Par Chris Hedges
Chris Hedges a présenté cette conférence sur le sadisme américain au The Sanctuary for Independent Media [centre de production de télécommunications dédié aux arts médiatiques communautaires, situé dans une ancienne église historique, NdT] à Troy, New York, le dimanche 27 juin 2021.
Source : Scheerpost, Chris Hedges
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le sadisme caractérise presque toutes les expériences culturelles, sociales et politiques aux États-Unis. Il se manifeste par la cupidité débridée d’une élite oligarchique qui a vu sa richesse augmenter de 1 100 milliards de dollars pendant la pandémie, alors que le pays connaissait la plus forte augmentation de son taux de pauvreté depuis plus de 50 ans. Il se manifeste par le meurtres gratuits de citoyens non armés par la police dans des villes comme Minneapolis. Il se manifeste par les « techniques d’interrogation approfondies » utilisées par la CIA dans des sites noirs secrets, à Guantánamo Bay [Les prisons secrètes de la CIA (aussi appelées black sites, ou « sites noirs ») désignent des prisons clandestines contrôlées par l’agence américaine dans différents pays, NdT], et dans nos prisons nationales. Il se manifeste par la séparation des enfants de leurs parents sans papiers, enfants qui sont alors enfermés comme des chiens dans un chenil.
Il se manifeste par la pornification de la société américaine, les femmes y sont torturées, battues, dégradées et violées sexuellement, souvent par de nombreux hommes, dans des films pornographiques, pour être rejetées après quelques semaines ou mois souffrant de graves traumatismes, de maladies sexuellement transmissibles et de déchirures vaginales et anales qui nécessitent une réparation chirurgicale. Il se manifeste dans le mouvement « incel » dont certains hommes perpètrent des agressions violentes contre des femmes sous prétexte d’avoir été éconduits ou ignorés par celles-ci. [le terme, issu de « célibat involontaire » désigne principalement les communautés misogynes extrémistes dont se sont inspirés plusieurs meurtriers de masse. Selon le New York Times, l’idéologie incel est une adaptation de l’idée de suprématie masculine, NdT]
Il se manifeste dans le système de santé prédateur où, comme l’écrit Steven Brill, une visite aux urgences pour des douleurs thoraciques qui s’avèrent être une indigestion peut dépasser le coût d’un semestre d’université, un simple travail de laboratoire effectué pendant quelques jours à l’hôpital peut coûter plus cher qu’une nouvelle voiture, et un médicament qui coûte au fabricant 300 dollars, que celui-ci revend à l’hôpital pour 3 000 à 3 500 dollars peut coûter jusqu’à 13 702 dollars au patient à qui il est prescrit. Aux États-Unis, il est légalement permis aux entreprises de prendre en otage les enfants malades pendant que leurs parents se ruinent pour sauver leurs fils ou leurs filles.
Ce sadisme se manifeste par les prêts sur salaire, les prisons à but lucratif, la privatisation de l’éducation publique et des services publics et la montée en puissance des armées mercenaires à but lucratif. Il se manifeste par la glorification culturelle de la violence par les médias de masse, l’État et les industries du divertissement et du jeu. Il se manifeste par les fusillades nihilistes dans les écoles, y compris les écoles primaires, et sur les lieux de travail. Et il se manifeste par les guerres meurtrières et inutiles que nous poursuivons ou soutenons en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye et au Yémen.
L’historien Johan Huizinga, dans ses écrits sur le crépuscule du Moyen Âge, a soutenu que lorsque tout se délite, on adopte le sadisme pour pouvoir affronter l’hostilité d’un univers devenu apathique. N’étant plus reliée à un dessein commun, une société en rupture se replie sur l’hédonisme et le culte du moi. Comme le font les entreprises de Wall Street ou les émissions de télé-réalité populaires, elle met en vedette les comportements classiques des psychopathes : charme superficiel, grandiloquence et suffisance ; besoin de stimulation constante ; penchant pour le mensonge, la tromperie et la manipulation ; incapacité à éprouver remords ou culpabilité. Prenez tout ce que vous pouvez, aussi vite que vous le pouvez, avant que quelqu’un d’autre ne le fasse.
C’est ce qui caractérise l’état de nature [L’état de nature est une notion de philosophie politique forgée par les théoriciens du contrat à partir du XVIIᵉ siècle qui s’oppose à l’état civil, NdT], la « guerre de tous contre tous », que Thomas Hobbes voyait comme la conséquence de l’effondrement social, un monde dans lequel la vie devient « solitaire, pauvre, méchante, brutale et brève ». C’est un monde dans lequel les puissants, des hommes comme Jeffrey Epstein et Harvey Weinstein, réduisent à néant le corps et l’identité de leurs victimes.
Nous savons à quoi ressemble ce sadisme. Il a le visage de Derek Chauvin étouffant nonchalamment George Floyd sous le regard impassible de ses collègues policiers. Il a le visage d’ Andrew Brown Jr, abattu de cinq balles par la police en Caroline du Nord, dont une à l’arrière de la tête. Il a le visage d’Abner Louima, à qui la police a enfoncé un manche à balai dans le rectum dans les toilettes du commissariat du 70e arrondissement de Brooklyn, ce qui a occasionné des blessures internes nécessitant trois opérations réparatrices.
Il a aussi le visage du chef des opérations spéciales des Navy Seals, Edward Gallagher, qui au hasard a abattu des civils non armés et a utilisé un couteau de chasse pour poignarder à plusieurs reprises un prisonnier irakien de 17 ans, blessé et sous sédatif, avant de se photographier avec le cadavre. Il a le visage des civils irakiens, dont peu avaient quelque chose à voir avec l’insurrection, nus, ligotés, battus, humiliés sexuellement et violés, et parfois assassinés, par des gardes de l’armée et des entrepreneurs privés à Abu Ghraib.
Les prisonniers d’Abu Ghraib qui étaient régulièrement traînés sur le sol de la prison par une corde attachée à leur pénis etqui étaient sodomisés par des lampes chimiques qu’on faisait parfois éclater pour que le liquide phosphorique puisse être versé sur leur corps nu, c’est cela aussi le sadisme. Les photos d’Abu Ghraib qui ont fait l’objet de fuites montrent le vrai visage de l’Amérique, l’homme à la capuche, un personnage au visage sombre debout sur une boîte, les bras tendus, des fils attachés à ses doigts, ou encore l’homme nu couché, tenu en laisse par une femme soldat américaine en treillis, une extrémité de la laisse qu’elle tient encerclant le cou du prisonnier à ses pieds.
