Par Bruno Guigue

Quatrième volet de mon histoire du Parti communiste chinois à l’occasion de son 100e anniversaire.

Quand on évoque la «Grande Révolution culturelle prolétarienne», de quoi parle-t-on ? Officiellement, elle s’est déroulée de 1966 à 1976. Mais encore faut-il dissiper une ambiguïté, la même expression désignant en réalité deux temporalités distinctes. La narration dominante a trois caractéristiques : elle souligne l’immensité des violences et des destructions qui caractérisent la séquence courte (1966-68) ; elle en impute la responsabilité à la soif de pouvoir de Mao Zedong ; et elle fait l’impasse sur les transformations sociales qui ont accompagné la séquence longue (1966-1976). Mais la réalité est quelque peu différente, et des chercheurs chinois comme Mobo Gao et Hongsheng Jiang contribuent à une intelligibilité nouvelle de l’événement, à égale distance de la vulgate occidentale et de l’histoire officielle chinoise.

Dans sa séquence courte (1966-68), la Révolution culturelle est un événement révolutionnaire d’une extrême intensité, accompagné de violences qui ont marqué une génération entière. Avec cette révolution dans la révolution, Mao et les gardes rouges entendent mobiliser les masses contre l’appareil du parti lui-même, afin de l’empêcher de restaurer le capitalisme et de sombrer dans un révisionnisme de type soviétique. Figure chinoise d’une révolution ininterrompue, qui a soulevé davantage de questions qu’elle n’en a résolues, et qui a rencontré ses limites dans une société harassée. Dans une résolution adoptée en 1981, le Parti communiste chinois a porté un jugement sévère sur cette expérience historique, qualifiée de «dérapage gauchiste» (1). Condamnant à l’oubli cette séquence révolutionnaire, il a engagé des réformes que les gardes rouges auraient conspuées. Marxiste à sa façon, le «socialisme aux caractéristiques chinoises» repose sur l’idée que le développement des forces productives, désormais, est la condition indispensable de la transformation des rapports sociaux.

Dans sa séquence courte, la Révolution culturelle coïncide avec les choix de Mao en faveur d’une rénovation radicale de l’appareil communiste et d’une accélération de l’édification socialiste. Moment-clé, la «circulaire du 16 mai» adoptée par le bureau politique en 1966 appelle au combat contre la pensée réactionnaire dans tous les domaines. Une entreprise d’auto-épuration du parti et de la société qui va commencer dans les milieux universitaires. La Chine a accompli un effort colossal de scolarisation : elle compte 103 millions d’élèves dans le primaire, 13 millions dans le secondaire et 534 000 étudiants dans le supérieur. Éduquée dans l’amour des valeurs socialistes, cette jeunesse scolarisée représente une force explosive dans une société où les moindres privilèges suscitent l’indignation. Le véritable commencement de la Révolution culturelle, c’est un dazibao (journal en gros caractères) rédigé par des étudiants en philosophie qui incrimine la direction de l’Université de Pékin. La presse du parti lui donne aussitôt un large écho, et Mao y voit le «premier dazibao marxiste-léniniste de Chine».

Lors du comité central qui se réunit en août 1966, Mao accomplit un geste symbolique lourd de conséquences : il fait diffuser aux membres du comité central la lettre qu’il a adressée aux gardes rouges du Lycée annexe de l’Université Tsinghua : «Il est juste de se rebeller». Plus explicitement encore, il fait afficher son propre dazibao : «Bombarder le quartier général» ! Dans la foulée, on adopte les fameux «Seize Points» qui définissent les objectifs du mouvement : il s’agit de «combattre et écraser les responsables engagés sur la voie capitaliste, critiquer les autorités académiques réactionnaires de la bourgeoisie, critiquer l’idéologie de la bourgeoisie et de toutes les autres classes exploiteuses, réformer le système d’enseignement, la littérature, les arts et toutes les autres branches de la superstructure qui ne correspondent pas à la base économique socialiste». Appelée à poursuivre le mouvement, la jeunesse va s’enrôler massivement dans les gardes rouges. D’abord vouée à la critique du système éducatif, cette organisation connaît un essor considérable après le rassemblement d’un million de jeunes sur la Place Tiananmen le 18 août.

