Mais le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld a fièrement annoncé : « Nous ne négocions pas en cas de redditions.»
Les conditions proposées par les talibans étaient que leurs figures de proue seraient autorisées à vivre dans la dignité. Pourquoi pas ? Ils n’avaient rien fait. L’histoire racontait seulement qu’ils avaient hébergé des terroristes. N’est-ce pas ce que nous faisons ? Nous hébergeons certains des pires criminels de guerre des temps modernes – y compris des gens qui ont été reconnus comme terroristes, comme Orlando Bosch [terroriste cubain anticommuniste, notamment accusé d’être impliqué dans l’attentat contre le vol Cubana 455 en 1976,NdT] et Luis Posada [dit Bambi, terroriste cubain naturalisé vénézuélien,NdT] qui ont été autorisés à vivre heureux en Floride sous la protection des États-Unis.
Il n’y a pas de doute. Personne ne mettait en doute le fait qu’il s’agisse de terroristes. Ils étaient responsables, entre autres, de l’attentat à la bombe contre un avion de ligne de Cubana, dans lequel soixante-treize personnes ont été tuées. Ça s’appelle du terrorisme si quelqu’un d’autre le fait. Si nous le faisons, c’est juste l’heure de s’amuser.
Il n’y avait donc aucune raison de ne pas autoriser les talibans à vivre dans la dignité – excepté si on considère ce qu’a expliqué la figure la plus éminente de la résistance afghane anti-talibans, Abdul Haq. Il a été interviewé dans la presse britannique par un spécialiste éminent du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, Anatol Lieven. Haq a amèrement condamné l’invasion, comme d’autres militants afghans anti-talibans. Il a déclaré :« Les États-Unis sont en train de jouer les gros bras, de marquer une victoire et d’effrayer le monde entier. Ils ne se soucient pas de la souffrance des Afghans ni du nombre de personnes que nous allons perdre.» Abdul Haq devait être tué par les talibans peu après.
Tous ceux qui partageaient le point de vue de Haq à l’époque étaient soit ignorés, soit tournés en ridicule par la presse grand public. Maintenant les voilà qui reconnaissent que c’était exact.
Est-ce la fin de l’empire ? Non. Tout ce qui en résulte, c’est la reconnaissance que la guerre en Afghanistan nous a coûté trop cher, et que donc nous ferons les choses différemment à l’avenir.
AT : Vous avez mentionné par ailleurs que pour justifier le retrait d’Afghanistan, les gens comparent le coût de la guerre aux dépenses nationales potentielles pour des programmes de protection sociale ou d’autres choses qui pourraient être bénéfiques pour les Américains. Vous avez souligné qu’il s’agit d’une question morale, et que nous sommes débiteurs envers les Afghans après des décennies de terreur.
Quelle est la meilleure façon de parler de la fin des campagnes militaires américaines ? Quelle est notre dette vis à vis des Afghans alors que nous nous retirons ? Et que peut faire la gauche pour faire pression sur le gouvernement américain afin de s’assurer que nous procédons, d’une manière ou d’une autre, à la réparation des immenses destructions ?
NC : Vous avez raison quant à la justification. Oui, c’est comme ça qu’on en parle. Et il est vrai que les folles dépenses de guerre en général – 753 milliards de dollars de budget du Pentagone – nous mettent, tout d’abord, très en danger. Elles nous privent également de ressources dont nous avons cruellement besoin à d’autres fins. Cela ne concerne pas l’Afghanistan, mais en faire un argument n’est pas faux.
Oui, Il nous incombe de faire quelque chose pour aider l’Afghanistan à échapper au naufrage dont nous sommes en grande partie responsables. Il y a des choses concrètes que nous pourrions faire. Par exemple, nous devrions accueillir les réfugiés afghans – et sans tracasserie bureaucratique. Ils devraient être traités décemment.
Nous devons mettre fin à ce programme honteux de sanctions contre l’Afghanistan. Je n’aime pas les talibans. Vous ne les aimez pas. Mais ce n’est pas une raison pour punir les Afghans. Ils ont vraiment besoin d’une aide humanitaire.