Pourquoi le malaise d’une civilisation mourante s’exprime-t-il par le sadisme plutôt que par une sorte de juste colère ? Ici, nous devons nous tourner vers Friedrich Nietzsche. Nietzsche nous a prévenus que ceux qui sont humiliés et privés de pouvoir sont empoisonnés par le ressentiment. Parce qu’ils ont été dépouillés de tout pouvoir, ils n’ont plus le pouvoir de faire du mal à ceux qui, selon eux, leur ont fait du mal. En bref, il n’y a pas de libération cathartique. Le ressentiment est le fruit d’une mauvaise estime de soi. Il s’envenime et ronge l’âme.
Ceux qui sont impuissants, et ici Nietzsche parle du christianisme comme d’une religion d’esclaves, doivent exprimer leur ressentiment de manière indirecte et subreptice, d’où le racisme codé, l’islamophobie et la prétendue aspiration à un retour à la famille traditionnelle et aux valeurs « chrétiennes ». Le ressentiment naît du sentiment d’infériorité, d’échec et d’inutilité. Et ce ressentiment, alimenté par le dégoût de soi, s’exprime par le sadisme, ce que Nietzsche appelle « anéantir la volonté » de ceux qui sont plus faibles ou plus vulnérables. Nietzsche a compris que cette « destruction de la volonté » des autres procure un plaisir pervers et sadique. Il écrit dans On the Genealogy of Morals, que « voir les autres souffrir fait du bien, faire souffrir les autres encore plus […] Sans cruauté, il n’y a pas de fête […] et dans le châtiment, il y a tant de choses qui sont festives ! »
Le ressentiment dans la société américaine, écrit la politologue Wendy Brown, découle non seulement d’un sentiment d’impuissance et d’inutilité, mais aussi d’un sentiment de déchéance et de perte de droits. Cela explique ce qu’elle appelle « la politique permanente de la vengeance, qui consiste à attaquer ceux qui sont accusés d’avoir détrôné la masculinité blanche—les féministes, les communautaristes, les mondialistes, qui à la fois les détrônent et les méprisent ».
Pour cette raison, la rage ne peut pas, comme elle peut l’être dans la théologie chrétienne, être sublimée dans l’abnégation de soi et en appel à l’amour de son prochain. Il n’y a, en somme, rien qui puisse atténuer ou réorienter ce ressentiment. Son expression pure ne peut être que le nihilisme et le sadisme. Trump personnifie parfaitement cette sombre éthique. La vengeance est sa seule philosophie de vie. Or, ceux qui sont prisonniers du ressentiment ne sont plus capables de créer. Ils ne peuvent que détruire. Ils allument allègrement leur propre bûcher funéraire.
Les lois, les institutions et les structures bureaucratiques sont dénaturées pour servir les intérêts d’une minuscule cabale, une élite rapace, qui s’enrichit aux dépens de tous les autres. Tous sont contraints de s’incliner devant les diktats de ce que Max Weber appelait la « mécanique inerte ». La machine force la plupart des gens à se fondre dans la masse, quant à ceux qui acceptent de faire son sale boulot, elle leur permet de s’élever au-dessus de la multitude.
Ces quelques privilégiés reçoivent la licence et l’autorité nécessaires pour accomplir les actes de sadisme qui sont devenus les principales formes de contrôle social. Ces exécutants font ce travail avec vigueur, car leur plus grande peur est d’être repoussés dans la masse. Plus ces fantassins de l’élite insultent, persécutent, torturent, humilient et tuent, plus ils semblent creuser comme par magie le fossé entre eux et leurs victimes. C’est pourquoi les policiers noirs et les agents pénitentiaires noirs peuvent être aussi cruels, et parfois plus cruels même, que leurs homologues blancs.
Le sadisme éradique, au moins momentanément, les sentiments d’inutilité, de vulnérabilité et de fragilité face à la douleur et à la mort qui habitent le sadique. Il procure un sentiment d’omnipotence. C’est un sentiment qui procure du plaisir. J’ai été battu par la police militaire saoudienne et plus tard par la police secrète de Saddam Hussein lorsque j’ai été fait prisonnier à Basra peu après la première guerre du Golfe. Ceux qui me battaient aimaient leur travail. Je pouvais le lire sur leur visage. Les mauvais traitements infligés par Israël aux Palestiniens, les agressions de musulmans, de jeunes filles et de femmes en Inde et le dénigrement des musulmans dans les pays que nous occupons font partie intégrante de ce fléau qu’est le sadisme au service d’une « mécanique inerte » devenue mondiale.
Voilà bien longtemps que les féministes ont compris que le sadisme traverse comme un courant électrique le désir sexuel masculin. La pornographie porte sur le fantasme d’hommes tout-puissants, qui ont le pouvoir de torturer et d’abuser physiquement des filles et des femmes qui, dans le porno, implorent d’être avilies. « Le plaisir sexuel et la passion sexuelle dans la confidentialité de l’imagination masculine sont inséparables de la brutalité de l’histoire masculine, écrit Andrea Dworkin. Le monde intime de la domination sexuelle que les hommes revendiquent comme leur droit et leur liberté est le reflet du monde public du sadisme et de l’atrocité que les hommes déplorent constamment et de manière bien-pensante. C’est dans l’expérience masculine du plaisir que l’on trouve le véritable sens de l’histoire masculine. »
Les femmes, bien sûr, ne sont pas non plus à l’abri d’actes de sadisme. Ilse Koch, surnommée la « chienne de Buchenwald », avait l’habitude, avec son mari, commandant du camp de la mort, de jeter les prisonniers dans des cages aux ours pour les voir se faire déchiqueter et dévorer. Sous le régime d’Augusto Pinochet, la Chilienne Adriana Rivas, qui risque d’être extradée d’Australie vers le Chili, aurait torturé des prisonniers en les attachant à des lits superposés en métal reliés à du courant électrique et en leur envoyant des décharges dans tout le corps, ou les aurait étouffés à mort avec des sacs en plastique. Mais Dworkin a raison de souligner que le sadisme est inhérent aux expressions masculines d’un pouvoir total et incontrôlé, et c’est la raison pour laquelle le sadisme est le principal trait caractéristique de l’impérialisme.