Jusqu’au début du mois de septembre, la capitale subit un déferlement de violence verbale et physique. Les gardes rouges dégradent des rues, des édifices, des monuments. Ils déclarent «ennemis de classe» des personnalités connues, écrivains ou enseignants, ils fouillent et saccagent leurs résidences. Ces jeunes qui défilent en scandant des slogans révolutionnaires ou molestent des «droitiers» en les coiffant de bonnets ridicules haïssent le vieil ordre social, et c’est parce qu’ils en voient partout la survivance – à tort ou à raison – qu’ils déchaînent une violence qui ne restera pas toujours verbale. Ils ne veulent pas abattre le régime en place, même s’ils exècrent nombre de ses dirigeants. Ce que veulent ces jeunes exaltés, c’est perpétuer le flux de la révolution prolétarienne, introduire dans la société le ferment d’un mouvement incessant. Pourquoi ? Pour l’empêcher de succomber à sa propre pesanteur, à son propre conservatisme, pour freiner la chute du régime fondé par la révolution vers les abîmes d’une restauration insidieuse.

Au cours de l’automne 1966, le mouvement des gardes rouges se répand dans tout le pays. Mais il se divise aussi en factions rivales, donnant naissant à des organisations de «gardes rouges rebelles» qui prétendent incarner la véritable ligne maoïste. La composition même du mouvement évolue aussi. D’abord majoritaires, les lycéens et collégiens sont supplantés par les étudiants. Plus expérimentés, ils ciblent davantage les responsables politiques, suspectés d’être engagés dans la voie capitaliste et de pactiser avec le révisionnisme. Ils visent explicitement ce «quartier général bourgeois» qui est tapi dans l’ombre. Ils s’en prennent à l’armée, où des milliers d’étudiants des écoles militaires mettent en cause les organismes de direction ou occupent les états-majors. Mais c’est surtout l’entrée en scène des ouvriers qui va donner à la Révolution culturelle une nouvelle impulsion tout en aiguisant ses contradictions internes. Une extension du mouvement d’abord redoutée des autorités, aussi soucieuses de préserver l’appareil productif que d’appliquer les consignes révolutionnaires. Mais lorsqu’elles mobilisent des ouvriers pour défendre les institutions face aux gardes rouges, elles les impliquent dans le cours des événements.

En décembre 1966, les ouvriers obtiennent le droit, comme les étudiants, de créer des organisations rebelles dans les usines et de participer aux «échanges d’expériences révolutionnaires». Cette effervescence atteint notamment les ouvriers les plus défavorisés, apprentis ou temporaires. On leur interdit de s’organiser à l’échelle nationale, mais à Shanghai, ils contribuent à la prise du pouvoir par l’avant-garde révolutionnaire. Coalisées contre les autorités municipales, les organisations rebelles d’ouvriers, d’étudiants et de fonctionnaires marginalisent les organisations officielles et s’emparent du pouvoir. Le 5 février 1967, sur la Place du peuple, elles proclament la «Commune de Shanghai» devant un million de personnes. Exaltée par la presse maoïste, cette «Tempête de janvier» fait désormais figure de modèle. Mais le pouvoir local est finalement confié à un comité révolutionnaire qui prend la succession de la Commune de Shanghai. Un schéma appliqué dans d’autres provinces, où il suscite de nouvelles dissensions, voire l’éclatement des organisations rebelles. Dans le processus en cours, la participation des militaires est désormais officielle : l’armée doit «soutenir la gauche», tout en étant affectée à la protection des centres vitaux et des activités économiques.

Un exercice de haute voltige qui divise les militaires, mais le tropisme de l’institution la conduit à s’allier aux forces modérées. Les étudiants radicaux la prennent alors pour cible, et l’armée se trouve entraînée malgré elle dans la tourmente. A Pékin, la vieille garde du parti menée par le maréchal Ye Jianying se rebiffe. C’est le «Contre-courant de février» dénoncé par les maoïstes, qui sera rebaptisé «Résistance de janvier» par le Parti après 1976 : les représentants de l’appareil critiquent vivement la Révolution culturelle. Cette fronde n’est pas seulement verbale. Dans les provinces reculées, comme le Sichuan et le Qinghai, l’armée réprime durement les mouvements rebelles. Confortés par la direction maoïste, les rebelles impliquent alors les militaires dans leurs sanglantes querelles. L’été 1967 est chaotique. A Wuhan, lorsque la faction «conservatrice» apprend que les représentants du comité central ont pris position en faveur de la faction rebelle, les usines sont prises d’assaut par des unités militaires. Une offensive des modérés qui se heurte à une contre-offensive rebelle, et le comité révolutionnaire est mis à son tour en état d’arrestation. Avec «l’affaire de Wuhan», le pays est au bord de la guerre civile.