La deuxième chose que nous devrions faire est de mettre fin à ce programme honteux de sanctions contre l’Afghanistan. Je n’aime pas les Talibans. Vous ne les aimez pas. Mais ce n’est pas une raison pour punir les Afghans. Ils ont vraiment besoin d’une aide humanitaire. C’est le peuple afghan qui meurt de faim — et non les dirigeants talibans. De façon générale, les sanctions punissent les populations et non leurs dirigeants. Cela a aussi été le cas lors des sanctions contre l’Irak, l’Iran, Cuba et le Venezuela.
Nous connaissons les raisons exactes qui conduisent à des sanctions. Elles sont même parfois annoncées. Dans le cas de Cuba, dans les années 1960, les États-Unis ont reconnu que Castro était très populaire. Ils ont pensé que le seul moyen de renverser son gouvernement était de fomenter le mécontentement. L’idée était de rendre la vie tellement impossible que les gens renverseraient le gouvernement. Bien sûr, ce n’était pas le seul moyen : John F. Kennedy a également lancé une grande guerre terroriste, qui a pratiquement mené le monde à la catastrophe nucléaire en 1962.
Les sanctions contre Cuba se sont intensifiées sous Bill Clinton. Lorsque Cuba s’est trouvé dans une situation désespérée après le retrait des Russes, Clinton a débordé George H. W. Bush sur sa droite pour accroître les sanctions afin d’affamer la population et de la soumettre afin qu’elle en arrive à renverser le gouvernement. C’est exactement ce qu’il se passe maintenant.
Soit dit en passant, les États-Unis sont le seul pays qui pourrait imposer de telles sanctions. Ce sont des sanctions de tiers. Tout le monde doit s’y conformer, sinon ils sont éjectés du système financier international. Seuls les États-Unis ont la capacité de le faire, et c’est une forme majeure de terrorisme d’État. Le cas de l’Afghanistan en est un autre.
Nous devrions également débloquer le financement du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Ces institutions bloquent les financements, bien sûr, sous la pression des États-Unis. Cela devrait être arrêté. Nous devons donner toutes les chances aux talibans et à la population de résoudre leurs propres problèmes.
Il existait de meilleures solutions à la fin des années 1980. Par exemple, maintenant tout le monde se préoccupe des droits des femmes. Comme c’est merveilleux et touchant. Que s’est-il passé à la fin des années 1980, lorsque les Russes avaient mis en place leur régime, le régime de Najibullah, qui protégeait les droits des femmes ? Les femmes allaientalors à l’université et s’habillaient comme elles voulaient.
Certes, ils avaient des problèmes : leurs problèmes, c’étaient les fous islamistes soutenus par les États-Unis, comme Gulbuddin Hekmatyar, qui jetaient de l’acide au visage des femmes qui ne portaient les vêtements qu’elles auraient dû. Des personnes dignes de foi ont rédigé des articles à ce sujet et les ont envoyés à des revues américaines qui n’ont pas voulu les publier parce que le régime était soutenu par les Russes.
JP : Comme vous l’avez mentionné, lorsque Biden a annoncé le retrait des troupes, d’un seul coup, il y a eu cette vague de commentaires dans les médias qui parlaient des femmes et des filles afghanes et du sort qu’elles pourraient subir sous le régime des talibans. S’il y a quelque chose que les dernières décennies nous ont appris, c’est qu’il faut se méfier des « interventions à caractère humanitaire ».
Pendant ce temps, beaucoup de progressistes invoquent la règle du Pottery Barn (magasin de faïence) : « vous cassez, vous payez ». Ils estiment qu’il n’est pas acceptable que les États-Unis quittent l’ Afghanistan après avoir créé le désastre. A la lumière de tous ces commentaires, je me demande s’il y a d’autres projets humanitaires que les progressistes devraient soutenir – à part la fin des sanctions et l’accueil d’un plus grand nombre de réfugiés – et qui ne tombent pas dans le piège de la poursuite de l’intervention.