Jean Amery, résistant belge de la Seconde Guerre mondiale, capturé et torturé par la Gestapo en 1943, définit le sadisme « comme la négation radicale de l’autre, comme refus d’en reconnaître à la fois le principe social et le principe de réalité. Dans le monde du sadique, la torture, la destruction et la mort triomphent : et un tel monde n’a manifestement aucun espoir de subsister. Au contraire, il désire transcender le monde, atteindre une souveraineté totale par la négation des autres êtres humains, qu’il considère comme représentant une sorte d’« enfer », dans un sens bien particulier. »
Le point de vue d’Amery est important. Une société sadique est une société d’autodestruction collective. Elle est l’apothéose d’une société déformée par des expériences accablantes de perte, d’aliénation et de stase. Le seul moyen qu’il reste à l’individu pour s’affirmer dans les sociétés en faillite, c’est de détruire. Johan Huizinga, dans son livre L’Automne du Moyen-Âge, note que la dissolution de la société médiévale a engendré « ce caractère violent de la vie ».
Aujourd’hui, ce caractère violent de la vie pousse les gens à commettre des meurtres policiers gratuits, à procéder à des expulsions de familles, à ce que les tribunaux prononcent des faillites, à refuser des soins médicaux aux malades, à commettre des attentats suicides et des fusillades de masse. Le sadisme procure l’excitation et le plaisir, souvent à forte connotation sexuelle, qui nous attirent vers ce que Sigmund Freud a appelé l’instinct de mort, l’instinct qui pousse à détruire toute forme de vie, y compris la nôtre. Lorsque nous sommes plongés dans un monde imprégné de mort, la mort, paradoxalement, est considérée comme le remède.
En tant que capitaine de navire Joseph Conrad a suffisamment observé le monde pour connaître l’irrémédiable corruption de l’humanité. Les nobles vertus qui poussaient des personnages comme Kurtz dans Au cœur des ténèbres à se rendre dans la jungle dissimulaient un intérêt personnel abject, la cupidité incontrôlée et le meurtre qui définissent tous les projets impériaux. Conrad se trouvait au Congo à la fin du XIXe siècle, lorsque le monarque belge, le roi Léopold, au nom de la civilisation occidentale et de la lutte contre l’esclavage, pillait le pays. L’occupation belge, qui a transformé le Congo en une plantation de caoutchouc, a entraîné la mort par maladie, famine et meurtre de quelque dix millions de Congolais.
Dans sa nouvelle Un avant-poste du progrès, Conrad raconte l’histoire de deux commerçants européens blancs, Carlier et Kayerts, qui sont envoyés dans un avant poste commercial isolée au Congo. Leur mission est porteuse d’un grand objectif moral : exporter la « civilisation » européenne en Afrique. Mais l’ennui et le manque de contraintes transforment rapidement les deux hommes en sauvages. Ils échangent des esclaves contre de l’ivoire. Ils se querellent au sujet des réserves de nourriture qui s’amenuisent, et Kayerts tire sur son compagnon désarmé, Carlier, et le tue.
« Ces deux individus étaient parfaitement insignifiants et incapables », a écrit Conrad au sujet de Kayerts et Carlier :
« Ceux dont l’existence n’est rendue possible que par la noble organisation des foules civilisées. Peu d’hommes réalisent que leur vie, l’essence même de leur personnalité, leurs capacités et leurs audaces, ne sont que l’expression de leur croyance en la sécurité de leur environnement. Le courage, le sang-froid, la confiance, les émotions et les principes, toutes les pensées, grandes ou insignifiantes appartiennent non pas à l’individu mais à la foule ; à la foule qui croit aveuglément à la force irrésistible de ses institutions et de ses coutumes, à la puissance de sa police et de son opinion publique.
Mais le contact avec la sauvagerie pure et simple, avec la nature primitive et l’homme primitif, apporte au cœur un trouble soudain et profond. Au sentiment d’être seul de son espèce, à la claire perception de la solitude de ses pensées, de ses sensations—à la négation de l’habituel, qui est sécurisant, s’ajoute l’affirmation de l’insolite, qui est dangereux ; une évocation de choses vagues, incontrôlables et répugnantes, dont l’intrusion déconcertante excite l’imagination et met à l’épreuve les nerfs civilisés des idiots comme des sages. »
Le directeur général de la Grande compagnie civilisatrice—parce que, comme le fait remarquer Conrad, la « civilisation » suit le commerce—arrive en bateau à vapeur à la fin de l’histoire. Ses deux agents ne sont pas là, sur le quai pour l’accueillir. Il gravit la rive escarpée jusqu’à l’avant poste commercial suivi par le capitaine et le conducteur de machine. Le directeur trouve Kayerts, qui, après le meurtre, s’est suicidé en se pendant par une lanière de cuir à une croix qui marquait la tombe du précédent chef de l’avant poste. Les orteils de Kayerts sont à quelques centimètres du sol. Ses bras, raides, pendent vers le bas « et, de façon très irrévérencieuse, il tirait à son directeur général une langue boursouflée. »
C’est au nom du bien moral qu’on exerce le sadisme, il s’agit de protéger la civilisation occidentale, les valeurs « chrétiennes », la démocratie, la race supérieure, la liberté, l’égalité, la fraternité,(en français dans le texte) le paradis des travailleurs, l’homme nouveau ou le rationalisme scientifique. Le sadisme réparera les défauts de l’espèce humaine. Le jargon peut varier. Mais l’obscur sentiment reste le même.
« L’honneur, la justice, la compassion et la liberté sont des idées qui ne trouvent aucun adepte, écrit Conrad. Il n’y a que des gens, qui ignorent tout, ne comprennent rien et ne ressentent rien, qui s’enivrent de mots, les crient, imaginent qu’ils les croient sans croire à autre chose qu’au profit, à l’avantage personnel et à leur propre satisfaction. »
« L’homme est un animal cruel, écrivait Conrad. Sa cruauté nécessite d’être encadrée. La société est par essence criminelle—sinon elle n’existerait pas. C’est l’égoïsme qui sauve tout—absolument tout—tout ce que nous abhorrons, tout ce que nous aimons. »
Bertrand Russell a dit de Conrad : « Bien que je ne sache pas s’il aurait accepté une telle image, j’ai eu le sentiment qu’il considérait la vie humaine civilisée et moralement tolérable comme une randonnée périlleuse sur une mince croûte de lave à peine refroidie qui, à tout moment, peut se fissurer et laisser l’imprudent sombrer dans des profondeurs ardentes. »
Kurtz, le marchand d’ivoire mégalomane et égocentrique du roman Au cœur des ténèbres, finit par ficher les têtes ratatinées des Congolais assassinés sur des piques à l’extérieur de son avant poste commercial isolé. Mais Kurtz est également très instruit et raffiné. Conrad le décrit comme un orateur, un écrivain, un poète, un musicien et l’agent principal respecté de l’Inner Station de la compagnie d’ivoire. Il est « un ambassadeur de la pitié, de la science et du progrès ». Kurtz est un « génie universel et une personne très remarquable ». C’est un prodige, à la fois doué et multi-talentueux. Il est parti pour l’Afrique animé par de nobles idéaux et vertus. Il a terminé sa vie comme un tyran égocentrique qui se prenait pour un dieu.