Si les provinces s’embrasent, la situation à Pékin est extrêmement tendue. Confiants dans le soutien de Mao, les gauchistes attaquent le ministre des affaires étrangères Chen Yi. Le 22 août, les gardes rouges provoquent des incidents devant l’ambassade soviétique et incendient le bâtiment de la légation britannique. Des excès qui conduisent Mao à réagir. Il exige l’abandon les slogans hostiles à l’armée, et se montre résolu à encadrer fermement le processus révolutionnaire. Redoutant que le pays ne s’enfonce dans une guerre civile généralisée, la direction maoïste inflige un sérieux coup d’arrêt aux débordements. Elle ordonne la retour à la normale dans les établissements d’enseignement à l’automne 1967, mais de véritables batailles rangées continuent d’opposer les factions rivales. Une étape décisive est franchie lorsque Mao, le 27 juillet 1968, ordonne l’intervention de 30 000 militaires et miliciens à l’Université Tsinghua.

Une méthode bientôt généralisée : pour assurer le retour à l’ordre dans les établissements, on y envoie des équipes ouvrières et des détachements militaires chargés d’y propager la véritable pensée de Mao Zedong. Simultanément, on procède à une nette inflexion de la doctrine : la Révolution culturelle doit désormais être dirigée par les ouvriers, non par les étudiants. La page des gardes rouges est tournée. Mais le mouvement étudiant n’est pas seulement marginalisé sur le plan politique. Ces jeunes qui ont fort peu étudié depuis deux ans, Mao décide de les envoyer à la campagne pour y être éduqués par les paysans. Politique abrupte, qui permet de trouver un emploi à des cohortes de diplômés, et de mettre un terme à l’agitation en confrontant la jeunesse au monde réel. Au total, plus de 16 millions de jeunes seront envoyés à la campagne, parfois dans des régions reculées et déshéritées. Véritable école de la vie, pénible et roborative, dont le futur président Xi Jinping a fait l’expérience.

Avec le IXe Congrès, en avril 1969, c’est le rétablissement des prérogatives d’un Parti-État placé sous protection militaire. Sur les 29 comités révolutionnaires de rang provincial, 20 sont présidés par des officiers de l’Armée populaire de libération. Au fur et à mesure du rétablissement de l’ordre, la part des rebelles dans la composition des comités s’amenuise, tandis que s’accroît celle des militaires. Les affrontements et les destructions ont désorganisé l’appareil productif et compromis la marche vers le socialisme. La priorité est désormais à la réorganisation administrative et au redressement économique. Comme toute révolution, la Révolution culturelle a débouché sur une concentration du pouvoir. D’abord écartés du processus révolutionnaire, les militaires y ont fait leur entrée pour «soutenir la gauche». Mais cette participation était équivoque : en définitive, les militaires répriment sévèrement les mouvements radicaux, puis ils prennent une place prépondérante dans la refondation du Parti et du pouvoir. Au cours des années suivantes, jusqu’à la mort de Mao, la Révolution culturelle se poursuit, mais sous le contrôle d’un parti réorganisé et militarisé. Les rivalités au sommet connaîtront de nouvelles péripéties, notamment avec la fuite tragique de Lin Biao en 1971.

L’ordre rétabli, l’économie remise sur pieds, l’édification du socialisme connaît un nouvel essor, favorisé par les avancées scientifiques et technologiques dont bénéficient l’agriculture et l’industrie. Le peuple chinois accède à des services collectifs inconnus auparavant, les spectre de la famine s’éloigne, l’espérance de vie s’accroît régulièrement. Une des réussites de cette période, ce sont «les médecins aux pieds nus», affectés dans les campagnes pour y diffuser les techniques de prévention et d’hygiène, et qui vont faire reculer les maladies de façon spectaculaire, donnant 64 ans d’espérance de vie aux Chinois à la mort de Mao, alors qu’elle est de 52 ans en Inde à la même date. L’envoi de jeunes diplômés auprès des paysans a diffusé le savoir et rompu l’isolement de régions éloignées. Pour la première fois dans l’histoire chinoise, les enfants de paysans des provinces déshéritées sont soignés et scolarisés. Pour ces membres de l’élite intellectuelle, la vie à la campagne est rude, et les détracteurs de cette politique diront qu’on les a expédiés dans des «camps de travail». Ils oublient que cette vie laborieuse et frugale, sans eau courante ni électricité, était encore celle des masses paysannes. Et ils se gardent bien de poser la véritable question : ces jeunes intellectuels, médecins et instituteurs, ont-ils contribué à améliorer le sort des populations ?

