Par Bruno Guigue
Le point de vue de l’économiste Thomas Piketty sur la Chine et l’Occident est un subtil mélange d’analyses objectives, de présupposés idéologiques et d’omissions significatives. En commentant certaines de ses thèses, j’en profiterai pour faire quelques mises au point utiles.
« La puissance publique chinoise détient actuellement 30 % de tout ce qu’il y a à posséder dans le pays, alors que les Etats occidentaux se retrouvent tous avec des positions patrimoniales quasi nulles ou négatives ».
C’est parfaitement exact : l’exemple chinois montre la supériorité d’une économie mixte pilotée par un Etat souverain doté d’une vision stratégique. En Europe, nous n’avons ni Etat souverain ni stratégie de développement. Mais nous n’en avons pas besoin, puisque les marchés financiers dictent la politique économique, et que notre merveilleux système démocratique s’en accommode. A propos de démocratie, il est intéressant de noter qu’en Chine les banques obéissent au gouvernement, alors qu’en France le gouvernement obéit aux banques. Il est vrai qu’en Chine les banques sont publiques alors qu’en France elles sont privées.
« La bonne réponse passe par la fin de l’arrogance occidentale et la promotion d’un nouvel horizon émancipateur et égalitaire à l’échelle mondiale, une nouvelle forme de socialisme démocratique et participatif, écologique et postcolonial ».
Absolument d’accord sur l’arrogance occidentale. En revanche, même si l’intention est bonne, les chances d’un socialisme européen instauré par la voie démocratique me paraissent extrêmement minces. Ou alors, il faudra expliquer comment on peut y parvenir sans sortir de l’UE et de l’euro !
Le projet de Piketty, c’est l’instauration d’un socialisme démocratique par le bulletin de vote et par l’impôt progressif. Or la réalisation d’un tel projet se heurte à une double impossibilité. Premièrement, parce que le processus électoral est capté à la source par le monopole capitaliste des moyens de production de l’information. Deuxièmement, parce que le dogmatisme libéral de l’UE interdit toute politique fiscale redistributive.
Ne parlons même pas de socialisme. Un projet keynésien de gauche est d’emblée voué à l’échec sans rupture préalable avec l’UE et l’euro. Toute transformation systémique, dans un pays capitaliste, suppose que soit levée l’hypothèque de la finance. Or c’est impossible dans le cadre européen, puisque l’Europe a précisément été instituée pour générer cette impossibilité.
Mais Piketty tient beaucoup à l’UE. Il croit que le cadre européen est propice à une grande fédération des peuples unis pour réformer la société et rassemblés autour de valeurs universelles. Il partage d’ailleurs cette lubie avec toute une frange de l’extrême gauche représentée par Antonio Negri, pape de l’altermondialisme, qui appelait à voter « Oui » au référendum de 2005 pour « tuer cette saloperie d’Etat-nation ».
Continuons à lire la tribune de Piketty :
« S’ils s’en tiennent à leur posture habituelle de donneurs de leçons et à un modèle hypercapitaliste hors d’âge, les pays occidentaux risquent d’avoir le plus grand mal à relever le défi chinois »
Entièrement d’accord. Mais sortir de l’hypercapitalisme ne suffira pas. Il faudra aussi rompre avec le capitalisme comme mode de production dominant, ce qui implique le développement d’un puissant secteur public, d’un véritable secteur coopératif et d’un réseau performant de petites entreprises, sous l’égide d’un Etat stratège ayant restauré sa souveraineté politique, économique et militaire. Pour y parvenir, il faudra sortir sans délai de l’UE, de l’euro et de l’OTAN.
« La démocratie à la chinoise confie les destinées du pays à une avant-garde motivée et déterminée, à la fois sélectionnée et représentative de la société – le PCC compte quelque 90 millions de membres –, et plus profondément impliquée au service de l’intérêt général que l’électeur occidental moyen, versatile et influençable ».
Intéressant, mais Piketty oublie de préciser que la démocratie chinoise repose sur deux piliers : la direction du pays par un parti communiste garant de l’intérêt général, bien sûr. Mais aussi d’innombrables assemblées consultatives ou délibératives, qui assurent la participation populaire aux décisions politiques. Rappelons aussi que la RPC n’est pas un régime de parti unique. Les partis démocratiques associés au PCC depuis 1949 font également partie du système politique, même si ce dernier exerce le rôle dirigeant pour des raisons historiques.
Si l’on veut juger du caractère démocratique d’un régime politique, en outre, il conviendrait de demander leur avis aux populations concernées. Or toutes les enquêtes d’opinion montrent l’adhésion massive des Chinois à la politique de leur gouvernement. Cette satisfaction générale n’exclut pas les contradictions internes. Chaque année, la société chinoise connaît des grèves, des manifestations et des pétitions. Les réseaux sociaux sont des lieux de débat tous azimuts, et 300 millions de Chinois tiennent un blog où ils s’expriment dans les limites fixées par la loi, comme partout ailleurs dans le monde.