« Sa mère était à moitié anglaise, son père à moitié français », écrit Conrad à propos de Kurtz :
« Toute l’Europe a contribué à la fabrication de Kurtz ; et j’ai appris, par la suite, que la Société internationale pour la suppression des coutumes barbares [organisation fictive créée par le romancier polono-britannique Joseph Conrad dans son roman de 1899 Heart of Darkness, NdT] lui avait confié la rédaction d’un rapport destiné à la guider dans ses orientations futures. Il a commencé par l’argument selon lequel nous, les Blancs, au stade de développement où nous en étions arrivés, « devons nécessairement leur apparaître [aux sauvages] comme des êtres surnaturels—nous nous présentons à eux avec la puissance d’une divinité », et ainsi de suite. « Par le simple exercice de notre volonté, nous pouvons exprimer une puissance bénéfique pratiquement illimitée », etc., etc.
A partir de là, il a pris son envol et m’a emmené avec lui. La péroraison était magnifique, quoique bien difficile à retenir, voyez-vous. Elle m’a fait découvrir la sensation d’une Immensité exotique gouvernée par une auguste bienveillance. Cela m’a fait vibrer d’enthousiasme. C’était le pouvoir infini de l’éloquence — des mots — des mots nobles et brûlants. Aucun conseil pratique ne venait interrompre le courant magique des formules, à moins qu’une sorte de note en pied de page, griffonnée de toute évidence beaucoup plus tard, d’une main tremblante, ne puisse être considérée comme l’exposé d’une méthode. C’était tout simple, et à la fin de cet appel émouvant à tous les sentiments altruistes, cela jaillissait, lumineux et terrifiant, comme un éclair dans un ciel serein : » Exterminez moi toutes les vermines ! » »
La violence et l’exploitation, qui ont longtemps défini les projets impériaux à l’étranger, définissent désormais l’existence chez soi. Les empires, en fin de compte, se cannibalisent eux-mêmes. La tyrannie que nous avons longtemps imposée aux autres, nous nous l’imposons maintenant à nous-mêmes. Le sombre plaisir dérivé de l’exploitation des autres est tout ce qui reste. Comme Nietzsche l’a écrit dans La généalogie de la morale :
« Nous allons clarifier la logique de toute cette forme de rétribution — elle est assez bizarre. L’équivalence se fait de la manière suivante : au lieu d’un avantage qui compense directement le dommage (donc, au lieu d’une compensation en or, en terre, en biens quelconques), le créancier reçoit en guise de remboursement et de compensation une sorte de plaisir — le plaisir de pouvoir se défouler sur une personne impuissante sans avoir à y penser, le plaisir de faire le mal pour le plaisir de le faire (en français dans le texte), la jouissance de la transgression. Cette jouissance est d’autant plus valorisée que le débiteur est plus bas dans l’ordre social, et le créancier peut facilement y voir une gourmandise savoureuse, voire un avant-goût d’un rang supérieur.
Par le biais de la « punition » du débiteur, le créancier partage un droit qui appartient aux maîtres. Enfin, il parvient lui-même, pour une fois, au sentiment exaltant de mépriser un être comme quelqu’un d’ « inférieur à lui », comme quelqu’un qu’il a le droit de maltraiter — ou du moins, si la véritable force de la punition, de l’application du châtiment, a déjà été transférée aux « autorités « , le sentiment de voir le débiteur méprisé et maltraité. La compensation consiste alors en une autorisation et un droit à la cruauté. »
Le sadisme social et le meurtre, comme l’a noté Friedrich Engels dans son livre de 1845 intitulé The Condition of the Working-Class in England, sont inhérents au système capitaliste. Les élites dirigeantes, écrit Engels, celles qui assurent « le contrôle social et politique », avaient bien conscience que les rudes conditions de travail et de vie à l’époque de la révolution industrielle condamnaient les travailleurs à « une mort précoce et contre-nature ». La formation des syndicats et le socialisme étaient une réponse directe à ces forces malveillantes. Comme l’a écrit Engels :
« Lorsqu’un individu inflige à autrui une blessure corporelle entraînant la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société place des centaines de prolétaires dans une situation telle qu’ils connaissent inévitablement une mort trop précoce et contre-nature, une mort tout aussi violente que celle causée par l’épée ou la balle ; lorsqu’elle prive des milliers de personnes des éléments nécessaires à la vie, qu’elle les place dans des conditions telles qu’elles ne peuvent vivre—qu’elle les oblige, par force de loi, à rester dans ces conditions jusqu’à ce que survienne la mort qui en est la conséquence inévitable—qu’elle sait que ces milliers de victimes sont appelées à périr et qu’elle permet pourtant que ces conditions perdurent, alors, il s’agit bien là d’un meurtre, tout aussi sûrement que l’acte de l’individu isolé ; un meurtre travesti, malveillant, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne semble pas être ce qu’il est, parce que personne ne voit le meurtrier, parce que la mort de la victime semble naturelle, dans la mesure où le délit relève plus de l’omission que de la perpétration. Mais un meurtre reste un meurtre.
La classe dirigeante consacre de considérables ressources pour masquer ce sadisme social et ce meurtre. Elle contrôle le récit dans la presse. Elle inonde nos écrans d’images et de propagande sympathiques et rassurantes, perfectionnées par les industries des relations publiques et le monde de la publicité. Ces hallucinations électroniques nous détournent des contingences de nos propres vies Elles occultent la nature fondamentale du capitalisme d’entreprise. Elles sapent notre estime de nous-même et suscitent une embarrassante prise de conscience quant à notre apparence, notre statut social et nos fonctions corporelles. Elles falsifient la science et les données, comme le font depuis des décennies les industries des combustibles fossiles, de la production animale et du tabac.
Elles créent, comme l’écrit Guy DeBord, la « société du spectacle marchand » qui est un substitut séduisant à la démocratie participative. Cette tyrannie entrepreneuriale réduit le choix politique aux prescriptions sadiques fournies par le pouvoir des entreprises. Elle crée une société où presque toutes les constructions sociales et politiques positives sont absentes. Même le changement social, réduit à la politique de l’identité et au multiculturalisme, a été efficacement émasculé par la propagande des entreprises. Le sentiment d’agir, de pouvoir personnel et de statut social vient presque exclusivement, comme l’avait prévu Nietzsche, du fait de servir la machinerie sadique.