Sur le plan économique, l’apport de la période 1969-1976 est également positif. Les comparaisons avec la Corée du Sud ou Taïwan n’ont guère de sens. Ces petits pays ont bénéficié d’une aide massive de la part des États-Unis, tandis que la Chine est sous le coup de sanctions économiques imposées par le monde occidental. La Chine a obtenu l’aide de l’Union soviétique jusqu’en 1958, mais elle est sans commune mesure avec l’aide américaine au Japon, à la Corée du Sud et à Taïwan. Quand Washington alloue 30 dollars par habitant à Taïwan, les Chinois ne reçoivent que 30 cents de Moscou. Quant au Japon, il est déjà une puissance industrielle avant-guerre, et il bénéficie après 1945 d’une reconstruction financée par les États-Unis tout en étant dispensé du moindre effort militaire.

Totalement isolée à partir de 1960, la Chine est contrainte de bâtir son développement avec ses seules forces et sous la menace d’une agression impérialiste. Pourtant elle s’industrialise à grande vitesse, elle construit 8000 km de voie ferrée et 220 000 km de routes, elle fait exploser sa première bombe nucléaire en 1964, elle lance son premier satellite en 1975. «Hormis les deux années chaotiques 1967 et 1968, la croissance économique de la Chine est supérieure en moyenne à celle de la plupart des pays en développement à cette époque. En 26 ans, de 1952 à 1978, la croissance annuelle du PIB est de 6,8 %, soit beaucoup plus que la moyenne mondiale de 3 %. La capacité industrielle de la Chine était équivalente à celle de la Belgique lors de la création de la République populaire de Chine en 1949, et quand Mao est mort en 1976, la Chine était déjà la sixième puissance industrielle du monde. A ce moment-là, elle était déjà le troisième producteur de charbon, le plus gros producteur de coton filé et le deuxième producteur de céréales», relève l’universitaire Mobo Gao (2).

Impossible, donc, de porter une appréciation sur la Révolution culturelle chinoise sans distinguer la séquence longue (1966-1976) et la séquence courte (1966-68). Au cours de cette dernière, la Révolution culturelle se distingue radicalement des révolutions du passé : c’est une subversion du pouvoir communiste qui provient de la direction du parti lui-même. Étrangeté d’un processus qui paraît suicidaire ? Certainement pas, puisqu’il finit par remettre le parti en selle au prix de sérieuses secousses. Pour Mao, la Révolution culturelle est destinée à épurer le parti, non à le détruire ; elle entend lui insuffler un sang neuf, non le remplacer. C’est une révolution contre le parti, mais pour l’améliorer, pour le rendre apte à poursuivre sa tâche. Exercice périlleux, car il suppose la difficile maîtrise des forces déchaînées par l’appel à la rébellion. Dialectique de la révolution dans la révolution, qui met le parti sur la corde raide et impose un ordre du jour où il faut démolir pour reconstruire.

Mais cette acrobatie politique, la direction maoïste la croit indispensable à la régénération du parti communiste et à la poursuite du processus engagé en 1949. Ce que Mao redoute, c’est une dérive de type soviétique, explique le chercheur Hongsheng Jiang : «Si un Khrouchtchev chinois prenait le pouvoir, la Chine passerait du socialisme au capitalisme, comme l’URSS après la mort de Staline. Pour éviter la restauration du capitalisme, il fallait donc lancer la RC pour combattre le révisionnisme d’un certain nombre de cadres, même si l’ensemble était bon. Le but de la RC n’était pas d’abattre un grand nombre de cadres mais de forger les révolutionnaires qui leur succéderaient, d’éduquer les masses dans le combat contre le révisionnisme, pour préparer le moment où les vétérans de la révolution céderaient la place» (3).