En Chine comme ailleurs, la lutte des classes est une réalité. N’en déplaise au discours officiel, elle traverse toute la société, elle l’irrigue de ses tensions fécondes. Contrairement à une idée reçue, la construction du socialisme n’élimine pas le conflit social, mais elle en oriente la résolution vers un mieux-être collectif. Souvent véhiculée, l’image caricaturale d’une société chinoise figée, comme cadenassée par un pouvoir oppressif, est largement démentie par l’observation des faits.
« En pratique, cependant, le régime s’apparente de plus en plus à une dictature numérique parfaite, tellement parfaite que personne n’a envie de lui ressembler. Le modèle de délibération à l’intérieur du PCC est d’autant moins convaincant qu’il ne laisse aucune trace à l’extérieur, alors que, à l’inverse, chacun peut voir de plus en plus nettement la mise en place d’une surveillance généralisée sur les réseaux sociaux, la répression des dissidents et des minorités, la brutalisation du processus électoral à Hongkong, les menaces portées sur la démocratie à Taïwan ».
Tarte à la crème des médias occidentaux, la « dictature numérique » n’existe pas davantage en Chine qu’ailleurs, où la reconnaissance faciale est largement utilisée par les Etats qui en ont les moyens, par exemple dans les aéroports français. Ce qui est sûr, c’est que la Chine est confrontée à des problèmes de gestion de masse inconnus des autres Etats. L’utilisation des technologies les plus sophistiquées pour « contrôler les populations » est un fait sociologique en voie d’universalisation, et non une tare spécifiquement chinoise. On peut le déplorer, mais en faire une invention chinoise est malhonnête.
Lors de la crise sanitaire, par exemple, le traçage des malades et des cas contacts par une application mobile a été massivement pratiqué en Corée du Sud, pays « démocratique » allié des Etats-Unis, lesquels ne sont d’ailleurs pas en reste en ce domaine (Snowden en sait quelque chose). Si l’on veut à tout prix parler de « dictature numérique » en Chine, reconnaissons aussi que le gouvernement chinois ne cherche pas à l’instaurer dans les autres pays contre leur gré. Les gouvernements occidentaux, eux, s’immiscent de manière systématique, y compris par la guerre ou l’embargo, dans les affaires des autres Etats. La référence à Taïwan et à Hong Kong, de ce point de vue, est risible : ce sont des territoires chinois, point final.
« La capacité d’un tel régime à séduire les opinions des autres pays (et pas uniquement leurs dirigeants) paraît limitée. Il faut ajouter la forte montée des inégalités, le vieillissement accéléré, l’extrême opacité qui caractérise la répartition des richesses, le sentiment d’injustice sociale qui en découle et qui ne pourra être éternellement apaisé par quelques mises à l’écart ».
Croire que la Chine cherche à tout prix à séduire l’opinion des autres pays est une grossière erreur d’analyse. Ce qui l’intéresse, c’est l’opinion du peuple chinois. L’altérité culturelle, la barrière de la langue, l’effet aveuglant de la propagande occidentale compliquent la tâche de la diplomatie chinoise, mais l’Europe et les Etats-Unis commettent l’erreur, inverse, consistant à se prendre pour la communauté internationale et à prétendre détenir des valeurs universelles.
En ce qui concerne les inégalités sociales et le sentiment d’injustice qu’elles génèrent, il y a du vrai dans ce que dit Piketty. Le formidable développement économique des vingt dernières années a creusé l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. Phénomène bien connu des économistes du développement, l’envolée de la croissance a aggravé le coefficient de Gini, alors même que la société dans son ensemble connaissait un enrichissement massif. Dans le court chapitre, consacré à la Chine, de son livre « Capital et idéologie », Piketty commet toutefois une faute par omission : il ne cite même pas le programme d’éradication de la pauvreté absolue, mené à son terme en 2021.
Dans plusieurs villages chinois, j’ai vu les tableaux affichés publiquement où figurent les noms des pauvres qui bénéficient du programme d’éradication de la pauvreté et les noms des fonctionnaires chargés de les accompagner. Cette absence d’anonymat ne semble gêner personne. Chacun sait à quoi s’en tenir, et l’évaluation des résultats au vu et au su de tous – une véritable obsession dans la culture administrative chinoise – en est facilitée. Ce tableau est affiché en face du bâtiment du comité local du parti communiste, ce qui témoigne de l’intérêt qu’on lui porte. Un dispositif qui a porté ses fruits : selon la Banque mondiale, le taux de pauvreté en Chine populaire qui s’élevait encore à 17% en 2010 est tombé à 3,1% en 2017. Pékin a annoncé son éradication en juin 2021.
Quand il s’agit de lutter contre la pauvreté, l’encadrement social nécessaire à la mobilisation de tous participe, aux yeux des Chinois, d’un cercle vertueux dont l’efficacité est patente. Le tableau social de la Chine brossé par Piketty est donc pour le moins très incomplet. Ajoutons qu’en Chine, le salaire moyen urbain et le revenu brut par habitant ont été multipliés par huit en 20 ans; que les salariés chinois appartiennent à 80% au secteur déclaré, alors qu’en Inde, la proportion est inverse (20% seulement); que l’espérance de vie moyenne y a dépassé en 2020 celle des Etats-Unis; que 80% des Chinois sont propriétaires de leur logement, et que la Chine, qui loge 18% de l’humanité, est un pays sans bidonvilles.
Source : la page FB de l’auteur
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