NC : Je suis sûr qu’il y a des gens biens sur le terrain en Afghanistan, des gens qui sont vraiment engagés pour le respect des droits humains. Mais ils ne sont pas les décideurs politiques.
La première étape d’une intervention humanitaire est d’arrêter de détruire. Si nous pouvons arrêter de détruire, de terroriser et d’utiliser nos muscles pour intimider tout le monde, ce sera un grand pas en avant.
Si nous arrivons jusque là, alors nous pouvons commencer à penser à faire des choses ayant de la valeur. Prenons George W. Bush, qui a été le responsable de l’invasion de l’Afghanistan et de l’invasion de l’Irak qui s’en est suivi – des millions de personnes tuées, des pays détruits, toute la région ravagée par des conflits ethniques qui n’existaient pas auparavant.
Nous pourrions mener un programme humanitaire dès maintenant en mettant des vaccins à la disposition de l’Amérique latine, des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie.
Mais Bush a fait un certain nombre de choses positives. Ses programmes de santé en Afrique, par exemple, ont été très utiles. C’est de l’intervention humanitaire. Nous pourrions mener un programme humanitaire dès maintenant en mettant des vaccins à la disposition de l’Amérique latine, des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie.
Biden a au moins fait quelques petits pas dans cette direction. Mais pas les grandes mesures réclamées par le People’s Vaccine movement, telles que par exemple la suppression des droits de propriété intellectuelle exorbitants sur les brevets. Ces droits permettent de breveter non seulement le produit mais aussi le processus. C’est une nouveauté introduite par Bill Clinton et d’autres fanatiques néolibéraux de l’Organisation mondiale du commerce.
C’est une violation extrême du libre-échange qui n’avait jamais existé auparavant. Et tout cela pour faire plus de profits et au service des compagnies pharmaceutiques. Eh bien, nous pouvons éliminer cela et permettre à d’autres pays de fabriquer les vaccins, qui ont de toute façon été en grande partie créés grâce à des fonds publics.
Passons maintenant à Cuba : l’une des pires atrocités de l’ère moderne. Le monde entier – littéralement – est fortement opposé à ce que nous faisons. Le dernier vote aux Nations Unies était de 184 contre 2, en faveur de la levée du blocus économique de Cuba par les États-Unis. Israël est le seul pays à avoir voté avec les États-Unis parce que c’est un État client. Personne d’autre ne l’a fait. Est-ce qu’on en parle au moins dans les médias ?
Le blocus a pour but de punir Cuba pour nous avoir tenu tête – ce que le Département d’État, dans les années 60, appelait une « défiance réussie ». Les États-Unis ne laisseront jamais personne terminer ce blocus, alors ils inventeront toutes sortes de blabla concernant les droits humains.
Il y a des violations des droits humains à Cuba – en fait, certaines des pires de l’hémisphère. Elles ont lieu dans le coin sud-est de Cuba, dans un endroit appelé Guantanamo Bay, dont les États-Unis se sont emparés sous la menace des armes et qu’ils refusent de rendre. Ce qui se passe à Guantanamo est très probablement la pire violation des droits humains de l’hémisphère.
Arrêtons de violer vicieusement les droits humains dans des endroits que nous avons volés à Cuba sous la menace des armes et que nous gardons sous contrôle parce qu’ils abritent un port important. Voilà ce qui serait une intervention humanitaire.
Vous pouvez regarder partout dans le monde et trouver une infinité de choses comme ça. Une authentique intervention humanitaire ? On peine à la trouver.
Il est très difficile de trouver un cas réel d’intervention humanitaire. Bien sûr, toute action d’une grande puissance est qualifiée d’ »humanitaire ». C’est universel. Quand Adolf Hitler a envahi la Pologne, c’était pour protéger les gens de la terreur sauvage des Polonais. Si on avait des archives d’Attila le Hun, on qualifierait sans doute ce dernier d’ humanitaire.
