Par Pepe Escobar

Par Pepe Escobar − Le 17 juin 2021 – Source The Saker’s Blog

Commençons par ce qui a été écrit.

À Genève, les États-Unis et la Russie ont publié une déclaration commune dans laquelle « nous réaffirmons le principe selon lequel une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ».

Les Dr. Folamour se renfrogneront, mais au moins cela a été mis par écrit et on peut pousser un soupir de soulagement devant ce que l’on pourrait qualifier de percée. Mais cela ne signifie pas que l’« incapable de tenir un accord » complexe militaro-industriel américain s’y pliera.

Moscou et Washington se sont également engagés à participer à un « dialogue bilatéral intégré sur la stabilité stratégique, qui sera délibéré et solide, dans un avenir proche ». Le diable étant dans les détails, il reste à savoir de quel « avenir proche » il s’agit.

Une première étape est le retour des ambassadeurs dans les deux capitales. Poutine a confirmé que le ministère russe des affaires étrangères et le département d’État « entameront des consultations » à la suite de la nouvelle prolongation du traité START-3 pour cinq ans.

Tout aussi important était le véritable objectif de cette rencontre à Genève : le protocole de Minsk. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Maison Blanche a demandé au Kremlin d’organiser le sommet, et non l’inverse.

L’establishment américain a été ébranlé par le renforcement militaire fulgurant sur la partie de territoire russe contiguë au Donbass, en réponse aux provocations de Kiev (Poutine : « Nous menons des exercices sur notre territoire, mais nous ne menons pas d’exercices avec matériel et armes juste à la frontière américaine »).

Le message a été dûment reçu. Il semble que les États-Unis aient changé de position à l’égard de l’Ukraine, ce qui implique le retour du protocole de Minsk.

Mais tout cela pourrait être, une fois de plus, un jeu de dupes. Biden a déclaré : « Nous avons convenu de poursuivre la diplomatie liée à l’accord de Minsk. »

« Poursuivre la diplomatie » ne signifie pas nécessairement se conformer strictement à un accord déjà approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies et que Kiev ne cesse de violer. Mais cela implique au moins de la diplomatie.

Une lecture anodine révélerait que certaines lignes rouges sont enfin admises. Poutine y a fait allusion : « En général, ce que disent nos partenaires américains est clair pour nous, et ils comprennent ce que nous disons, lorsqu’il s’agit des ‘lignes rouges’. Mais je dois dire franchement que nous ne sommes pas allés jusqu’à mettre l’accent sur les détails et partager quelque chose. »

Donc pas de détails – du moins pas encore.

Le jeu est ouvert

Avant de monter à bord de l’Air Force One pour quitter Genève, Joe Biden, détendu, semble avoir dévoilé le jeu, à sa manière.

Il a déclaré : « La Russie est dans une situation très, très difficile en ce moment… Elle est oppressée par la Chine. Elle veut désespérément rester une grande puissance ».

Cela révèle un curieux mélange entre une méconnaissance totale du partenariat stratégique global entre la Russie et la Chine, en constante évolution, et des vœux pieux (« oppressée par la Chine », « désespérée de rester une grande puissance »).

La Russie est de facto une grande puissance. Pourtant, la vision de Poutine d’une souveraineté russe totale ne peut s’épanouir que dans un véritable monde multipolaire coordonné par une assemblée de pays souverains : un équilibre des forces fondé sur la realpolitik.

Cela contraste fortement avec l’unipolarité privilégiée par l’hégémon, dont l’establishment considère tout acteur politique réclamant la souveraineté et la multipolarité comme un ennemi juré.

Cette dissonance cognitive n’a visiblement pas été éliminée par ce que Poutine, Biden et leurs équipes élargies ont discuté à la Villa La Grange.

Il est assez éclairant de faire un retour en arrière sur l’arc allant d’Anchorage à Genève, que j’ai chroniqué pour Asia Times au cours des trois derniers mois. En Alaska, la Chine avait été mal reçue à la table diplomatique, avec des insultes, auxquelles a répondu de la même manière le formidable Yang Jiechi. Comparez cela avec le cérémonial de style hollywoodien à Genève.

La différence de traitement offerte à la Chine et à la Russie révèle une fois de plus le jeu.

Les élites dirigeantes américaines sont totalement paralysées par le partenariat stratégique Russie-Chine. Mais leur ultime cauchemar est que Berlin comprenne, qu’une fois de plus, ils sont utilisés comme de la chair à canon. Ce qui est le cas, comme cela a été clairement visible tout au long de la saga du Nord Stream 2.