Comme les gardes rouges qui défilent Place Tiananmen, Mao entend poursuivre la révolution, balayer les obstacles qui se dressent sur sa route. Dans une société placée depuis 1949 sous l’emprise du parti, le danger n’est plus seulement à l’extérieur, il est aussi à l’intérieur du système. C’est la pente détestable des privilèges, de la corruption, du bureaucratisme, du conservatisme, qui constituent autant d’anticipations funestes d’une dérive plus profonde. Le capitalisme, même s’il est apparemment vaincu, demeure à l’état latent comme une tentation permanente, une menace insidieuse qui pèse sur le cours de la révolution. Les «routiers de la voie capitaliste», ceux qui veulent entraîner la Chine vers une restauration dont le révisionnisme soviétique offre l’exemple, sont à la manœuvre. Pour les neutraliser, pour extirper ces ferments de corruption, Mao s’appuie sur une jeunesse imbue de principes égalitaires pour qui les cadres sont surtout des arrivistes entre lesquels se cachent sournoisement de vrais contre-révolutionnaires.

La Révolution culturelle, de ce point de vue, porte bien son nom : c’est la lutte sans merci entre deux cultures, celle qui sanctuarise les positions acquises, et celle qui les conteste au nom de la pureté révolutionnaire. Parce qu’elles ne songent qu’à leur propre perpétuation, les institutions du pouvoir opposent leur force d’inertie à la moindre réforme. L’idéologie officielle sert de paravent à la formation d’une couche de privilégiés qui se drapent dans les plis du socialisme. Pour vaincre cette résistance, la direction maoïste s’emploie alors à mobiliser la jeunesse, elle l’enrôle dans les gardes rouges et les organisations rebelles. L’originalité de la Révolution culturelle, c’est la constitution de ces organisations de masse qui exercent une pression considérable sur le parti, afin de maintenir le cap de l’édification socialiste.

Mais cette mobilisation massive de la jeunesse étudiante et ouvrière a son revers de la médaille. Elle ouvre la boîte de Pandore d’une contestation radicale qui s’adonne à la surenchère, se dissout dans les luttes fractionnelles et finit par se couper de la majorité de la population. L’exaltation révolutionnaire prédispose à la violence, et le purisme idéologique lui procure sa légitimité doctrinale. Cette entreprise d’auto-purification confère au chaos une sorte de consécration, comme s’il était le creuset d’une refondation salutaire et le moyen de débarrasser la société, une fois pour toutes, des miasmes putrides du révisionnisme. Pour cette jeunesse radicalisée qui s’enrôle dans les gardes rouges, il n’y a pas de violence qui soit disproportionnée : elle s’ordonne toujours, avec ses pires excès, aux fins dernières de la purification révolutionnaire. Les gardes rouges haïssent le vieux monde, et tout est bon pour l’expédier dans les poubelles de l’histoire.

En un sens, l’issue était prévisible : la Révolution culturelle voulait donner le pouvoir aux masses, et il est demeuré entre les mains du Parti-État. Échec inéluctable d’une entreprise de subversion qui a sans douté placé la barre trop haut. Pour Alain Badiou, ce qu’il y a de révolutionnaire dans la Révolution culturelle s’épanouit avec les gardes rouges et les organisations rebelles, mais cette formidable flambée est bientôt recouverte par la figure classique du Parti-État : «En définitive, la Révolution culturelle, dans son impasse même, atteste l’impossibilité de libérer réellement et de façon globale la politique du cadre du parti-État, quand elle y est enfermée. Elle est une irremplaçable expérience de saturation, parce qu’en elle une volonté violente de chercher un nouveau chemin politique, de relancer la révolution, de trouver des formes nouvelles de la lutte ouvrière dans les conditions formelles du socialisme, est venue s’échouer sur la maintenance obligée, pour des raisons d’ordre étatique et de refus de la guerre civile, du cadre général du parti-État» (4).

La Révolution culturelle était peut-être le commencement prometteur d’un processus inédit, mais ce commencement augurait aussi d’une fin que Mao lui-même a prononcée. Contre les tentations anarchisantes, il savait bien qu’une révolution fait toujours appel aux mouvements de masse, mais qu’elle n’instaure jamais le règne des organisations de masse. Pour conduire la marche au socialisme dans un pays en voie de développement, il ne voit pas d’alternative au Parti-État, dût-on le soumettre périodiquement à une cure de rigorisme révolutionnaire. La frange radicale de la Commune de Shanghai, elle, voulait abolir tous les grades et tous les titres, y compris celui de «directeur», et cette rêverie libertaire a fait long feu. Reste que les directeurs, dans la Chine collectivisée qui naît de la Révolution culturelle, sont moins bien payés désormais que certains ouvriers, et qu’il mettent la main à la pâte en participant aux tâches matérielles.