AT : Vous faites mention de George W. Bush. Il a été réhabilité aux yeux de l’establishment libéral. Bush a commencé comme le mal incarné, nous précipitant dans deux guerres qui ne nous concernaient pas. Puis il a été transformé en une sorte de mufle maladroit qui a servi d’intermédiaire à Dick Cheney, le véritable cerveau en coulisse. Aujourd’hui, Bush est devenu une sorte de personnage sympathique – un peintre rustique qui est l’ami de Michelle Obama.
Nous avons vu les médias parler de la façon dont Biden a bâclé le retrait d’Afghanistan. Ils disent qu’il ne pourra pas s’en remettre. Cela pourrait anéantir les chances des Démocrates lors des prochaines élections. Mais Bush a, semble-t-il, évité quelque blâme que ce soit pour son comportement de criminel de guerre. Pouvez-vous nous dire comment et pourquoi les médias édulcorent leur propre passé récent ?
NC : Et Henry Kissinger ? On le célèbre avec tous les honneurs alors qu’il est l’un des pires criminels de guerre de l’histoire moderne.
En 1970, Kissinger a loyalement soutenu son maître Richard Nixon et a transmis des ordres d’un type qui, à mon avis, n’est jamais apparu dans les archives historiques. Les ordres donnés à l’armée de l’air américaine étaient les suivants : « Campagne massive de bombardements au Cambodge … Tout ce qui vole contre tout ce qui bouge.»
Voyez si vous pouvez trouver quelque chose d’analogue dans les archives historiques — chez les nazis, chez quiconque. Et il ne s’agissait pas juste de mots. Cela a engendré une campagne de bombardement horrible, épouvantable.
Allez en Inde. Henry Kissinger a soutenu la destruction du Bengale oriental par les Pakistanais. Un nombre immense de gens ont été tués. Peut-être un million ou plus. Et Kissinger a menacé l’Inde de sanctions si elle osait essayer d’arrêter le massacre.
Quelles en étaient les raisons ? Kissinger avait prévu une séance de photos avec Mao Zedong en Chine. Ils devaient se rencontrer, se serrer la main, et annoncer la détente. Mais Kissinger devait passer par le Pakistan pour y arriver. Et tout ce massacre compromettait son opération photo.
Et parlons du Chili ? Kissinger était le responsable en chef exerçant une forte pression pour le renversement du gouvernement de Salvador Allende. Il l’a fait sur deux fronts : le premier était celui de la simple violence – un coup d’État militaire. Puis il y avait une piste douce : « faire hurler l’économie ». Rendre la vie des gens absolument impossible. Eh bien, ils ont finalement obtenu ce qu’ils voulaient et, en 1973, ils ont instauré une dictature vicieuse, qui, soit dit en passant, a été le premier 11 septembre (9/11). Ce qui s’est passé en 2001 était le second 11 septembre (9/11).
Le premier était bien pire, à tous points de vue. Traduit en termes de coût par habitant, ce serait comme si notre 9/11 avait vu 30 000 personnes être tuées et 500 000 autres torturées. Un gouvernement a été renversé, une dictature vicieuse a été instaurée, et la terreur, la torture et les horreurs ont foisonné.
Et les États-Unis ont fêté ça. Ils ont déversé des fonds pour aider la nouvelle dictature. Diverses agences internationales qui avaient refusé des fonds à Allende en ont fait de même. Les néolibéraux, qui dirigent le monde depuis 40 ans, ont adoré ça. Ils se sont installés au Chili pour conseiller le nouveau gouvernement.
Friedrich Hayek, le leader moral du néolibéralisme, est venu en visite et a déclaré qu’il était impressionné par la liberté qui régnait sous Augusto Pinochet. Il a ajouté qu’il n’avait pas pu trouver une seule personne au Chili qui n’était pas convaincue qu’il y avait plus de liberté sous la dictature de Pinochet que sous Allende. Pour une raison ou une autre il était incapable d’entendre les cris de détresse en provenance de la Via Grimaldi et d’autres salles de torture.