Cela pourrait finalement propulser Berlin dans l’ultime alliance eurasienne avec la Russie et la Chine. La Charte de l’Atlantique récemment signée indique que le scénario idéal pour les Anglo-Américains, qui rappelle celui de la Seconde Guerre mondiale, est de faire de l’Allemagne et de la Russie des opposants irréconciliables.

Ainsi, le principal objectif américain de la séance de photos quelque peu bizarre entre Poutine et Biden (le sourire de Poutine rencontre le regard de Biden au loin) était de faire croire à Poutine que Washington veut que la Russie « revienne dans le giron », éloignant ainsi Moscou de Pékin et évitant la formation d’une triple alliance avec Berlin.

Qu’en est-il de la stabilité régionale ?

Il n’y a pas eu de fuites importantes en provenance de Genève, du moins pas encore. Nous ne savons pas si Lavrov et Blinken ont effectivement beaucoup parlé alors qu’ils n’étaient que tous les quatre, avec les traducteurs, dans la salle de la bibliothèque.

Lors de la réunion élargie, la célèbre distributrice de biscuits du Maïdan, Victoria Nuland, fameuse pour son « F**k the EU », avait un siège à la table. Cela pourrait signifier que même si les États-Unis et la Russie s’accordent sur la stabilité nucléaire, la stabilité régionale reste largement hors de portée (Poutine : « quelle stabilité y-a-t-il dans le soutien à un coup d’État en Ukraine ? »).

Biden a vaguement évoqué la possibilité d’une collaboration entre les États-Unis et la Russie en matière d’aide humanitaire à la Syrie. Il s’agissait d’un code pour Idlib, où la « Turquie Otanienne » soutient activement les djihadistes du type al-Nosra. Pas un mot sur l’occupation américaine illégale du territoire syrien, avec la contrebande de pétrole, et le fait que la véritable crise humanitaire en Syrie est le résultat direct des sanctions américaines.

Aucune question n’a été posée à ce sujet dans les deux conférences de presse. Un mot sur l’Iran, un autre sur l’Afghanistan, pas même une mention de Gaza.

Poutine, en pleine maîtrise des faits et insistant sur la logique, s’est montré clairement conciliant, soulignant « l’absence d’hostilité » et « la volonté de se comprendre mutuellement ». Biden, à son crédit, a déclaré que les désaccords n’étaient pas traités dans une « atmosphère hyperbolique » et que son « agenda » n’était pas dirigé contre la Russie.

Poutine a expliqué de manière extrêmement détaillée comment la Russie « restaure les infrastructures perdues » dans l’Arctique. Il est « profondément convaincu » que les États-Unis et la Russie doivent coopérer dans l’Arctique.

En ce qui concerne la cybersécurité, il a insisté sur le fait que Moscou fournit toutes les informations demandées par les États-Unis sur les cyberattaques, mais ne reçoit jamais de réponses des Américains. Il a souligné que la plupart des cyberattaques proviennent des États-Unis.

Sur les droits de l’homme : « Guantanamo fonctionne toujours, ne respecte aucune loi internationale ». Et « la torture a été utilisée dans les prisons américaines, y compris en Europe ».

Très important : ils ont évoqué, « en passant », la guerre des vaccins, et la « possibilité » d’une reconnaissance mutuelle des vaccins a été évoquée.

Pour mémoire : Les grands médias américains ont été invités à la conférence de presse de Poutine et se sont sentis libres de poser des questions accusatrices fidèles au scénario du « comportement rebelle du Kremlin », alors qu’aucun média russe n’a été autorisé à assister à la conférence de presse de Biden.

En bref, appliquer le principe « Diviser pour régner » de Kissinger pour mettre des bâtons dans les roues de la Russie et de la Chine, c’est une erreur quand on a affaire à des acteurs ultra-compétents comme Poutine et Lavrov.

Lors de son point de presse, Poutine a déclaré : « Je ne me fais pas d’illusions, et il ne peut y avoir d’illusions ». Plus tard, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a été interrogé sur le fait de savoir si Genève permettrait de retirer les États-Unis de la liste des nations inamicales envers la Russie : « Non… il n’y a pas encore de raisons de le faire ».

Pourtant, il y a des lueurs d’espoir. Des choses géopolitiques plus étranges se sont produites. Si les bellicistes sont mis sur la touche, 2021 pourrait même devenir l’année de la stabilité stratégique.

Pepe Escobar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone 2 165

Source : Le Saker
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