Les traders en énergie d’Enron, dans un dialogue qui aurait pu provenir de n’importe quelle grande entreprise, ont été filmés en 2000 en train de discuter du « vol » de la Californie, et de la façon de s’en prendre à « Grand-mère Millie » [gigantesque arnaque à l’électricité du début des années 2000, maquillage de comptes, sociétés écrans, manipulation de cours boursiers, fausses pénuries, affaire qui a failli mettre en faillite l’Etat de Californie mais aussi le premier d’une série de scandales de fraude comptable, pour en savoir plus https://www.youtube.com/watch?v=wj2FeuvFCJQ, NdT]. Deux traders, identifiés comme Kevin et Bob, ont rejeté les demandes de remboursement des régulateurs californiens en invoquant les prix systématiquement exorbitants pratiqués par la société.
Kevin : Alors ce qu’on raconte est vrai ? Ces enculés vont vous reprendre tout l’argent, les gars ? Tout cet argent que vous les mecs vous avez volé à ces pauvres grands-mères en Californie ?
Bob : Ouais, Grand-mère Millie, mec. Mais c’est elle qui ne savait pas comment voter avec ce putain de bulletin papillon [butterfly ballot : bulletin de vote à deux colonnes le long d’une arête centrale où il convient de perforer son choix, les deux colonnes en parallèle ayant induit des erreurs de choix et des confusions lors du décodage par les lecteurs automatiques de vote, NdT].
Kevin : Ouais, maintenant elle veut récupérer son putain d’argent pour toute l’électricité que tu as facturée à 250$ le mégawattheure.
Bob : Tu sais—tu sais—tu sais, Grand-mère Millie, c’est celle pour laquelle Al Gore se bat, tu vois bien ?
Plus tard dans la même conversation, Kevin et Bob dénigrent les Californiens.
Kevin : Oh, la meilleure chose qui pourrait arriver est un putain de tremblement de terre, laisser cette chose flotter dans le Pacifique et leur mettre des putains de bougies.
Bob : Je sais. Ces gars-là—il suffit juste de les virer.
Kevin : Ils sont tellement dans la merde et ils sont tellement, comment dire…
Bob : Ils sont tellement niqués.
L’avarice obscène des très riches éclipse désormais l’hédonisme et les excès des despotes les plus odieux du monde et des capitalistes les plus riches du passé. En 2015, peu avant sa mort, Forbes estimait la valeur nette de la fortune de David Rockefeller à 3 milliards de dollars. Le Shah d’Iran a pillé son pays pour un montant estimé à 1 milliard de dollars. Ferdinand et Imelda Marcos ont amassé entre 5 et 10 milliards de dollars. Et l’ancien président du Zimbabwé Robert Mugabe pesait environ un milliard. Jeff Bezos et Elon Musk détiennent chacun 180 milliards de dollars.
Certes, le style de la présidence de Biden diffère de celui de la présidence de Trump. Mais l’exploitation mercenaire et le sadisme sous-jacents de la société américaine restent intacts. Le plan de Biden pour l’emploi (American Jobs Plan) ne créera jamais « des millions d’emplois bien rémunérés—des emplois grâce auxquels les Américains peuvent élever leur famille », pas plus que l’ALENA, qu’il a soutenu, ne créerait, comme cela avait également été promis, des millions d’emplois bien rémunérés. Son mantra « acheter américain » n’a aucune valeur.
La grande majorité de nos produits électroniques grand public, de nos vêtements, de nos meubles et de nos biens industriels sont fabriqués en Chine par des travailleurs qui gagnent en moyenne un ou deux dollars de l’heure et ne disposent ni de syndicats ni de droits fondamentaux du travail. Son appel à réduire les franchises et les coûts des médicaments sur ordonnance dans la loi sur les soins abordables [Le Patient Protection and Affordable Care Act, surnommée « Obamacare », est une loi votée par la 111ᵉ législature du Congrès des États-Unis et promulguée par le président Barack Obama en 2010, NdT] ne sera jamais accepté par les entreprises qui tirent profit des soins de santé.
Ses promesses de fiscalité équitable, alors que les hommes les plus riches du monde—Jeff Bezos, Elon Musk, Warren Buffett, Carl Icahn, Michael Bloomberg et George Soros—sont taxés à un taux d’imposition réel de 3,4% qui ne sera modifié en rien. Les subventions aux entreprises et les incitations fiscales qu’il propose comme solution à la crise climatique ne feront rien pour arrêter la fracturation pour extraire le pétrole et le gaz, pour arriver à la fermeture des centrales au charbon ou à l’arrêt de la construction de nouveaux gazoducs pour les centrales au gaz. L’argent qu’il destine aux projets d’infrastructure est réservé aux grandes entreprises et aux gouvernements des États.
Le système de santé restera privatisé, ce qui signifie que les compagnies d’assurance et les sociétés pharmaceutiques récolteront une manne de dizaines de milliards de dollars avec l’American Rescue Plan [L’American Rescue Plan Act de 2021, également appelé le COVID-19 Stimulus Package ou American Rescue Plan, est un projet de loi de relance économique de 1,9 milliards de dollars, NdT], et ce alors qu’elles réalisent déjà des bénéfices records.
Les bénéfices que les grandes banques, Wall Street et les prédateurs spéculatifs mondiaux tirent des niveaux colossaux de créances par la dette imposés à une classe ouvrière sous-payée, parmi lesquels ceux qui doivent rembourser des prêts étudiants, continueront à faire remonter l’argent dans les mains d’une minuscule clique oligarchique. Il n’y aura pas de réforme du financement des campagnes électorales pour mettre fin à notre système de corruption légalisée. Les monopoles technologiques géants resteront intacts. La censure imposée par les plateformes de médias numériques, le démantèlement de nos libertés civiles et la surveillance gouvernementale à grande échelle continueront à être imposés.
La somme de 715 milliards de dollars demandée par Biden pour le ministère de la défense pour l’exercice 2022, soit une augmentation de 11,3 milliards de dollars (1,6 %) par rapport à 2021, viendra soutenir non seulement les provocations militaires désastreuses avec la Chine et la Russie, mais aussi les guerres sans fin au Moyen-Orient et l’industrie hypertrophiée de la défense. Les industries qui ont été délocalisées à l’étranger et les emplois syndiqués bien rémunérés ne reviendront pas.