Voilà quelle a été la réaction au premier 9/11. Je suis sûr qu’il y a des jihadistes qui ont célébré le second 9/11. Nous pensons qu’ils sont terribles, mais nous sommes bien pires. Quelqu’un a-t-il fait mention de ça lors de la commémoration de 9/11 ? Le premier 9/11 a été bien pire que ce qui s’est passé en septembre 2001.
Si vous voulez savoir ce que nous pouvons faire, nous pouvons commencer par nous éduquer nous-même. Prenons cette notion de « guerres perpétuelles » qui circule. Biden a mis fin aux guerres sans fin. Quand les guerres perpétuelles ont-elles commencé ? 1783. C’est quand les Britanniques se sont retirés. Ils avaient empêché les colons d’envahir ce qu’on appelait le « pays indien » : les Nations Indiennes à l’ouest des Appalaches.
Les Britanniques avaient bloqué cette expansion, et les colons ne l’acceptaient pas – surtout dans le cas de gens comme George Washington, qui était un grand spéculateur foncier et qui voulait désespérément exterminer les Indiens, qu’il s’était juré de faire disparaître. Immédiatement, les colons ont lancé des guerres meurtrières et brutales contre les Nations Indiennes. Extermination, dispersion, traités rompus – je veux dire, toutes les horreurs auxquelles vous pouvez penser. Ils savaient exactement ce qu’ils faisaient.
La figure de proue – l’architecte intellectuel – de Manifest Destiny [La Destinée manifeste est une expression apparue en 1845 pour désigner la forme américaine de l’idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la « civilisation » vers l’Ouest, et à partir du XXᵉ siècle dans le monde entier,NdT], John Quincy Adams, se lamentait à la fin de sa vie quand au sort de « la race infortunée … que nous exterminons avec une cruauté si impitoyable et perfide ». C’était bien après ses propres contributions majeures au processus. Et c’était avant que le pire ne se produise.
Des milliers de milliards de dollars ont été dépensés en Afghanistan. Mais qu’en est-il des gens que nous sommes en train d’exterminer, d’attaquer et de détruire depuis 250 ans, depuis la fondation du pays ?
Les crimes se sont poursuivis en Californie, où il s’est agi de véritables génocides. Il y a une célèbre histoire diplomatique des États-Unis écrite par Thomas Bailey, qui en parle. Il estime que c’était défensif. Il explique qu’après avoir obtenu leur liberté, les colons se sont attelés à la tâche « d’abattre les arbres et les Indiens » et à l’expansion territoriale. Dans le processus, ils se sont emparés de la moitié du Mexique et ont volé Hawaï à ses indigènes.
Les États-Unis sont en guerre pratiquement chaque année depuis leur fondation. Et il y a eu des victimes. Pourquoi ne pas les interroger sur les coûts ? Personne ne le fera, je suppose. Nous ne semblons nous soucier que des guerres perpétuelles qui nous coûtent trop cher.
Il y a un excellent article dans le numéro actuel de Foreign Affairs. Il traite du très lourd coût de la guerre contre l’Afghanistan supporté par les États-Unis. Des milliers de milliards de dollars ont été dépensés. Mais qu’en est-il des gens que nous sommes en train d’exterminer, d’attaquer et de détruire depuis 250 ans, depuis la fondation du pays ?
Il y a un article dans le New York Times par quelqu’un de gentil, Samuel Moyn, sur la façon dont les États-Unis se tournent maintenant vers des guerres plus humanitaires. Il dit qu’elles sont toujours terribles, mais qu’elles sont plus humanitaires qu’avant. Et il donne un exemple : L’invasion du Koweït par George H. W. Bush. Il dit que c’était beaucoup plus humanitaire que les guerres précédentes.
Était-ce le cas ? Alors que les paysans irakiens conscrits se retiraient du Koweït, l’armée américaine a utilisé des bulldozers pour les entasser dans des fossés et les étouffer pour qu’ils ne puissent pas le faire. L’armée de l’air a complètement détruit les infrastructures non défendues partout en Irak. Soit dit en passant, il s’agissait d’une guerre qui par ailleurs n’avait nul besoin d’être menée. Il existait moultes options pour un règlement diplomatique. Mais la presse a refusé d’en faire état, et le gouvernement américain les a simplement rejetées.