Entreprise d’auto-subversion condamnée par ses excès, la séquence courte de la Révolution culturelle a provoqué un déferlement de violence. Comme toutes les révolutions, ou à peu près : la Révolution française et la Révolution russe n’étaient pas des «dîners de gala». Pour la Révolution culturelle, l’estimation du nombre de morts violentes varie de 500 000 à 700 000. Victimes des exactions des gardes rouges, des affrontements entre groupes rebelles et milices ouvrières, des combats fratricides entre factions rebelles, de la répression, enfin, dont l’Armée populaire de libération assume la responsabilité à partir de l’été 1967.

Dans sa séquence courte, la Révolution culturelle est une quasi-guerre civile où s’opposent des factions militarisées. Mais les guerres civiles sont généralement meurtrières, et les massacres de la Révolution culturelle chinoise, en proportion de la population, sont beaucoup moins sanglants que ceux de la Guerre de Sécession aux États-Unis. Dans les deux cas, le pays tout entier est déchiré par un violent conflit armé. Entre 1860 et 1865, la Civil War provoquée par la sécession du Sud fait 680 000 tués pour une population totale de 31,5 millions d’habitants, soit 2 % de pertes humaines. En Chine, entre 1966 et 1968, la Révolution culturelle fait 700 000 morts pour une population de 680 millions d’habitants, soit 0,1 % de pertes humaines. Se pose alors la question de savoir pourquoi on décrit uniquement le second événement dans des termes apocalyptiques. La deuxième question est de savoir pourquoi Mao et les maoïstes passent pour des criminels, tandis que les dirigeants de l’Union et de la Confédération passent pour des héros.

Il est vrai que l’historiographie occidentale veut réduire à tout prix la signification de la Révolution culturelle à la lutte pour le pouvoir d’un Mao finissant. L’échec du Grand Bond ayant marginalisé le Grand Timonier, il aurait minutieusement préparé sa revanche et déclenché la rébellion de la jeunesse pour évincer ses rivaux. Tout n’est pas faux dans cette interprétation : les instances du Parti-État, par définition, sont des instances où se nouent des rapports de forces politiques. Mais Mao n’a nul besoin, en 1966, de reprendre un pouvoir dont il n’a jamais été dessaisi. «Personne n’a repris, ni n’a pu reprendre le pouvoir suprême à Mao, car il avait conservé les deux postes les plus puissants du système, à savoir celui de président de la Commission militaire, sans la permission duquel on ne pouvait engager aucune action militaire, quelle qu’en soit la nature, et le poste le plus important de tous : président du PCC», souligne Mobo Gao (5).

La séquence courte de la Révolution culturelle fut à maints égards un épisode tragique. Dans sa séquence longue, elle a contribué à faire entrer dans les mœurs un égalitarisme absolument inédit à une telle échelle dans l’histoire humaine. Outre l’extrême étroitesse de l’éventail des salaires, l’accès à des prestations collectives y est généralisé d’une manière impensable en régime capitaliste : logements quasiment gratuits, cantines collectives dans les entreprises, couverture maladie et maternité, enseignement obligatoire à tous les niveaux, système généralisé de retraites. La société chinoise forgée par la Révolution culturelle est cadenassée, mais égalitaire ; frugale, mais juste. La division entre travail manuel et intellectuel, entre tâches de direction et d’exécution n’y est pas absente, mais elle est atténuée par l’égalitarisme salarial et la participation directe des cadres à la production matérielle. Née de la Révolution culturelle, cette société austère et égalitaire volera en éclats sous l’effet des réformes. Les communes populaires et les cantines collectives laisseront la place à une nouvelle organisation sociale, ouverte à la dynamique de l’entreprise privée et à l’émulation de l’enrichissement individuel. La société nouvelle qui en résultera sera à la fois beaucoup plus riche et beaucoup plus inégalitaire. Tentative héroïque pour accélérer le passage au «communisme», la séquence révolutionnaire de 1966-68, en un sens, aura eu pour effet d’en éloigner l’horizon.

(1) PCC, «Résolution sur quelques questions de l’histoire de notre parti depuis la fondation de la République populaire», Beijinginformation, 6 juillet 1981.

(2) Mobo Gao, «La fabrique de la Chine, Déconstruction d’un discours occidental», Éditions critiques, 2021, p. 50.

(3) Hongsheng Jiang, «La Commune de Shanghaï et la Commune de Paris», La Fabrique, 2014, p. 109.

(4) Alain Badiou, «L’hypothèse communiste», Lignes, 2009, p. 126.

(5) Mobo Gao, op cit, p. 204.

Source : La page FB de l’auteur
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