Les 81 millions d’Américains qui ont du mal à faire face aux dépenses de base de leur ménage, les 22 millions qui n’ont pas assez à manger et les 11 millions qui ne peuvent pas payer leur prochain loyer sont sur le point de se heurter à un mur alors que les maigres avantages découlant des lois d’aide COVID arrivent à leur fin et que le moratoire est levé sur les expulsions et les saisies. Les rouages du capitalisme prédateur, et le sadisme qui le définit, empoisonneront la société aussi impitoyablement sous Biden que lorsque Donald Trump dirigeait sa présidence via Twitter. Ces soi-disant réformes n’ont pas plus de poids que celles affichées par Bill Clinton et Barack Obama, que Biden a servis servilement et qui ont également promis l’égalité sociale tout en trahissant les travailleurs et les travailleuses.
Biden est la parfaite illustration de la créature sans âme et amorale produite par notre système de corruption légalisée, celle qui a construit notre culture du sadisme. Sa longue carrière politique au Congrès se définit par sa capacité à représenter les intérêts des grandes entreprises, en particulier les sociétés de cartes de crédit implantées dans le Delaware. On le surnommait le sénateur Credit Card. Il a toujours dit avec désinvolture au public ce que celui-ci voulait entendre avant de vendre tout le monde.
Il a été l’un des principaux partisans et architectes d’une vague de lois fédérales « sévères à l’encontre de la criminalité » qui ont contribué à militariser la police nationale et à faire plus que doubler la population du plus grand système carcéral au monde, avec des directives sévères en matière de peines obligatoires et des lois qui mettent des gens en prison à vie pour des crimes non violents liés à la drogue, alors même que son fils luttait contre la dépendance. Il a été l’un des principaux auteurs du Patriot Act. Et il n’y a jamais eu un seul programme d’armement ou de guerre qu’il n’ait pas soutenus. Rien de sérieux ne changera sous Biden, en dépit de toute cette excitation à l’idée qu’il puisse être le prochain FDR [ Franklin Delanoe Roosevelt, NdT].
L’administration Biden ressemble à cet inefficace gouvernement allemand formé par Franz von Papen en 1932 qui cherchait à recréer l’ancien régime, un conservatisme utopique qui a permis à l’Allemagne de glisser dans le fascisme. Tout comme von Papen, Biden est dépourvu de nouvelles idées et de programmes novateurs. Il gardera la machinerie de la répression bien huilée, une machinerie qu’il a contribué à construire tout au long de sa carrière politique. Ceux qui résistent seront poursuivis en tant qu’agents d’une puissance étrangère et censurés, comme beaucoup le sont déjà, par le biais d’algorithmes et de privation d’accès aux réseaux. Les plus farouches dissidents, tels Julian Assange, seront criminalisés.
Les élites établies prétendent que Trump était une anomalie monstrueuse. Elles croient naïvement qu’elles peuvent faire disparaître Trump et ses partisans les plus véhéments en les bannissant des médias sociaux. L’ancien régime, affirment-elles, reviendra avec le décorum de sa présidence impériale, le respect des normes procédurales, des élections minutieusement chorégraphiées, et la loyauté aux politiques néolibérales et impériales.
Mais ce que les élites dirigeantes établies n’ont pas encore compris, malgré la victoire électorale étroite de Joe Biden sur Trump et la prise d’assaut de la capitale le 6 janvier par une populace enragée, c’est que la crédibilité dans l’ordre ancien est morte. L’ère Trump, si ce n’est Trump lui-même, est, à moins que nous ne brisions la mainmise du pouvoir des entreprises, l’avenir. Les élites dirigeantes, incarnées par Biden et le Parti démocrate et l’aile polie du Parti républicain représentée par Jeb Bush et Mitt Romney, se dirigent droit vers les poubelles de l’histoire.
Le ressentiment croissant des personnes dépossédées est suscité et alimenté par des médias de masse qui ont divisé le public en groupes démographiques concurrents. Les plates-formes médiatiques ciblent un groupe démographique et lui renvoient ses opinions et ses préférences, tout en diabolisant de manière véhémente le groupe démographique situé à l’autre bout de l’échiquier politique. Cette approche s’est avérée fructueuse sur le plan commercial.
Mais elle a également divisé le pays en factions irréconciliables qui s’affrontent et ne peuvent plus communiquer. La vérité et les preuves ont été sacrifiées. Le parti démocrate, dans une tentative désespérée de contrôler le récit médiatique, a conclu une alliance avec les géants de l’industrie des médias sociaux tels que Twitter, YouTube, Facebook, Patreon, Substack et Spotify pour restreindre ou censurer ses détracteurs. L’objectif est de faire revenir le public vers les organismes d’information alliés du Parti démocrate, tels que le New York Times, le Washington Post et CNN. Mais ces médias, qui sont au service des annonceurs, ont invisibilisé la vie des travailleurs et des pauvres. Ils sont tout autant méprisés que les élites au pouvoir elles-mêmes.
La perte de crédibilité a également donné naissance à de nouveaux groupes, souvent spontanés, ainsi qu’à la frange de cinglés qui embrasse les théories du complot comme QAnon. Ils se livrent à un trafic d’indignation émotionnelle, remplaçant souvent une indignation par une autre. Ils fournissent de nouvelles formes d’identité pour remplacer les identités perdues par des dizaines de millions d’Américains qui ont été mis de côté. Cette indignation émotionnelle peut être exploitée pour des causes louables, comme la fin des abus policiers, mais elle est bien trop souvent éphémère. Elle transforme le débat politique, au mieux, en une simple expression de doléances, et le plus souvent en spectacle télévisé.
Ces flash mobs [Une foule éclair, ou encore mobilisation éclair, est le rassemblement d’un groupe de personnes dans un lieu public pour y effectuer des actions convenues d’avance, avant de se disperser rapidement, NdT] ne représentent aucune menace pour les élites, à moins qu’elles ne mettent en place des structures organisationnelles disciplinées, ce qui prend des années, et qu’elles n’expriment clairement une vision de ce qui peut venir ensuite.
C’est pourquoi je soutiens Extinction Rebellion, qui dispose d’un vaste réseau de militants de base, en particulier en Europe, mène des actions efficaces et durables de désobéissance civile et a un objectif clairement énoncé qui consiste à renverser les élites au pouvoir afin de construire un nouveau système de gouvernement par le biais de comités du peuple et de sortition [tirage au sort des représentants politiques, NdT]. Mais cette outrance émotionnelle, qui a placé Trump à la Maison Blanche, peut aussi attiser les feux du sadisme américain, tout particulièrement au sein d’une classe ouvrière blanche qui se sent détrônée et abandonnée.