La guerre aurait pu être évitée. En fait, l’invasion irakienne du Koweït n’était pas si différente de l’invasion américaine du Panama quelques mois plus tôt. Quelque chose qui a disparu de l’histoire.
Avez-vous lu quelque chose là dessus dans le New York Times ? Non. On s’est moqué des personnes qui l’ont mentionné et elles ont été qualifiées d’antipatriotiques. Rien n’a changé. Les mêmes institutions, les mêmes doctrines, les mêmes croyances.
Bien sûr, le monde est quelque peu différent. Une des différences est la population. Et si aujourd’hui les guerres sont plus humanitaires, c’est grâce à des gens comme vous. Cela vient des gens sur le terrain. Le pays est devenu plus civilisé grâce à l’activisme des années 1960. Et on en trouve de nombreuses preuves, même si on n’en parle pas. Ce n’est pas l’histoire à raconter.
Prenons les guerres d’Amérique centrale. Des atrocités horribles. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées. Il y a eu des tortures, des massacres – tout ce que vous pouvez imaginer.
Mais il y avait des choses que les États-Unis ne pouvaient pas faire. Ils ne pouvaient pas faire ce que John F. Kennedy avait pu faire au Sud-Vietnam vingt ans plus tôt. Ils ont essayé, mais ils n’ont pas pu le faire. Il y avait simplement trop d’opposition ici.
Lorsqu’il est entré en fonction, Ronald Reagan a essayé de reproduire ce que Kennedy avait fait vingt ans plus tôt. Il y a eu une réaction immédiate de la population. Ils n’acceptaient plus cela.
Ce qui s’est passé en Amérique centrale était quelque chose de totalement nouveau dans toute l’histoire de l’impérialisme. C’était la première fois que les habitants du pays agresseur ne se contentaient pas de protester, mais partaient vivre avec les victimes. J’ai visité des églises en Amérique centrale où les gens en savaient plus sur l’Amérique centrale que les universitaires, parce qu’ils y travaillaient.
Cela n’était jamais arrivé. Personne en France n’est allé vivre dans un village algérien. Personne aux États-Unis n’est allé vivre dans un village vietnamien. C’était du jamais vu. Et cela a changé ce que le gouvernement américain peut faire. Les articles d’universitaires dans des revues spécialisées n’avaient pas suffi, ce sont les militants sur le terrain qui y ont réussi. Ils peuvent aussi faire la différence maintenant. C’est cela qui change le monde.
JP : Vous êtes actif dans les mouvements anti-guerre depuis le Vietnam. Quand je repense au mouvement anti-guerre qui a vu le jour après l’Afghanistan, et surtout avant l’Irak, il n’a pas arrêté ou ralenti les deux guerres. Mais y a-t-il encore quelque chose que nous pouvons retirer du mouvement anti-guerre de cette période ?
NC : La première chose dont ils devraient prendre conscience c’est l’efficacité de leur action. L’opinion commune est que nous avons échoué. Ce n’est pas le cas.
Nous avons récemment appris, de sources allemandes de haut niveau, que l’administration Bush envisageait d’utiliser des armes nucléaires en Afghanistan. Mais ils n’ont pas pu le faire parce que la population américaine ne l’aurait pas toléré.
La guerre en Irak a également représenté quelque chose de nouveau dans l’histoire de l’impérialisme. Il y a eu des manifestations de masse, auxquelles vous avez participé, avant que la guerre ne soit officiellement lancée. En fait, la guerre était en cours depuis longtemps – depuis que Bill Clinton avait bombardé l’Irak en 1998 – mais elle a été officiellement lancée en mars 2003.
Je ne pense pas que le mouvement anti-guerre était inefficace. Je pense qu’il a été très efficace. C’est un facteur déterminant qui a conduit à la réduction très modeste de la violence, de la terreur et de la destruction que nous constatons.