L’effondrement de notre société n’est pas seulement politique. Elle est écologique. Les scientifiques avertissent depuis longtemps qu’avec la hausse des températures mondiales, l’augmentation des précipitations et des vagues de chaleur dans de nombreuses régions du monde, les maladies infectieuses propagées par les animaux vont affecter les populations tout au long de l’année et s’étendre aux régions nordiques. Les zoonoses, c’est-à-dire les maladies qui passent de l’animal à l’homme—comme le VIH/sida, qui a tué environ 36 millions de personnes, la grippe aviaire, la grippe porcine, l’Ebola et la COVID-19, qui a déjà tué quelque 4 millions de personnes, déferleront sur la planète sous la forme de souches toujours plus virulentes, dont les mutations échappent souvent à notre contrôle.
L’utilisation abusive d’antibiotiques dans l’industrie de l’agriculture animale, qui représente 80 % de l’utilisation totale d’antibiotiques, a produit des souches de bactéries résistantes aux antibiotiques et mortelles. Une version moderne de la peste noire qui, au XIVe siècle, a tué entre 75 et 200 millions de personnes, anéantissant probablement la moitié de la population européenne, est vraisemblablement inévitable tant que les industries pharmaceutique et médicale seront conçues pour faire de l’argent plutôt que pour protéger et sauver des vies.
Même avec les vaccins, nous manquons de l’infrastructure nationale nécessaire pour les distribuer efficacement, parce que le profit prime sur la santé. Et les habitants des pays du Sud sont, comme d’habitude, abandonnés, comme si les maladies qui les tuent ne pouvaient jamais nous atteindre. La décision d’Israël de distribuer les vaccins COVID-19 à pas moins de 19 pays tout en refusant de vacciner les 5 millions de Palestiniens vivant sous son occupation est emblématique de la myopie stupéfiante de l’élite dirigeante, sans parler de son immoralité.
Ce qui se passe n’est pas de la négligence. Ce n’est pas de l’ineptie. Ce n’est pas un échec politique. C’est un meurtre social. C’est un meurtre parce qu’il est prémédité. C’est un meurtre parce qu’un choix conscient a été fait par les classes dirigeantes mondiales, celui d’éteindre la vie plutôt que de la protéger. C’est un meurtre parce que le profit, en dépit des statistiques, des perturbations climatiques croissantes et de la modélisation scientifique, est jugé plus important que la survie humaine.
Les élites mondiales prospèrent dans ce système, tant qu’elles servent les diktats de ce que Lewis Mumford a appelé la « méga machine », la convergence de la science, de l’économie, de la technologie et du pouvoir politique unifiés en une structure intégrée et bureaucratique dont le seul but est de se perpétuer. Cette structure, a noté Mumford, est aux antipodes des « valeurs qui améliorent la vie ». Mais défier la méga machine, nommer et condamner son désir de mort, c’est être expulsé de sa sainte enceinte. Sans aucun doute, il y a des gens au sein de la méga machine qui craignent l’avenir, qui sont consternés par le meurtre social, qui s’inquiètent de ce qui arrivera à leurs enfants, mais ils ne veulent pas perdre leur emploi et leur statut social pour devenir des parias.
L’armée américaine—dont le budget représente 38 % des dépenses militaires dans le monde—est, bien entendu, incapable de lutter contre la grave crise existentielle qui nous attend. Les chasseurs à réactions, les satellites, les porte-avions, les flottes de navires de guerre, les sous-marins nucléaires, les missiles, les chars et les vastes arsenaux d’armement ne servent à rien pour lutter contre les pandémies et la crise climatique.
La machine de guerre, qui dépense 1 200 milliards de dollars pour moderniser notre arsenal nucléaire, ne fait rien pour atténuer les souffrances humaines causées par un environnement dégradé qui plonge les populations dans la maladie, les empoisonnent ou qui rendent la vie insoutenable. La pollution atmosphérique tue déjà environ 200 000 Américains par an, tandis que les enfants des villes déliquescentes comme Flint, dans le Michigan, sont handicapés à vie par la contamination au plomb de l’eau potable. Et, pour couronner le tout, entre 2001 et 2017 les émissions de carbone de l’armée américaine se sont élevées à 1,2 milliard de tonnes métriques, soit deux fois la production annuelle des véhicules de tourisme du pays.
Les générations futures, s’il y en a, considéreront la classe dirigeante mondiale actuelle comme la plus criminelle de l’histoire de l’humanité, condamnant délibérément des milliards de personnes à une mort en masse. Ces crimes se commettent sous nos yeux. Et, à quelques exceptions près, on nous mène en troupeau comme des moutons à l’abattoir.
Le mal radical qui rend ce meurtre social possible est perpétré par de ternes bureaucrates et technocrates qui sortent des écoles de commerce, des facultés de droit, des programmes de gestion et des universités d’élite. Des non-entités démoniaques. Ces gestionnaires de systèmes exécutent les tâches incrémentielles qui font fonctionner de vastes systèmes compliqués d’exploitation et de mort. Ils collectent, stockent et manipulent nos données personnelles pour les monopoles numériques ainsi que pour l’État sécuritaire de surveillance. Ils graissent les rouages pour ExxonMobil, BP et Goldman Sachs. Ils écrivent les lois adoptées par une classe politique qui est achetée et payée.
Ils pilotent les drones qui terrorisent les pauvres en Afghanistan, en Irak, en Syrie et au Pakistan. Ils tirent profit des guerres sans fin. Ils sont les publicitaires des entreprises, les spécialistes des relations publiques et les experts de la télévision qui inondent les ondes de mensonges. Ils dirigent les banques. Ils supervisent les prisons. Ils émettent les formulaires. Ils gèrent la paperasse. Ils refusent les bons d’alimentation et la couverture médicale à certains et les allocations de chômage à d’autres. Ils procèdent aux expulsions. Ils appliquent les lois et les règlements. Ils ne posent pas de questions. Ils vivent dans un vide intellectuel, un monde de minuties abrutissantes. Ils sont les « hommes creux », les « hommes empaillés » de T.S. Eliot. « Silhouette sans forme, ombre décolorée », écrit le poète. « Force paralysée, geste sans mouvement. »
Ces gestionnaires de systèmes ont rendu possible les génocides du passé. Ils ont fait rouler les trains. Ils ont géré l’administratif. Ils ont saisi les biens et confisqué les comptes bancaires. Ils ont assuré le déroulement. Ils ont rationné la nourriture. Ils ont administré les camps de concentration et les chambres à gaz. Ils ont appliqué la loi. Ils ont fait leur travail. Ces gestionnaires de systèmes, qui n’ont reçu aucune éducation autre que leur minuscule spécialité technique, n’ont ni le langage ni l’autonomie morale nécessaires pour remettre en question les hypothèses ou les structures dominantes.
Le romancier russe Vassili Grossman, dans son livre Forever Flowing, a fait remarquer que « le nouvel État n’avait pas besoin de saints apôtres, de bâtisseurs enthousiastes et inspirés, de disciples fidèles et dévoués. Le nouvel État n’avait même pas besoin de serviteurs—juste de commis ». Cette ignorance métaphysique, produit d’un système éducatif essentiellement professionnel, graisse les rouages de la culture du sadisme et du meurtre social.
Ce n’est pas grâce à de maigres aides gouvernementales que nous nous extirperons du capitalisme prédateur et de sa culture du sadisme. Nous ne nous en extrairons pas, tout simplement parce que les rédacteurs de discours et les spécialistes en relations publiques de Biden, qui utilisent les sondages et les groupes de discussion pour nous dire ce que nous voulons entendre, arrivent à nous faire croire que l’administration est de notre côté. Il n’y a aucune bonne volonté au sein de la Maison Blanche de Biden, au Congrès, dans les tribunaux, dans les médias—qui sont devenus une chambre d’écho des classes privilégiées—pas plus que dans les salles de conseil des entreprises. Ce sont eux nos ennemis.
Nous nous libérerons de cette culture du sadisme de la même façon que les personnes déshéritées se sont libérées de l’emprise du capitalisme de connivence pendant la Grande Dépression, en nous organisant, en manifestant et en désorganisant le système jusqu’à ce que les élites dirigeantes soient contraintes de concéder une certaine justice sociale et économique. La Bonus Army, composée des vétérans de la Première Guerre mondiale à qui l’on avait refusé le versement de primes de pension, a installé à Washington d’immenses campements qui ont été violemment dispersés par l’armée [La Bonus Army, aussi nommée Bonus March ou Bonus Expeditionary Force était un rassemblement d’environ 20 000 vétérans américains de la Première Guerre mondiale qui manifestèrent du printemps jusqu’à l’été 1932 pour demander le paiement immédiat de primes, NdT].
Autre exemple, dans les années 1930, des groupes de voisinage, dont beaucoup étaient membres des Wobblies [Industrial Workers of the World ou IWW (les adhérents sont aussi appelés plus familièrement les Wobblies) est un syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Chicago, NdT] ou du parti communiste, ont physiquement empêché les services du shérif d’expulser des familles. En 1936 et 1937, le syndicat United Auto Workers a mené dans les usines une grève sur le tas, celle-ci a paralysé General Motors, obligeant l’entreprise à reconnaître le syndicat, à augmenter les salaires et à satisfaire les revendications syndicales en matière de protection de l’emploi et de sécurité des conditions de travail.
Les agriculteurs, acculés à la faillite et victimes de saisies par les grandes banques et Wall Street, ont fondé l’Association des vacances des agriculteurs pour protester contre la saisie des fermes familiales [La Farmers ‘Holiday Association était un mouvement d’agriculteurs du Midwest des États-Unis qui, pendant la Grande Dépression, ont approuvé la suspension des produits agricoles du marché, la destruction de récoltes et la diminution des surfaces cultivées (First Agricultural Adjustment Act), NdT], une des raisons pour lesquelles les casseurs de banque tels que John Dillinger, Bonnie et Clyde et le Barker Gang sont considérés comme des héros populaires. Les fermiers ont bloqué les routes et détruit des montagnes de produits agricoles, ce qui a réduit l’offre et fait monter les prix.
Les agriculteurs, tout comme les travailleurs syndiqués de l’automobile, ont fait l’objet d’une surveillance gouvernementale généralisée et d’attaques violentes de la part du FBI, d’hommes de main de l’entreprise, de voyous armés, de milices et des services du shérif. Mais le militantisme a marché. Les agriculteurs ont obligé l’État à accepter un moratoire de fait sur les saisies de fermes agricoles. Au même moment, des manifestations de masse devant les capitales des États ont fait pression sur les législatures de ceux-ci afin qu’elles bloquent le recouvrement des paiements hypothécaires en retard. Les fermiers locataires et les métayers du sud se sont syndiqués. Le ministère du Travail a qualifié leur action collective de « guerre civile en miniature ».
Dans tout le pays, les chômeurs et les affamés ont squatté les maisons et les terrains vacants, formant des bidonvilles connus sous le nom de Hoovervilles. Les indigents ont pris possession des bâtiments publics et des services publics. C’est cette pression constante, et non la bonne volonté de FDR, qui a donné naissance au New Deal. Lui et ses collègues oligarques ont fini par comprendre que s’il n’y avait pas de réforme, il y aurait une révolution, ce que Roosevelt a reconnu dans sa correspondance privée.
Ce n’est que lorsque les gens seront réintégrés dans la société, lorsque la mainmise des entreprises et des oligarques sur nos systèmes éducatifs, politiques et médiatiques sera écartée, lorsque nous retrouverons l’éthique du bien commun, qu’alors nous aurons un quelconque espoir de reconstruire les liens sociaux positifs qui font qu’une une société est saine. L’histoire a amplement illustré comment ce processus fonctionne. C’est une question de peur. Et tant que nous ne leur ferons pas peur, tant qu’un Joe Biden terrifié et les oligarques qu’il sert ne verront pas devant eux une marée de fourches, nous ne pourrons pas ébranler la culture du sadisme qu’ils ont créée.
La rébellion, cependant, doit devenir une justification en soi. C’est un impératif moral, et non un impératif pratique. Non seulement elle érode, même de manière imperceptible, les structures de l’oppression, mais elle entretient en nous les braises de l’empathie et de la compassion, ainsi que de la justice, qui défient le sadisme qui imprègne chaque couche de notre existence. En bref, elle nous garde humains. La rébellion doit être adoptée, finalement, non seulement pour ce qu’elle permettra d’accomplir, mais aussi pour ce qu’elle nous permettra de devenir. C’est dans ce devenir que nous trouvons l’espoir.
(mediasanctuary.org / YouTube)
Source : Scheerpost, Chris Hedges, 29-06-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…