La veille de la déclaration de guerre, mes étudiants du Massachusetts Institute of Technology avaient exigé l’annulation des cours pour que nous puissions tous participer aux manifestations de masse avant la déclaration officielle de la guerre. Ce genre de chose n’était jamais arrivé dans l’histoire de l’impérialisme.
Bien que ce qui s’est passé en Irak soit assez terrible, cela aurait pu être bien pire. Si Rumsfeld, Cheney et les autres avaient eu les mains libres, nous ne savons pas ce qui se serait passé. Mais ils ont été contraints par l’opposition publique sur le terrain. C’est ce qui s’est produit encore et encore. Personne n’écrit d’article à ce sujet, ce n’est pas l’histoire à raconter, ce n’est pas la bonne. Mais c’est une histoire que nous devrions reconnaître.
Donc je ne pense pas que le mouvement anti-guerre était inefficace. Je pense qu’il a été très efficace. C’est un facteur déterminant qui a conduit à la réduction très modeste de la violence, de la terreur et de la destruction que nous constatons … La leçon à en tirer est la suivante : il faut persévérer et aller plus loin encore.
Prenons la très sérieuse menace que constituent les armes nucléaires, et qui a augmenté de manière significative sous Donald Trump. Jusqu’à présent, Biden poursuit les mêmes politiques. Eh bien, jetons un coup d’œil en arrière. Au début des années 1980, d’immenses manifestations publiques ont eu lieu pour condamner le déploiement de missiles à courte portée en Allemagne de l’Ouest. Ces missiles pouvaient atteindre Moscou en dix minutes. Il y a eu des manifestations similaires en Europe, elles étaient tout aussi énormes.
Cela a eu un effet. Cela a conduit Reagan à accepter les offres de Mikhaïl Gorbatchev pour établir le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty). C’était un immense pas vers la paix. Le traité a considérablement réduit les menaces qui auraient pu facilement conduire à une guerre nucléaire.
Dans le cadre de son attitude générale destructrice, détruisant tout ce qui a une quelconque valeur, Trump a démantelé le traité. Immédiatement après, le jour de l’anniversaire d’Hiroshima, il a procédé à des lancements de missiles, violant ainsi le traité.
Les manifestations du début des années 80 ont imposé une certaine limite à tout ça. C’est cette leçon là aussi qu’il faut en garder. Elles peuvent se produire aujourd’hui de nouveau et contribuer à arrêter la course du désastre qui est en cours.
Même chose quant à la destruction du climat. La pression de la population – les jeunes, principalement – a poussé Biden à approuver officiellement des programmes qui ne sont pas si mauvais que ça. Ils sont certes finalement insuffisants, mais néanmoins bien meilleurs que tout ce qu’on avait vu auparavant.
Le 9 août, le GIEC a publié son dernier rapport. Il est très sinistre et n’a certainement pas fait l’objet d’une couverture médiatique suffisante [aux États-Unis]. C’était un lundi. Que s’est-il passé le mercredi suivant ? Mercredi, Biden a lancé un appel à l’OPEP — le cartel du pétrole — pour qu’elle augmente sa production, parce qu’il veut que les prix de l’essence baissent aux États-Unis afin d’améliorer ses perspectives électorales.
C’est pourquoi l’activisme sur le terrain fait la différence. Les militants du Sunrise Movement ont investi le bureau de Nancy Pelosi. Ils ont obtenu le soutien d’Alexandria Ocasio-Cortez, de sorte qu’ils ne se sont pas simplement fait jeter. Cela a conduit à une véritable résolution au Congrès. Elle est en cours d’examen.
Ocasio-Cortez et Ed Markey ont une résolution, qui comporte un programme très raisonnable qui permettrait de faire face efficacement à la grave menace de destruction de l’environnement. C’est une résolution, mais il faut aller au-delà d’une résolution pour arriver à une législation. Cela va demander beaucoup de travail.
Les Républicains, bien sûr, s’y opposeront à 100 %. Leur engagement à ce stade est de servir servilement le secteur des entreprises et de cirer les bottes de Trump pour que les foules qu’il a organisées ne s’en prennent pas à eux. C’est ça le parti Républicain. Peu importe ce qui arrive au pays ou au monde. Ils sont dans l’opposition à 100 %, et il ne peut y avoir aucune dissension.
Ensuite, il y a quelques Démocrates qui peuvent tout bloquer. Nous savons qui ils sont. Eh bien, ça veut dire qu’on a du boulot.
AT : Qu’appelle-t-on une politique étrangère de gauche ? Comment défendre une politique étrangère de gauche ? Comment rester lucide lorsque les mauvais acteurs nous font de belles promesses ?
NC : Eh bien, vous publiez des articles dans Jacobin, et vous organisez les gens pour qu’ils agissent sur ce qu’ils apprennent. Il n’y a pas de secrets. Nous savons comment le faire. Cela a été fait maintes et maintes fois. Chaque mouvement populaire, chaque grande cause qui a été gagnée au cours des siècles, a été remportée par des gens qui travaillent sur le terrain.
Tous les mouvements populaires, toutes les grandes causes qui ont été remportées au cours des siècles, l’ont été par des personnes qui travaillaient sur le terrain.
Prenons, par exemple, le mouvement des droits civiques. Mentionnez le mouvement des droits civiques, et le nom qui vient à l’esprit est celui de Martin Luther King, qui était une grande figure. Il le mérite.
Mais je suis sûr qu’il aurait été le premier à dire qu’il surfait sur une vague créée par des personnes dont personne ne connaît le nom – des militants qui prenaient les bus de la liberté en Alabama, un fermier noir qui a eu le courage d’entrer dans un isoloir dans un pays raciste, etc.
Mon vieil ami Howard Zinn l’a très bien exprimé une fois. Il a dit que « ce qui compte, ce sont toutes ces innombrables petites actions de personnes inconnues qui jettent les bases des grands événements de l’histoire ». Je suis convaincu que c’est tout à fait l’idée. Nous ne connaissons même pas les noms des personnes qui ont accompli les actions réellement significatives et importantes, tout comme nous ne connaissons pas les noms des personnes à l’étranger qui luttent courageusement pour leurs droits dans des conditions terribles.
Nous pouvons les aider de plusieurs façons. Cela a été fait dans le passé et peut l’être davantage encore à l’avenir. Mais il ne nous reste pas beaucoup de temps. Les problèmes sont devenus beaucoup plus urgents que par le passé.
Si nous ne nous occupons pas du problème climatique d’ici deux décennies, nous franchirons des points de basculement. Et les Républicains vont probablement revenir au pouvoir l’année prochaine, ou peut-être en 2024. Cela signifie un pur climato-scepticisme.
J’ai déjà parlé de Biden. Mais au moins on peut faire pression sur les Démocrates. En fait, on peut le faire aussi vis à vis des jeunes Républicains. Chez ces derniers, on trouve moins de cette dévotion servile et brutale à la destruction massive dans l’intérêt de la richesse privée. C’est l’ancienne partie de la direction Républicaine — les Lindsey Graham. Mais les jeunes sont quelque peu différents. On peut les sensibiliser. Ils peuvent faire la différence.
AT : Nous avons vraiment une immense dette envers vous pour tout, ainsi que pour tous les noms et opinions inconnus que vous avez fait connaître au public. Vous avez toute notre gratitude.
NC : Merci beaucoup.
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À PROPOS DE L’AUTEUR Noam Chomsky est professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology. Haymarket Books a récemment publié douze de ses livres classiques dans de nouvelles éditions.
À PROPOS DE L’INTERVIEWEUR J. C. Pan est co-animateur du Jacobin Show et a écrit pour la New Republic, Dissent, the Nation et d’autres publications.
Ariella Thornhill est co-animatrice du Jacobin Show.
Source : Jacobin Mag, J. C. Pan, Ariella Thornhill, Noam Chomsky – 16-09-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…